Paula Monti/II/VIII

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Paulin (Tome 2p. 71-79).
Deuxième partie


CHAPITRE VIII.

INTERROGATOIRE.


Madame de Hansfeld hésitait sur la manière d’ouvrir la conversation et d’arriver à la connaissance de la vérité, elle craignait qu’en lui parlant avec rigueur, Iris, effrayée, s’obstinât dans une négation absolue. Elle crut avoir trouvé le moyen d’éviter cet écueil.

— M. de Hansfeld sort d’ici — dit-elle tristement à Iris. — Je sais enfin la cause de toutes les étrangetés qui m’avaient fait croire sa raison égarée.

— Ce motif, marraine ?

— Trois fois on a attenté à ses jours…

— C’est un rêve… comme il en fait tant.

— Trois fois, te dis-je, on a attenté à ses jours… il en a les preuves…

— Alors, il connaît le coupable ?…

— Il croit le connaître.

— Et le coupable, marraine ?

— C’est moi…

— Vous ?…

— Il le croit….

— Il vous a menacée ?…

— Oui.

— Et de quoi ?

— De la justice… des tribunaux….

— Vous êtes innocente, que vous importe ?

— Mais le scandale d’un procès… mais la honte d’être soupçonnée…

— Je pourrai vous suivre, au moins… Votre pauvre Iris ne vous abandonnera pas… elle… Dans un tel malheur son dévouement vous sera nécessaire.

Cette naïveté franche fit frémir Paula ; elle commença d’entrevoir une partie de la vérité ; elle redoubla donc de prudence, de réserve, tendit la main à Iris, et lui dit :

— Sans doute, dans une telle extrémité tes soins me seraient bien doux ; mais, par intérêt pour toi, je les refuserais…

— Marraine !…

— Rien au monde ne me les ferait accepter.

— Par intérêt pour moi, vous les refuseriez ?

— Oui, Marianne ou une autre de mes femmes m’accompagnerait.

— Mais moi, moi ?

— Je prierais le prince de te renvoyer en Allemagne avant le procès… Il ne me refuserait pas cela.

— Marraine… je ne vous comprends pas. Pourquoi m’éloigner de vous lorsque tout le monde vous abandonnerait sans doute ?

— Parce que ton attachement pour moi est connu… parce qu’il pourrait te faire paraître complice de crimes dont je suis pourtant innocente.

— Mais moi… je veux rester auprès de vous ; tant mieux si l’on me croit votre complice.

— Mais moi, Iris, j’exigerais ton départ… À tous les chagrins qui m’accablent, à tous ceux qui vont m’accabler encore, je ne voudrais pas joindre celui de te voir malheureuse.

Iris réfléchit un moment ; sa maîtresse l’examinait avec attention ; la jeune fille reprit froidement :

— Puisque le prince vous accuse, marraine, je vais aller le trouver et lui dire que je suis votre complice… Ainsi, l’on ne me séparera pas de vous.

Paula fut effrayée : Iris était capable de cette démarche.

— Mais, malheureuse enfant ! t’avouer ma complice, c’est te dire coupable… c’est m’accuser… c’est peut-être me pousser à l’échafaud !

— Eh bien, j’y monterai avec vous !

— Que dis-tu ? — s’écria la princesse, épouvantée du regard triomphant d’Iris et de l’infernale résolution de sa physionomie.

— Je dis — reprit la bohémienne avec une exaltation farouche — je dis que la part que j’ai dans votre vie, marraine, est misérable ; je dis que mon vœu le plus ardent serait de vous voir dans une position telle que mon dévouement pour vous fût votre suprême bonheur, votre seule joie, votre seule consolation ; je dis que j’aimerais autant vous voir morte qu’indifférente à ce que je ressens pour vous… que j’aime comme ma mère, comme ma sœur, comme mon Dieu ; je dis que ceux que vous avez aimés, c’est-à-dire Raphaël et Morville, n’ont pas fait pour vous la millième partie de ce que j’ai fait moi-même, et ils ont occupé, et ils occupent votre vie, votre pensée tout entière, tandis que moi je ne suis rien pour vous… Cela est injuste, marraine… bien injuste.

— Osez-vous parler ainsi, vous que j’ai recueillie, comblée de mes dons… Et qu’avez-vous donc fait pour reconnaître mes bontés ?

— Vous me demandez ce que j’ai fait, marraine ! Eh bien ! je vais vous le dire à cette heure… car il faut que notre destinée s’accomplisse. Ce que j’ai fait ? J’ai fait tuer Raphaël par M. Charles de Brévannes, d’abord…

— Toi… toi… Mon Dieu ! elle m’épouvante.

— Oui, moi… Vous ne saviez pas ce que c’était que Raphaël… Vingt fois, en voyant vos larmes, vos regrets, j’ai été sur le point de vous dire : Vous n’avez rien à regretter… Raphaël était indigne de vous… Mais je ne voulais pas parler… je vous dirai tout à l’heure pourquoi.

— Malheureuse ! explique-toi… que veux-tu dire ? Tout ceci n’est-il qu’une sanglante raillerie ?

— Non, non, Iris ne raille pas lorsqu’il s’agit de vous… Écoutez-moi donc. Vous m’aviez laissée à Venise, cela me fit une peine horrible ; vous ne vous en êtes pas seulement aperçue, ou, du moins, mon chagrin vous a été indifférent… mon désir de vous accompagner vous a semblé importun… Mon Dieu !… il fallait me laisser périr dans la rue plutôt que de faire naître en moi une reconnaissance dont les témoignages vous devaient être à charge.

— Mais cette malheureuse est folle… Et que faisait cela à Raphaël ?

— Vous m’aviez laissée à Venise ; je vous l’ai dit, cela me causa une violente douleur ; je ne pus me résigner à rester dans l’ignorance de votre vie et à recevoir seulement de temps à autre quelque froide lettre de vous. À force de prières, je parvins à obtenir d’Inès, votre camériste, qu’elle me tiendrait au courant de vos actions. Vous ne savez pas ce qu’il m’a fallu de persévérance, de promesses, de séductions pour intéresser à mon désir cette indifférente fille, et l’amener à m’écrire presque chaque jour… Par cela… jugez ce qu’est mon attachement pour vous.

— Je ne sais s’il faut l’exécrer, la plaindre ou l’admirer — se dit Paula.

— Peut-être je mérite à la fois la pitié, la haine et l’admiration — reprit Iris. — Mais écoutez encore… Par Inès, je sus que Charles de Brévannes vous obsédait de soins, que le bruit public vous accusait de l’aimer, mais que cela était faux… Vous ne songiez qu’à Raphaël, dont vous parliez presque toujours avec votre tante en présence d’Inès… Pendant ce temps Raphaël vous trompait…

— Raphaël !… oh ! tu mens… tu mens…

— Il vous trompait, vous dis-je, vous en aurez la preuve. Il était venu à Venise pour dégager sa parole ; il était fiancé avec une jeune Grecque de Zante… nommée Cora… Je vous le prouverai… Il connaissait votre confiance en moi, il m’attribuait sur vous une influence que je n’avais pas… Ce fut donc à moi qu’il fit les premiers aveux de sa trahison, en me suppliant de vous en instruire avec tous les ménagements possibles. De moi… ce coup devait vous paraître moins cruel.

— Mais son duel avec Brévannes ?

— Tout à l’heure… laissez-moi continuer. En entendant les lâches et parjures paroles de Raphaël… je fus à la fois joyeuse et courroucée.

— Joyeuse ?

— Oui, car je hais presque autant ceux qui vous aiment que ceux qui vous sont ennemis.

— Mais c’est le démon… que cette insensée… Ah ! maudit soit le jour où je t’ai rencontrée sur mon chemin !…

— Maudit soit ce jour pour nous deux peut-être. En apprenant la trahison de Raphaël, je fus donc joyeuse et courroucée ; pour vous venger à l’instant, là… sous mes yeux, je dis à Raphaël qu’il avait tort de prendre de tels ménagements ; que vous l’aviez dès longtemps imité, sinon prévenu dans son insouciance, car, depuis votre arrivée à Florence, vous étiez la maîtresse d’un Français, de Charles de Brévannes….

— Mais Inès t’avait écrit le contraire…

— Mais elle m’avait aussi écrit que les apparences étaient contre vous, et que le bruit public vous accusait… Je ne croyais que porter un coup douloureux à l’amour-propre de Raphaël : mon attente fut dépassée… L’orgueil des hommes est si féroce que ce traître, qui vous avait sacrifiée, se révolta en se croyant trompé à son tour. J’irritai encore sa colère. La vanité offensée fit ce que l’amour n’avait pu faire… Raphaël partit furieux pour Venise avec Osorio, afin de se venger de votre prétendu parjure. Oui… cet homme qui naguère oubliait sans remords ses promesses les plus saintes, parce qu’il se croyait éperdument aimé de vous, se reprit d’une folle passion lorsqu’il se vit dédaigné. Vous savez le reste… comment son erreur fut encore augmentée par la fatuité de Brévannes… qui le tua après l’avoir convaincu de votre infidélité…

— Cela est-il possible, mon Dieu !

— Ces preuves de la trahison de Raphaël, je vous les donnerai… vous dis-je… Elles consistent dans une lettre pour vous qu’il m’avait apportée à Venise, et dans laquelle il vous prévenait de son prochain mariage avec cette Grecque… Après le duel, Osorio m’écrivit pour me supplier de ne pas vous remettre cette lettre, voulant venger son ami en vous laissant croire que vous étiez la seule coupable, et que Raphaël vous avait toujours aimée, ainsi qu’il vous l’écrivait dans son dernier billet.

— Mais pourquoi m’as-tu laissée à mes remords ?… Pourquoi, en me voyant rester si longtemps fidèle au souvenir d’un homme qui m’avait trompée… ne m’as-tu pas dit qu’il était indigne de moi ?…

— Pourquoi ?…

— Oui.

— Parce que j’aimais mieux vous voir éprise d’un mort… que d’un vivant.

— Et lorsque je te faisais part de mes scrupules d’aimer M. de Morville, et d’être ainsi infidèle au souvenir de Raphaël, pourquoi d’un mot n’as-tu pas fait évanouir mes regrets ?

— Je vous le répète… parce que j’aimais mieux vous voir éprise d’un mort que d’un vivant… et puis j’espérais que le souvenir de Raphaël surmonterait votre amour pour M. de Morville.

— Mais tu le hais donc aussi, M. de Morville ? — s’écria madame de Hansfeld, reculant épouvantée de ce que le génie infernal de cette fille pouvait imaginer et exécuter.

Avant de répondre, Iris resta quelques moments silencieuse, puis elle reprit d’un air sombre :

— Je vous l’ai dit… ceux qui vous aiment et que vous aimez, je les hais presque autant que vos ennemis… Cela est mon sentiment, cela est mon impression.

— Ainsi, M. de Morville…

— Mais parce que je suis jalouse de votre affection — reprit Iris en interrompant sa maîtresse — mais parce que je souffre… oh ! bien cruellement, de vous voir dépenser des trésors d’attachement pour des êtres qui ne vous chérissent pas comme moi… il ne s’ensuit pas que je pousse l’égoïsme jusqu’à vouloir vous priver d’un bonheur, par cela seulement que ce bonheur fait mon désespoir ; non, non. Quelquefois, dans mes mauvais jours…, j’ai de ces pensées ; mais je les chasse.

— Ainsi — reprit madame de Hansfeld avec amertume — vous me permettez d’aimer M. de Morville ?…

— Je ferai mieux que cela — dit la bohémienne en jetant un regard perçant sur sa maîtresse.

Sans pouvoir se rendre compte ni de ce qu’elle éprouvait, ni de la signification de ce regard, madame de Hansfeld baissa la tête et rougit.

Iris reprit d’un ton plus humble :

— Maintenant que je vous ai dit, marraine, ce qui concernait Raphaël… je dois vous dire… ce qui concerne le prince…

— Elle va tout avouer… enfin — dit la princesse.