Paula Monti/I/XI

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 109-117).


CHAPITRE XI.

LE PÈRE ET LA FILLE.


Berthe de Brévannes allait ordinairement passer chez Pierre Raimond, son père, les matinées du dimanche et du jeudi. Il demeurait toujours île Saint-Louis, rue Poultier, près de l’hôtel Lambert, habité par le prince de Hansfeld.

Depuis le retour de sa fille à Paris, le vieux graveur ne l’avait pas revue ; mais, prévenu de son arrivée, il l’attendait le dimanche matin, car les différentes scènes que nous venons de raconter s’étaient passées dans la nuit du samedi.

Pierre Raimond, tout heureux de cette visite, tâchait, selon sa coutume, de donner un air de fête à son pauvre logis, composé d’une petite cuisine et de deux chambres situées au quatrième étage.

Des fenêtres on dominait le quai, la Seine ; à l’horizon s’élevaient les massifs d’arbres du Jardin-des-Plantes, et plus loin encore le dôme du Panthéon.

La chambre autrefois occupée par Berthe était pour le graveur l’objet d’une sorte de culte. Rien n’y avait été changé ; on y voyait encore le petit lit de bois peint en gris, les rideaux de coton blancs, l’antique commode de noyer qui avait appartenu à madame Raimond, un vieux et mauvais piano en merisier où Berthe avait étudié et appris son art ; enfin, sous verre et renfermées dans un cadre, les couronnes que la jeune fille avait remportées au Conservatoire.

Pierre Raimond avait soixante-dix ans ; sa grande taille était courbée par l’âge ; son crâne chauve, sa barbe blanche, qu’il ne rasait plus depuis plusieurs années, ajoutaient encore à l’austérité de ses traits ; ses paupières toujours à demi baissées témoignaient du mauvais état de sa vue affaiblie par l’excès du travail ; cette infirmité, jointe à un léger tremblement nerveux, suite d’une longue maladie, l’avait obligé de renoncer à la gravure de la musique, et à accepter, malgré sa répugnance, une pension de douze cents francs de M. de Brévannes.

La chambre de Pierre Raimond, qui lui servait autrefois d’atelier, était d’une scrupuleuse propreté. Au-dessus de la fenêtre on voyait son établi de graveur, ses burins depuis longtemps abandonnés, et quelques planches préparées pour la gravure de la musique ; une couchette de fer, une table, quatre chaises de noyer, composaient cet ameublement d’une simplicité stoïque.

Un vieux sabre d’honneur, gagné par Pierre Raimond, ancien volontaire des armées de la république, ornait son alcôve. Au-dessous de ce sabre était encadré un exemplaire de ce fameux appel fait par la Convention au peuple lors de l’assassinat des envoyés français :

Le neuf floréal de l’an sept,
À neuf heures du soir,
Le gouvernement autrichien a fait assassiner les ministres
de la république française : Bonnier, Roberjot et Jean Debry, chargés par le Directoire exécutif de négocier la paix de Rastadt.
LEUR SANG FUME… IL DEMANDE… IL OBTIENDRA VENGEANCE !

Pierre Raimond conservait religieusement ce curieux spécimen de la farouche éloquence de cette époque sanglante, terrible, mais non pas sans gloire. Il est inutile de dire que le graveur était resté fidèle à l’utopie républicaine, dans ce qu’elle avait de généreux, de patriotique.

Probe et rude, juste et loyal, on ne pouvait reprocher à Pierre Raimond que des idées trop absolues sur les différences morales qui existaient, selon lui, entre les riches et les pauvres. S’il poussait jusqu’à l’exagération l’orgueil de la pauvreté, il faisait excuser ce travers par le plus noble désintéressement.

Ainsi, pouvant épouser la fille d’un riche éditeur de gravures, il avait refusé, parce qu’il aimait la mère de Berthe, aussi pauvre que lui.

Après trente ans de travail et d’économie, il était parvenu à amasser vingt-cinq mille francs qu’il destinait à sa fille. Un notaire banqueroutier lui vola cette somme ; il redoubla de labeur afin de donner au moins à sa fille, très jeune encore, une profession qui la mît à l’abri du besoin.

On pense avec quelle inquiétude Pierre Raimond attendait Berthe.

Enfin une voiture s’arrêta sur le quai ; il entendit dans l’escalier un pas léger, rapide et bien connu.

Quelques secondes après, Berthe embrassait son père.

— Enfin… te voilà, te voilà — répétait le vieillard d’une voix émue, en serrant sa fille dans ses bras.

— Mon bon père !… disait Berthe en pleurant.

Pierre Raimond débarrassa lui-même la jeune femme de son chapeau, de son manteau, qu’il porta sur son lit ; puis, la faisant asseoir dans son fauteuil, au coin du feu, il prit ses mains qui étaient froides.

— Pauvre petite… tu es glacée, réchauffe-toi…

— Père… tu gâtes toujours ton enfant…

Sans lui répondre, le vieillard la regardait avec bonheur.

— Te voilà donc… Depuis six mois… six mois !…

— Pauvre père… le temps t’a bien duré…

— Mais tu étais heureuse ?…

— Oui, oh ! oui…

— Bien heureuse ?…

— Comme toujours…

— Jusqu’à présent ton bonheur a fait mon courage… Ainsi ton mari… est pour toi toujours bon, prévenant, dévoué ?…

— Sans doute…

— Et pendant ton séjour en Lorraine ?… Ces six grands mois passés dans le tête-à-tête ont été plus doux encore pour toi, s’il est possible, que le temps de ton séjour à Paris ?

— Oui, mon père.

— Tu es toujours fière d’être sa femme ?

— Toujours… Mais pourquoi ces questions ?

— Brévannes est enfin tel que tu l’avais jugé lorsque tu m’as déclaré que tu n’épouserais que lui ?

— Oui, certainement — répondit Berthe de plus en plus étonnée des paroles de son père, paroles qui prouvent du moins qu’elle lui avait soigneusement caché ses chagrins.

— C’est toujours enfin l’homme digne d’inspirer la passion dont tu serais morte, malheureuse enfant, si j’avais persisté dans mes refus ?…

— Oui, mon père… Charles n’a pas changé.

— Dieu soit loué ! Eh bien ! je l’avoue… je me suis trompé…

— Trompé ?… Et sur qui, bon père ?

— Tu ne sais pas pourquoi, cette année, j’attendais ton retour avec plus d’impatience encore que les autres années ?

— Mon Dieu, non.

— Tu ne sais pas pourquoi je suis doublement ravi de te voir aujourd’hui ?

— Explique-toi donc… Mais, mon Dieu !… tu pleures… tu pleures !

— Et tu ne sais pas pourquoi je pleure… mais c’est de joie, vois-tu… oh ! bien de joie.

— Oh ! tant mieux !

— Mon enfant… l’épreuve a assez duré.

— Quelle épreuve ?

— Je souffrais tant ! vieux, infirme, réduit à passer mes jours seul… moi, qui depuis ta naissance n’avais pas manqué de t’embrasser le matin et le soir… j’avais reporté sur toi la tendresse que j’avais pour ta mère… Quelle amertume d’être condamné à ne te voir que quelques heures par semaine et à ne pas te voir pendant des mois entiers.

— Bon père… je souffrais bien aussi…

— Ce n’est pas tout encore : le temps que tu as passé ici pendant que ton mari était en Italie m’avait rendu notre nouvelle séparation plus pénible encore ; c’était te perdre une seconde fois.

— Mais, mon père…

— Je sais ce que tu vas me dire… aux premiers jours de ton mariage, Brévannes m’avait offert un petit appartement dans sa maison… Bien souvent depuis tu étais revenue sur cette proposition… je t’avais constamment refusée…

— Hélas ! oui.

— C’est que, vois-tu, je doutais de Brévannes ; je doutais de la durée de cet amour, d’abord si violent… Je n’aurais pu être tranquille spectateur de tes chagrins ; ma défiance même aurait troublé ton ménage. Je me suis donc imposé un rigoureux devoir… je me suis dit : J’attendrai… Berthe ne m’a jamais menti… Si, après quatre années de mariage, elle est aussi heureuse qu’elle le dit, je verrai là une garantie certaine pour l’avenir et une preuve de la bonté du cœur de Brévannes. Ce moment est arrivé. Ton mari est digne de toi ; aujourd’hui je lui dirai : J’ai douté de vous, j’ai eu tort… je vous en demande pardon… Maintenant j’ai foi et confiance en vous… j’accepte l’offre que vous m’avez faite… je ne vous quitterai plus, ni vous ni Berthe.

— Tu dis, père ? — s’écria Berthe.

— Je dis, mon enfant chérie, que je n’ai plus assez d’années à vivre pour les passer loin de toi… Ma foi, je me laisse être heureux tout à mon aise ; ton mari, toi et moi, nous ne nous quitterons plus… désormais.

Berthe se jeta en pleurant au cou du vieillard.

Il se méprit sur ce mouvement, sur ces larmes, et pressa tendrement la jeune femme dans ses bras.

— Allons, allons, folle… qu’adviendra-t-il donc des chagrins si la joie t’agite et t’éplore à ce point… — Entre nous — ajouta Pierre Raimond en souriant — je fais le brave, le Brutus, et je suis aussi ému que toi… en pensant que je ne te quitterai plus.

Il passa sa main tremblante sur ses yeux humides.

La position de Berthe était cruelle.

M. de Brévannes, non content d’avoir comblé la mesure de ses torts envers elle, venait encore de lui reprocher durement la modique pension qu’il faisait à son père. À ce moment même Pierre Raimond, abusé par les généreux mensonges de sa fille, s’apprêtait à aller vivre chez M. de Brévannes dans la plus complète intimité.

Berthe avait pu jusqu’alors dissimuler à son père ses chagrins croissants, attribuer sa tristesse à ses regrets de vivre éloignée de lui ; mais les espérances de Pierre Raimond contrastaient tellement avec la scène cruelle qui s’était passée la veille entre Berthe et M. de Brévannes, que la jeune femme resta frappée de stupeur, presque de crainte.

Au lieu d’accueillir la résolution de son père avec la joie la plus vive, par un mouvement involontaire elle se jeta en pleurant dans ses bras.

Pierre Raimond connaissait le cœur de sa fille ; il attribua d’abord ses pleurs à la joie, à une surprise inespérée ; mais ces larmes se changèrent en sanglots. Berthe reposa sa tête sur l’épaule du vieillard, et de temps en temps elle serra ses mains dans les siennes par un mouvement convulsif.

Pierre Raimond comprit une partie de la vérité ; ses anciens soupçons revinrent, il repoussa presque brusquement sa fille, et s’écria d’une voix sévère :

— Berthe… vous me trompiez… Vous n’êtes pas heureuse !…

Berthe, rappelée à elle-même par ces paroles, frémit de son imprudence, et regretta malheureusement trop tard l’émotion qu’elle n’avait pu cacher.

Elle allait rassurer son père, lorsque la porte s’ouvrit :

— Mon mari !… — s’écria Berthe avec crainte.

M. de Brévannes entrait chez le graveur.