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Paula Monti/I/XXIII

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 207-213).
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Première partie


CHAPITRE XXIII.

CHAGRINS.


En le voyant, Berthe se jeta de nouveau dans ses bras en s’écriant :

— Maintenant je puis sans crainte me livrer à ma joie… tu es là, tu es là… et j’ai failli te perdre… toi… toi… pauvre père !… cela est horrible… Je suis si heureuse de te voir que je ne puis croire que tu aies couru ce péril… Non, non… quand je venais ici, quelque pressentiment m’aurait appris qu’un grand danger te menaçait… car enfin… ou n’est pas sur le point de perdre son père sans qu’un affreux brisement de cœur vous en avertisse….

— Calme-toi, chère enfant, la Providence a eu pitié de nous. Aucun pressentiment ne t’a avertie parce que sans doute je devais être sauvé… Tu le vois — dit Pierre Raimond en souriant tristement — tu me rends aussi superstitieux que toi… mais n’oublions jamais ce que nous devons à ce généreux inconnu.

— Oh ! jamais… jamais je ne l’oublierai ; mais je crains que ma reconnaissance se confonde et se perde dans ma joie de te revoir, bon, excellent père… maintenant je n’ai plus que toi au monde… — s’écria Berthe en fondant en larmes.

Pierre Raimond serra tendrement les mains de Berthe dans les siennes et lui dit avec amertume :

— Encore de nouveaux chagrins !… malheureuse enfant !…

— Il ne m’aime plus !… je lui suis à charge !… je lui suis odieuse !… — dit Berthe en fondant en larmes.

— Oh ! mes prédictions !… — s’écria douloureusement le vieillard.

— Mon père, ne m’accablez pas !…

— Ce n’est pas un reproche, pauvre petite… Hélas ! c’est un cri de satisfaction amère… Mon amour pour toi ne m’avait pas trompé… Mais qu’y a-t-il donc encore ?

— Vous le savez, depuis la pénible scène qui eut lieu ici le surlendemain de notre arrivée, l’humeur de Charles s’est de plus en plus aigrie, surtout à dater du jour où nous sommes allés aux Français. Jusqu’alors au moins il avait gardé quelque mesure ; il m’avait même exprimé son regret de s’être montré un peu dur envers vous… Mais à partir de cette funeste représentation aux Français, je dis funeste, parce que le lendemain ont commencé pour moi de nouveaux tourments…

— Et tu me les avais encore cachés ? Lorsque tu es venue dimanche… pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Je craignais tant de vous affliger… Mais à présent… mes forces sont à bout. Si vous saviez, mon Dieu… si vous saviez…

— Courage… mon enfant… courage. Explique-toi… dis-moi tout…

— Eh bien, mon père… depuis cette représentation des Français, l’humeur de mon mari déjà très irritable… est devenue sombre et méchante. Je le voyais à peine… il sortait toute la journée et ne revenait qu’à une heure avancée de la nuit. À l’heure du repas, il était taciturne, préoccupé… deux ou trois fois il se leva de table avant la fin du dîner et alla se renfermer chez lui. Si je l’interrogeais sur les soucis qu’il paraissait avoir, il me répondait durement que cela ne me regardait pas… depuis je ne hasardais plus un mot à ce sujet… Ce matin, pourtant… lui voyant l’air plus content que de coutume, je lui dis : Vous me paraissez mieux aujourd’hui que les autres jours, Charles… Voilà tout… mon père, pas autre chose, je te le jure.

— Pauvre enfant… — Continue.

— Ses traits se rembrunirent aussitôt ; il s’écria avec amertume : — À quoi cela me sert-il d’être mieux ? À quoi bon espérer… si j’ai quelque chose à espérer… lorsque vous êtes là comme une chaîne à laquelle je suis désormais et pour toujours attaché… Maudit, maudit soit le jour où j’ai été assez faible pour vous épouser… pour donner, comme un sot, dans le piège que vous et votre père m’avez tendu…

Le vieillard comprima un mouvement de colère, et reprit d’une voix ferme : — Et puis ensuite… mon enfant…

— Ce reproche était si cruel, si blessant, si peu attendu, que je n’ai su que répondre… j’ai pleuré. Il s’est levé violemment en s’écriant : — Quel supplice ! oh ! ma liberté ! ma liberté !… Mon Dieu… je ne le gêne en rien… Pourtant, tout ce que je lui demande, c’est de me permettre de venir vous voir.

— Oh ! patience… patience… — s’écria le graveur d’une voix contenue.

— Voyant qu’il me traitait ainsi — reprit Berthe — je m’écriai : Charles, voulez-vous vous séparer de moi ? si je vous suis à charge, dites-le…

— Eh bien ! oui — me répondit-il en fureur — oui ! vous m’êtes à charge ; oui, je vous hais… car vous m’avez contraint de faire le plus sot des mariages…, et jamais je ne vous le pardonnerai… — Mais, mon Dieu — lui dis-je — qu’ai-je fait, qu’avez-vous à me reprocher ?

— Oh ! rien ! vous êtes trop adroite pour cela… Vous savez bien que si vous me trompiez je vous tuerais, vous et votre complice. Ce n’est pas la vertu qui vous retient dans le devoir, c’est la peur… En disant, ces mots, il est sorti violemment… et votre fille est venue vous trouver, mon père… car elle n’a plus que vous au monde — s’écria Berthe en fondant en larmes.

— Cela devait être — dit Pierre Raimond ; — ce cœur égoïste, ce caractère orgueilleux et têtu devait te faire payer cher… bien cher un jour… les sacrifices qu’il s’était imposés pour obtenir ta main… à tout prix. Mais cela ne peut pas se passer ainsi… tu comprends bien qu’il faudra que j’empêche cet homme de torturer de la sorte mon enfant chérie ; tu t’es toujours admirablement conduite envers lui… Il ne te brisera pas comme un jouet de son caprice.

— Mais que faire à cela ? que faire ?

— Sois tranquille… Dieu merci, j’ai encore de la force et de l’énergie.

— Oh ! de grâce, pas de scènes violentes !

— Pas de violence… mais de la fermeté. J’ai le bon droit et la raison pour moi, je défends la cause de mon enfant… je suis tranquille. Mais d’abord, il me faut quitter ce logis… Heureusement j’ai vécu assez économiquement avec ce que tu m’as forcé d’accepter pour avoir mis une petite somme de côté… Jointe à la vente de ce modeste mobilier… elle assurera mon entrée à Sainte-Périne.

— Oh ! mon père… Jamais… jamais…

— Berthe… mon enfant…, tu sais ce que je pense au sujet de ces asiles dus et ouverts à l’infortune honnête ; et d’ailleurs, voyons, crois-tu que dans notre position je puisse avoir la moindre obligation à ton mari ?

— Non, sans doute… Oh ! jamais… Après ses durs et humiliants reproches.

— Eh bien donc !… que faire ? comment vivre ?

— Écoute, mon bon père… Depuis la scène pénible qui a eu lieu ici… il y a quelques jours, lorsque mon mari a osé vous reprocher le secours qu’il vous accordait…, j’ai bien réfléchi à votre position, et j’ai, je crois, trouvé un bon moyen de l’améliorer… si vous voulez toutefois me seconder.

— Parle… parle.

— Hélas ! je suis aussi pauvre que vous, mais il me reste, Dieu merci, le talent que vous m’avez donné… Autrefois, il nous aida à vivre… Depuis mon mariage, il a été ma consolation pendant de cruels moments de chagrins… Il sera aujourd’hui notre ressource.

— Chère enfant… que veux-tu dire ?

— Charles me laisse libre de vous consacrer les matinées du jeudi et du dimanche de chaque semaine… Qui m’empêche ces jours-là d’avoir ici, comme autrefois, des écolières dans la chambre que vous m’avez conservée ? je prierai quelques-unes de mes anciennes élèves de m’en chercher… et pour que l’amour-propre de mon mari n’en souffre pas, je donnerai, s’il le faut, les leçons sous mon nom de fille… De la sorte, bon père, vous ne manquerez de rien, et…

Pierre Raimond interrompit Berthe en la prenant dans ses bras avec attendrissement.

— Pauvre chère enfant… Non… je ne souffrirai pas que tu joignes les préoccupations de l’étude, du travail, à tes autres chagrins…

— Oh ! mon père, ce sera au contraire pour moi la plus charmante des consolations… voyons… me refuserez-vous le seul bonheur peut-être dont je puisse jouir ?

— Non… eh bien, non… mon enfant bien-aimée… cette résolution est noble et belle… l’accepter… c’est l’apprécier ce qu’elle vaut…

— Vous consentez… — s’écria Berthe avec une joie indicible.

— J’y consens… et cette nouvelle marque de l’élévation de ton cœur m’impose plus que jamais le devoir d’exiger que ton mari te traite avec les égards, les soins, le respect que tu mérites, et aussi vrai que je m’appelle Pierre Raimond… non seulement je l’exigerai, mais je l’obtiendrai.