Paula Monti/II/I

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Paulin (Tome 2p. 1-9).
Deuxième partie


DEUXIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

LE LIVRE NOIR.


En proposant à madame de Hansfeld de répondre pour elle à M. de Brévannes au sujet de l’entrevue qui devait avoir lieu au Jardin-des-Plantes, non seulement Iris empêchait la princesse de commettre un acte imprudent, mais, à l’insu de celle-ci, elle la rendait complice d’un projet diabolique.

On se souvient sans doute d’un livre noir dont Iris avait parlé à M. de Brévannes, et dans lequel, disait-elle, la princesse écrivait presque chaque jour ses plus secrètes pensées.

Rien n’était plus faux.

Jamais Paula n’avait possédé un livre pareil ; mais il importait au projet d’Iris que M. de Brévannes crût à ce mensonge, et il devait y croire en reconnaissant dans ce livre une écriture pareille à celle du billet que madame de Hansfeld lui avait fait remettre.

On s’étonnera peut-être de la profonde dissimulation d’Iris et de l’opiniâtre et ténébreuse audace de ses desseins. On comprendra peut-être aussi difficilement son affection sauvage, sa jalousie furieuse, qui tournaient presque à une monomanie féroce.

Malheureusement, les faits principaux de cette histoire, les traits saillants du caractère d’Iris sont d’une grande réalité.

Il s’est trouvé une jeune fille aux passions ardentes, implacables, qui les a réunies, concentrées dans l’attachement aveugle qu’elle avait pour sa bienfaitrice, attachement singulier, qui tenait de la vénération filiale par son religieux dévouement, de la tendresse maternelle par sa familiarité charmante et pure, de l’amour par sa jalousie vindicative.

Si, dans la suite de cette histoire, on trouve chez Iris une assez grande puissance d’imagination jointe à un esprit inventif, rusé, adroit, hardi ; si quelques-unes de ses combinaisons semblent ourdies avec une perfidie, avec une habileté ordinairement rares chez une fille de cet âge, nous le répèterons, la solitude avait singulièrement développé ses facultés naturelles, incessamment tendues vers un même but ; forcée d’agir seule et à l’ombre de la plus profonde dissimulation, tout moyen lui semblait bon pour arriver à ce terme unique de ses désirs :

Isoler sa maîtresse de toute affection ;

Faire, pour ainsi dire, le vide autour d’elle, et lui devenir d’autant plus nécessaire que tous les autres attachements lui manqueraient.

Ce dernier vœu d’Iris avait été jusqu’alors trompé.

Sans doute madame de Hansfeld ressentait pour sa demoiselle de compagnie un véritable attachement, lui témoignait une confiance sans bornes, se montrait à son égard affectueuse et bonne ; mais cet attachement ne suffisait pas au cœur d’Iris.

Elle éprouvait d’amers, de douloureux ressentiments de ce qu’elle appelait une déception ; mais comme elle ne pouvait haïr sa maîtresse, son exécration s’accumulait sur les personnes qui inspiraient quelque intérêt à la princesse.

Ces explications étaient nécessaires pour préparer le lecteur aux incidents qui vont suivre.

Dans les deux entretiens qui succédèrent à sa première entrevue avec M. de Brévannes, Iris, d’après l’ordre de Paula, avait tâché de deviner quelles étaient les intentions de cet homme.

Si infâme qu’elle fût, la calomnie qu’il pouvait répandre était redoutable pour madame de Hansfeld. Raphaël avait cru à son abominable mensonge ; comment le monde, ou plutôt M. de Morville (c’était le monde pour Paula), n’y croirait-il pas ?

Madame de Hansfeld ne savait que résoudre.

Depuis qu’elle aimait M. de Morville, elle abhorrait plus encore M. de Brévannes ; aussi n’eut-elle pas assez d’indignation, assez de mépris pour qualifier l’audace de ce dernier, lors de ses tentatives pour obtenir une entrevue avec elle, par l’intermédiaire d’Iris. Mais celle-ci fit sagement observer à sa maîtresse que la colère de M. de Brévannes serait dangereuse, et qu’au lieu de l’exaspérer il fallait tâcher de l’éconduire doucement.

Malheureusement l’amour violent et opiniâtre du mari de Berthe ne s’accommoda pas de ces ménagements. Ainsi qu’on l’a vu lors de son troisième entretien avec Iris, il lui déclara positivement qu’il parlerait si la princesse lui refusait plus longtemps une entrevue.

Iris avait continué de jouer son double rôle pour augmenter la confiance de M. de Brévannes, feignant de pas avoir à se louer de sa maîtresse afin d’éloigner tout soupçon de connivence, et paraissant très flattée des galantes cajoleries de M. de Brévannes.

Elle lui laissait entendre que madame de Hansfeld semblait éprouver à son égard une sorte de colère mêlée d’intérêt… bizarre ressentiment qu’Iris ne s’expliquait pas, disait-elle, car elle était censée ignorer ce qui s’était passé à Florence entre M. de Brévannes et Paula. Telle était la source des secrètes espérances du mari de Berthe, espérances nées de son aveugle amour-propre et augmentées par les fausses confidences d’Iris.

Ceci posé, nous conduirons le lecteur dans la petite maison que possédait M. de Brévannes dans la rue des Martyrs, et qu’il occupait alors tout seul.

C’était le lendemain du jour où Iris lui avait remis le prétendu billet de la princesse. En le recevant, M. de Brévannes avait osé pour la première fois parler du livre noir, de son désir de le posséder pendant un moment.

Iris, après des difficultés sans nombre, avait répondu qu’il serait peut-être possible de soustraire ce livre le lendemain, pour quelques heures seulement, la princesse devant aller passer la matinée chez madame de Lormoy, tante de M. de Morville.

M. de Brévannes avait demandé à la jeune fille d’apporter le précieux mémento rue des Martyrs ; il le lirait en sa présence et le lui remettrait à l’instant avec la récompense due à un tel service, récompense qu’elle promit d’accepter pour ne pas éveiller les soupçons de M. de Brévannes.

Ce dernier attendait donc Iris dans le petit salon dont nous avons parlé.

Si l’on n’a pas oublié le caractère de M. de Brévannes, son indomptable opiniâtreté, son orgueil, son acharnement à réussir dans ce qu’il entreprenait ; si l’on pense que sa volonté, son obstination, sa vanité étaient mises en jeu par un amour profond, exalté, contre lequel il se débattait depuis deux ans, on concevra avec quelle violence passionnée il désirait être aimé de madame de Hansfeld, cette femme si séduisante, si enviée, si respectée.

Il était midi. M. de Brévannes attendait Iris avec une extrême impatience dans la petite maison de la rue des Martyrs.

Madame Grassot, gardienne de cette mystérieuse demeure, restait à l’étage supérieur. La jeune fille arriva ; M. de Brévannes courut à sa rencontre.

Iris paraissait tremblante et effrayée. M. de Brévannes la rassura et la fit entrer dans le salon ; elle tenait à la main un petit album relié en maroquin noir et fermé par une serrure d’argent. Frémissant de joie et d’impatience à la vue de ce livret, M. de Brévannes prit sur la cheminée une bague ornée d’un assez gros brillant, la passa au doigt d’Iris, malgré sa faible résistance.

— De grâce, charmante Iris — lui dit-il — recevez ce faible gage de ma reconnaissance. Cette jolie main n’a pas besoin d’ornement, mais c’est un souvenir que je vous demande en grâce de porter… Vous m’avez promis de l’accepter.

— Sans doute… mais je ne sais si je dois… ce diamant…

— Qu’importe le diamant !… c’est seulement de la bague qu’il s’agit.

— Et c’est aussi la bague que j’accepte — dit Iris avec un sourire d’une tristesse hypocrite — puisque ma condition m’expose à de certaines récompenses.

— Si j’ai choisi ce diamant — reprit M. de Brévannes — c’est qu’il offre l’emblème de la pureté et de la durée de ma reconnaissance.

Et il tendit la main vers le livre noir.

— Non, non — dit Iris en paraissant encore combattue par le devoir — cela est horrible… Je me damne pour vous.

— Mais quel mal faites-vous ?… c’est tout au plus une indiscrétion… ma chère Iris ; puisque votre maîtresse est souvent injuste envers vous, c’est de votre part une petite vengeance permise… et innocente.

— Oh ! je suis inexcusable, je le sens… et puis une fois que vous aurez lu ce livre… vous oublierez la pauvre Iris… vous n’aurez plus besoin d’elle… Mais de quoi me plaindrai-je ? n’aurez-vous pas d’ailleurs payé ma trahison — ajouta-t-elle avec amertume.

— Cette petite fille s’est affolée de moi — pensa M. de Brévannes — comment diable m’en débarrasserai-je ? Est-ce que maintenant qu’elle a ma bague elle ne voudrait plus se dessaisir du livre ?

Il reprit tout haut d’un ton pénétré :

— Vous vous trompez, Iris. D’abord, je ne me croirai jamais quitte envers vous… Quant à vous oublier… ne le craignez pas… Pour mon repos, je voudrais le pouvoir… Il faut toute la gravité des choses dont j’ai à entretenir votre maîtresse pour me distraire un peu de mon amour pour vous… Iris, car je vous aime… Mais ne parlons pas de cela maintenant… De graves intérêts sont en jeu… Comment se trouve votre maîtresse ?

— Elle est rêveuse et triste depuis qu’elle vous a accordé l’entrevue que vous demandiez si impérieusement.

— Elle m’y a forcé… J’étais si malheureux de son refus que je me suis oublié jusqu’à lui faire cette menace, que je ne regrette plus, car j’ai ainsi obtenu ce que je désirais dans son intérêt et dans le mien… Mais elle est rêveuse et triste, dites-vous ?

— Oui… quelquefois elle reste longtemps comme accablée… puis tout à coup elle se lève impétueusement et marche pendant quelque temps avec agitation.

— Et à quoi attribuez-vous ses préoccupations ?

— Je ne sais…

— Ce livre que vous hésitez à me confier et que je n’ose plus vous demander nous l’apprendrait.

— Oh ! je ne tiens pas à savoir les secrets de la princesse… C’est pour vous être agréable, pour vous obéir que j’ai soustrait ce livre… la clef est à son fermoir, je ne l’ai pas ouvert.

— Eh bien ! ouvrons-le… Maintenant ce que vous appelez la méchante action est commis. Il ne s’agit plus que de me rendre un grand service. Hésitez-vous encore ? Je sais que je n’ai d’autre droit à cette bonté de votre part que…

— Tenez, tenez, lisez vite — dit Iris en détournant la tête et en donnant l’album à M. de Brévannes.

— Ce que je fais est infâme ; mais je ne puis résister à l’influence que vous avez sur moi.

— Influence d’une volonté ferme — pensa M. de Brévannes en ouvrant précipitamment le livre noir, où il lut ce qui suit, pendant qu’Iris, accoudée à la cheminée, la figure dans ses mains, et n’ayant pas l’air de voir sa dupe, l’examinait attentivement dans la glace.