Paula Monti/I/XXII

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 199-207).
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Première partie


CHAPITRE XXII.

RENCONTRE.


Quelques jours après l’entrevue d’Iris et de M. de Brévannes, au moment où quatre heures venaient de sonner à l’église de Saint-Louis, un brouillard, rendu plus intense par le voisinage des deux bras de la Seine qui baignent l’île Saint-Louis, se répandit sur ce quartier solitaire.

Environ à la hauteur de l’ancien hôtel de Bretonvilliers alors en démolition, le quai d’Orléans, n’étant pas encore revêtu d’un parapet, formait un talus très escarpé, qui, à cet endroit, encaissait la rivière.

Un homme enveloppé d’un manteau se promenait lentement sur cette berge, s’arrêtant quelquefois pour regarder le rapide courant de la Seine, gonflée par les pluies d’hiver. Ce quartier, toujours si désert, était plongé dans un morne silence ; la brume s’épaississait de plus en plus, cachait presque entièrement l’autre rive du fleuve, et, voilant à demi les bâtiments abattus de l’hôtel Bretonvilliers, leur donnait une apparence presque grandiose. Ces hautes murailles, en partie détruites, çà et là découpées à jour par de larges baies vides de fenêtres, dessinant leurs masses noircies par le temps sur le ciel gris, ressemblaient à des ruines imposantes.

L’homme dont nous parlons contemplait avec tristesse l’aspect mélancolique de ce quartier. La tête baissée sur sa poitrine, il marchait lentement le long du talus, s’arrêtant de temps à autre pour écouter le murmure des eaux sur la grève, ou pour regarder d’un œil fixe le courant du fleuve.

Il fut tiré de sa rêverie par un bruit de pas ; il leva la tête, et vit s’approcher un homme de grande stature, portant une longue barbe blanche, et marchant d’un pas ferme, quoiqu’il parût de temps à autre tâter le terrain avec sa canne.

Le brouillard était devenu très épais : ce vieillard (le lecteur a déjà reconnu Pierre Raimond), dont la vue était faible et incertaine, au lieu de suivre la ligne du quai, avait beaucoup dévié à droite, et s’avançait directement vers l’homme au manteau, qu’il n’apercevait pas.

Ce dernier, placé sur le bord du talus, se dérangea machinalement pour le laisser passer.

Pierre Raimond atteignit le sommet de la berge, perdit l’équilibre, roula sur la pente de l’escarpement, et disparut dans le fleuve en étendant les bras et en poussant un cri affreux.

Tout ceci s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

Se débarrasser de son manteau, se précipiter dans la Seine, et plonger pour arracher ce malheureux à la mort, tel fut le premier mouvement du prince de Hansfeld, car c’était lui qui se promenait sur ce quai désert, voisin, comme on le sait, de l’hôtel Lambert.

Frêle, débile, mais d’une organisation très nerveuse, Arnold de Hansfeld pouvait, par une violente surexcitation, trouver dans son énergie une force passagère ; après des efforts inouïs, il parvint à saisir Pierre Raimond.

Le courant était si rapide que, pendant le peu d’instants que dura ce sauvetage inespéré, les deux hommes se trouvèrent entraînés bien loin du talus, et heureusement vers un endroit du rivage très plane, très accessible, car les forces de M. de Hansfeld étaient à bout.

Dans ce danger, Pierre Raimond, conservant tout son sang-froid, facilita les efforts de son sauveur au lieu de les paralyser, ainsi que cela arrive quelquefois dans ces luttes désespérées contre la mort.

Lorsque M. de Hansfeld et Pierre Raimond furent en sûreté sur la grève, le vieux graveur eut, pour ainsi dire, à sauver à son tour son sauveur ; à la force factice, fébrile du prince succéda un anéantissement complet.

La nuit approchait, le crépuscule rendait la brume encore plus sombre ; en vain Pierre Raimond appela du secours, le bruit du vent et des grandes eaux couvrit sa voix ; vains appels d’ailleurs, il ne passait presque personne sur ces quais solitaires.

M. de Hansfeld tremblait convulsivement ; frêle et chétif, il lui avait fallu être deux fois courageux pour s’exposer à un si grand péril avec si peu de forces pour le surmonter. Le vieux graveur, encore robuste pour son âge, prit Arnold entre ses bras comme on prendrait un enfant, remonta la grève en marchant avec précaution, et atteignit un escalier qui conduisait au quai.

Pierre Raimond se trouva en face de sa maison, située à l’angle de la rue Poultier et du quai d’Anjou.

Aidé de son portier, le père de Berthe transporta M. de Hansfeld dans son appartement, et malgré son culte pour la chambre de sa fille, il l’y établit devant un bon feu.

M. de Hansfeld commençait à reprendre connaissance ; il regardait autour de lui avec étonnement.

— Monsieur, je vous dois la vie… vous m’avez sauvé au risque de périr mille fois… Les termes me manquent pour vous dire ma reconnaissance — s’écria le graveur.

— Où suis-je !… Qui êtes-vous, monsieur ? — dit Arnold de Hansfeld en cherchant à rassembler ses idées.

— Remettez-vous, monsieur… voici ce qui est arrivé… Tout à l’heure, trompé par le brouillard et par la faiblesse de ma vue, j’ai dévié de mon chemin ; je me suis trouvé, sans m’en apercevoir, sur le talus qui encaisse la rivière devant les démolitions de l’hôtel Bretonvilliers ; je n’ai pu me retenir sur cette pente rapide, et je suis tombé à l’eau… Alors, n’écoutant que votre généreux dévouement…

— Je me souviens de tout maintenant — dit le prince. — Je me souviens même que si mon premier mouvement a été de tâcher de vous arracher au péril qui vous menaçait, ma première pensée a été de craindre que ma bonne volonté vous fût fatale… Je suis si faible qu’il vous a peut-être fallu vous défendre de mes maladroits efforts, et me sauver moi-même après vous être sauvé — dit M. de Hansfeld en souriant.

— Non, non, monsieur, rassurez-vous ; comme les cœurs braves et généreux, vous avez été fort… tant qu’il vous a fallu être fort pour m’arracher à une mort certaine… Sauvé par vous, j’ai dû à mon tour venir en aide à votre faiblesse, car vous avez plus de courage que de force… Je vous ai transporté ici, chez moi, Pierre Raimond, graveur.

M. de Hansfeld allait sans doute se nommer à son tour, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit. Pierre Raimond se retourna ; Berthe, pâle, les yeux noyés de larmes, les traits bouleversés, se jeta dans ses bras en s’écriant :

— Mon père, je n’ai plus de refuge que chez toi !…

Berthe s’était, en entrant, si brusquement précipitée dans les bras de son père, qui, retourné vers elle, lui cachait complètement M. de Hansfeld, qu’elle n’avait pas aperçu ce dernier.

— Il m’a chassée… chassée de chez lui, — murmura Berthe d’une voix entrecoupée de sanglots en tenant son père étroitement embrassé.

— Mon enfant, nous ne sommes pas seuls — dit tout bas le vieillard.

M. de Hansfeld avait tressailli de joie et de surprise à la vue de Berthe… Il retrouvait en elle la jeune femme qui avait fait sur lui une si profonde impression à la Comédie-Française… impression qui s’était changée en une sorte d’amour vague, romanesque, idéal.

On se souvient que la loge du prince était si obscure que madame de Brévannes, malgré sa curiosité, n’avait pu l’apercevoir.

À ces mots de Pierre Raimond : « Nous ne sommes pas seuls, » Berthe, rougissant de confusion, fit un pas vers la porte.

Mais Pierre Raimond prit sa fille par la main, et lui montrant M. de Hansfeld :

— Ma fille… mon sauveur.

— Que dites-vous, mon père ?

— Tout à l’heure, perdu au milieu du brouillard, me trompant de chemin, je suis tombé dans la rivière.

— Grand Dieu !

Et Berthe se précipita dans les bras du vieux graveur, le serra fortement contre son cœur, puis le regarda avec anxiété.

— Monsieur se trouvait par hasard sur le quai — reprit Pierre Raimond — il m’a sauvé… Mais ses forces s’étaient épuisées dans la lutte, je l’ai transporté ici…

— Ah ! monsieur — s’écria Berthe — vous m’avez rendu mon père, alors que je n’ai peut-être jamais eu plus besoin de sa tendresse… et de sa protection !… Hélas ! nous ne pouvons rien pour vous ; mais Dieu se chargera d’acquitter notre dette…

— Je suis trop payé, madame, en apprenant que j’ai rendu un père à sa fille.

— Mais au moins que nous sachions à qui nous devons tant — dit Pierre Raimond.

— Quel nom joindre à nos prières en priant Dieu de vous bénir ? — ajouta Berthe.

— Je m’appelle Arnold… Arnold Schneider — dit M. de Hansfeld en rougissant et balbutiant un peu.

Pierre Raimond attribua cet embarras à la modestie de son sauveur, et reprit :

— Mais où pourrai-je aller, monsieur, vous rendre grâce de m’avoir conservé pour mon enfant ?

M. de Hansfeld rougit de nouveau ; après un moment de silence il répondit :

— Si vous le permettez, monsieur, c’est moi qui viendrai quelquefois m’informer de vous, et recevoir ainsi le prix de ce que vous appelez… ma bonne action…

— Je n’insiste pas, monsieur — dit Pierre Raimond ; — je conçois le sentiment qui vous fait nous cacher votre demeure, peut-être même votre vrai nom. Je respecterai votre réserve… seulement, soyez assez généreux pour venir quelquefois à moi, puisque vous ne me permettez pas d’aller à vous… Promettez-le-moi… épargnez-moi jusqu’à l’apparence de l’ingratitude.

— Je vous le promets, monsieur… Mais je me sens tout à fait remis à cette heure ; auriez-vous la bonté, si cela se peut, de me faire venir une voiture ?… je ne veux pas abuser plus longtemps de votre hospitalité.

Le portier étant resté dans la chambre du graveur, Berthe alla lui dire d’amener un fiacre.

Au bout de quelques instants, M. de Hansfeld sortit de la maison du graveur.

Pierre Raimond quitta ses vêtements mouillés, et revint trouver sa fille.