Paula Monti/I/XXV

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 219-228).
Première partie


CHAPITRE XXV.

DOULEUR.


La physionomie du prince était froide et hautaine. On aurait difficilement cru que ses traits fins, mélancoliques et d’une délicatesse toute juvénile, pussent se prêter à cette expression de dureté glaciale.

La princesse regarda son mari avec autant de surprise que d’inquiétude. Jamais elle ne lui avait vu un pareil visage. Arnold était pâle et vêtu de noir.

Voulant dissimuler son embarras, Paula lui dit :

— Êtes-vous dans l’intention de sortir ce soir… Arnold ?

— Non, madame… je vous prie de m’accorder quelques moments…

— Je vous écoute.

— J’ai décidé que nous quitterions cet hôtel…

— Comme il vous plaira, monsieur ; seulement, après les dépenses toutes récentes que vous y avez faites…

— Cela me regarde.

— Je n’ai plus la moindre objection à élever. Je vous avouerai même franchement… que je suis fort contente d’abandonner ce quartier désert où vous aviez absolument voulu habiter.

— Je suis si bizarre, si original… Mais voici qui vous paraîtra, madame, plus original et plus bizarre encore… nous quitterons cet hôtel après-demain.

— Et où irons-nous loger, monsieur ?

— Vous partirez pour l’Allemagne.

— Vous dites, monsieur ?

— Que vous partirez pour l’Allemagne.

— C’est une plaisanterie, sans doute ?

— Je n’ai guère l’habitude de plaisanter.

— En ce cas, monsieur, puis-je savoir pour quel motif vous quittez si brusquement Paris au milieu de l’hiver ?

— Je ne quitte pas Paris… madame… mais vous, vous quitterez Paris après-demain… Dans un mois, j’irai probablement vous rejoindre… Je l’ai résolu… cela sera.

Madame de Hansfeld regardait le prince avec stupeur. Souvent il s’était montré courroucé, violent ; mais au milieu de ces emportements dont Paula cherchait en vain la cause, il y avait des élans de passion, des cris de désespoir dont elle était aussi apitoyée que blessée ; jamais de sa vie le prince ne lui avait parlé de ce ton froid, dur et tranchant. Elle répondit donc avec une sorte de crainte causée par la surprise :

— J’espère, monsieur, que vous n’insisterez pas sur ce projet de voyage, lorsque vous saurez qu’il me serait extrêmement désagréable de quitter Paris en ce moment.

— Vous vous trompez, madame… vous partirez…

— Monsieur…

— Madame… après-demain vous partirez.

— Je ne partirai pas…

— Vraiment ?

— D’ailleurs, je suis bien folle de prendre au sérieux ce que vous me dites… Quelquefois vos idées sont tellement… bizarres, vos caprices si étranges, vos volontés si éphémères, qu’il y a de l’enfantillage à moi de m’inquiéter de cette nouvelle fantaisie.

— Peu m’importe, madame, que vous vous inquiétiez, pourvu que prévenue vous obéissiez.

— Obéir… le mot est un peu dur… monsieur…

— Il est juste.

— Ainsi, monsieur… c’est un ordre ?

— Un ordre.

— Si j’étais capable de m’y soumettre, avouez au moins qu’il serait bien tyrannique…

— Je serais très indulgent.

— Indulgent !… Et qu’avez-vous à me reprocher, monsieur ? N’est-ce pas moi… qui ai mille fois été indulgente de supporter vos emportements, de les soigneusement cacher à tout le monde… Ne m’avez-vous pas cent fois répété que, bien que nous vécussions sous le même toit… j’étais libre de mes actions… Il est vrai que bientôt après vous veniez tout éploré renier vos paroles. Encore une fois, monsieur, tenez, j’ai tort de vous répondre… Je suis sans doute à cette heure, et comme vous, dupe d’une aberration de votre esprit.

— Je suis fou, n’est-ce pas, ainsi que mes bizarreries semblent le faire croire ? Oh ! il n’a pas tenu à vous que ces apparences, dont vous étiez la seule cause, que j’affectais par compassion pour vous (vous ne méritez pas que je vous explique le sens de ces paroles) ; il n’a pas tenu à vous, dis-je, que ces apparences ne devinssent une réalité… Mais je croyais au moins qu’éclairée par ces alternatives de passion et d’horreur…

— D’horreur ! — s’écria la princesse.

— D’horreur — reprit froidement le prince ; — je croyais que vous auriez compris l’énormité de vos forfaits et l’opiniâtreté de ma passion qui leur survivait… Mais non !… pas même cela… Heureusement pour moi, à cette heure la passion est morte ; votre dernier trait l’a tuée… Mais l’horreur survit… l’horreur, entendez-vous bien ?

— Je vous entends, mon Dieu… mais je ne vous comprends pas.

— Mais je vous ai aimée, vous portez mon nom… cet abominable secret restera donc enseveli entre vous et moi. Ainsi donc, partez… au nom du ciel, partez… et remerciez-moi à genoux d’être aussi clément que je le suis.

Madame de Hansfeld regardait son mari avec épouvante ; elle n’avait à se reprocher que son amour pour M. de Morville, et cet amour ne méritait pas les reproches affreux dont l’accablait le prince. Celui-ci pourtant semblait plein de raison ; il n’y avait rien d’égaré dans son regard, d’altéré dans son accent. Voulant voir s’il ferait allusion à l’amour qu’elle ressentait pour M. de Morville, amour que, par un hasard inexplicable, M. de Hansfeld avait peut-être pénétré, elle lui dit :

— Lorsque je vous ai épousé, monsieur, je vous l’ai dit loyalement… mon cœur n’était pas libre… j’ai aimé, passionnément aimé… Ce que je vous disais alors, à cette heure je vous le répète… Je ne vous aime pas d’amour ; mais devant Dieu qui m’entend, jamais je ne vous ai été infidèle….

— M’être infidèle ! — s’écria le prince — ce serait une action louable auprès des crimes que vous avez commis.

— Moi ! — s’écria Paula en joignant les mains avec force — mais c’est une calomnie aussi infâme qu’absurde…

— Comment… vous oserez nier qu’hier soir… Oh ! non, jamais ! — s’écria le prince en frémissant ; — jamais machination plus infernale n’est entrée dans une tête humaine. J’ai frissonné d’épouvante autant que de surprise… Et vous n’êtes pas à genoux… devant moi, les mains suppliantes… Et vous êtes là, froide, méprisante… Mais vous ne savez donc pas qu’il y a des juges et un échafaud, madame !

Paula, cette fois, trembla.

Jusqu’alors elle n’avait souffert des bizarreries de M. de Hansfeld que dans ses accès de colère ou plutôt de douleur désespérée. Il lui avait fait de vagues reproches, presque toujours suspendus par des réticences ; mais jamais il n’avait formulé contre elle une accusation aussi précise, aussi terrible.

La princesse crut sincèrement que la raison d’Arnold était égarée. Celui-ci prit la stupeur de la princesse pour un aveu tacite, et lui dit d’une voix plus calme, mais avec une indignation profonde et concentrée :

— Vous voyez bien qu’il faut que vous partiez, madame, non par égard pour vous, mais par égard pour mon nom… Je serai censé vous accompagner. Je passe pour fou — ajouta-t-il avec un sourire amer — on ne s’étonnera pas de mon départ précipité. Je resterai ici sous un nom emprunté. Excepté madame de Lormoy et un homme de ses amis qui est venu dans sa loge, personne ne me connaît ; cette fable sera donc facilement admise… D’ailleurs, je fréquenterai peu le monde ; et dans un mois ou deux, avant peut-être, je quitterai Paris pour aller vous rejoindre en Bohème, où vous vous rendrez sous la conduite de Frantz, qui a mes ordres… Alors je vous dirai mes volontés, sinon je vous les écrirai. Ce soir, vous irez à l’Opéra ; on répandra le bruit de mon départ subit… Ce sera une bizarrerie de plus ; vous pourrez l’attribuer à l’aberration de mon caractère… on y croira sans peine. Vous partirez dans une voiture fermée ; tous mes gens vous suivront ; on croira facilement que je vous ai accompagnée. Un mot encore. Le mépris et l’exécration que vous m’inspirez sont tels, que je tiens à vous bien persuader que c’est non par clémence, mais par respect pour mon nom que je ne dévoile pas ici tous vos crimes… Mais prenez bien garde ; à la moindre hésitation de votre part à m’obéir, soit ici, soit ailleurs, je surmonte ce dégoût, et je vous abandonne à la vengeance divine et humaine.

Et le prince sortit.

Madame de Hansfeld l’avait écouté sans l’interrompre, se disant qu’il fallait toujours se garder de contrarier les fous.

Iris entra d’un air effrayé :

— Ah ! marraine… quel malheur ! — s’écria-t-elle.

— Qu’as-tu ?…

— D’après vos ordres, je suis allée au troisième rendez-vous que m’a donné Charles de Brévannes….

— Eh bien !

— Je lui ai dit que vous ne vouliez pas consentir à le voir….

— Ensuite !

— Il s’est écrié les yeux brillants de fureur :

« Dis à ta maîtresse que je suis là… que si elle ne me donne pas un rendez-vous prochain où tu assisteras… j’y consens… ce soir je répands partout l’histoire de Raphaël Monti… ta maîtresse me comprendra… »

— Il a dit cela… il a dit cela ?…

— Et il a ajouté : « Elle doit savoir que je puis la perdre, et je la perdrai. »

— Malheur !… malheur à moi ! Et M. de Morville ?… Que pensera-t-il de moi ?… Il croira ces calomnies… le malheureux Raphaël y a bien cru !

— Vous lui indiquerez un rendez-vous dans un endroit retiré… Le Luxembourg, m’a-t-il dit, ou le Jardin-des-Plantes… Vous y viendrez avec moi… et il s’y trouvera… Sinon… il parlera. Que faire ?… que faire ?… Ce méchant homme est capable de tout…

Après quelques moments de réflexion, Paula dit à Iris d’une voix ferme :

— Donnez-moi… du papier… une plume….

— Que voulez-vous faire ?

— Donner à M. de Brévannes un rendez-vous où tu viendras.

— Y pensez-vous, marraine : écrire… laisser une lettre de vous entre les mains de cet homme ? Quelle imprudence !… Mais… Il ne connaît pas votre écriture ?

— Non….

— Si j’écrivais pour vous.

— Tu as raison… écris…

Après-demain, à dix heures, au Jardin-des-Plantessous le cèdre du labyrinthe….

— As-tu écrit ?

— Oui, marraine.

— Signe… Paula Monti.

— Et s’il veut abuser de ce billet, dit Iris après avoir signé, il sera dupe de sa propre infamie…

— Quand lui remettras-tu cette lettre ?

— À l’instant… Il attend votre réponse à la petite porte du quai d’Anjou.

— Va vite et reviens….

— Et j’aurai bien des choses à vous dire que j’apprends à l’instant.

— Qu’est-ce ?

— Depuis huit jours… le prince est allé quatre fois chez un vieil homme, nommé Pierre Raimond, qui demeure ici près…

— Et qu’importe !

— Mais Pierre Raimond est le père de Berthe de Brévannes, que vous trouvez si jolie.

— Que dis-tu ?

— Et c’est chez Pierre Raimond que Berthe a deux fois rencontré le prince…

— Lui… lui ?

— Sous un faux nom… sous celui d’Arnold Schneider…

— Ah ! maintenant… je comprends tout — s’écria la princesse en mettant ses deux mains sur son front.

— Quoi donc, marraine ?

— Tu le sauras plus tard… laisse-moi.

Iris sortit.

Quelques minutes après, trompé par les perfides paroles d’Iris, M. de Brévannes, ivre d’une espérance insensée, couvrait de baisers passionnés le billet qu’il croyait avoir été écrit par la princesse de Hansfeld.