Paula Monti/II/X

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Paulin (Tome 2p. 86-98).
Deuxième partie


CHAPITRE X.

AVEUX.


Le vieux graveur et sa fille s’étaient profondément émus du récit de M. de Hansfeld. Berthe avait plaint Arnold, obligé de lutter tour à tour contre son amour et contre d’horribles soupçons ; elle trouvait entre elle et lui une étrange conformité de position : tous deux, enchaînés pour jamais à des êtres indignes de leur affection, devaient passer leur vie dans des regrets ou des espérances stériles.

Pourtant elle s’avouait que son malheur aurait été plus grand encore si elle n’eût pas rencontré dans le sauveur de son père un homme qui lui inspirait une sympathie aussi vive qu’honorable.

Elle ne prévoyait, elle n’ambitionnait d’autre bonheur que celui de voir souvent Arnold et de l’entendre causer avec Pierre Raimond d’une façon si intéressante et si enjouée ; nous ne disons rien du ravissement de la jeune femme lorsque le vieux graveur, resté seul avec elle, s’extasiant sur le savoir et sur l’esprit d’Arnold, le plaçait au-dessus de tous les hommes qu’il avait connus.

Le lendemain du jour où madame de Hansfeld avait eu avec Iris la conversation que nous avons reproduite, M. de Brévannes, aigri par une préoccupation et une anxiété violentes, avait de nouveau brutalisé sa femme, dont la présence lui devenait de plus en plus insupportable ; persuadé que, libre et garçon, il aurait eu plus de loisir, plus de facilités pour mettre à fin son aventure avec madame de Hansfeld, le matin même du jour dont nous parlons, il avait fait à sa femme une scène violente.

Berthe n’était plus au temps où elle s’éplorait sur ces injustices, elle s’accusait même de s’en consoler trop facilement en songeant que chez son père elle pouvait rencontrer Arnold.

Elle se rendit donc chez Pierre Raimond.

Qu’on juge de la joie du vieillard lorsqu’il vit entrer sa fille, qu’il n’attendait que le lendemain.

— Quel bonheur ! chère enfant, je n’espérais pas te voir aujourd’hui… Allons… je devine… quelque nouvelle brutalité. Ma foi ! maintenant que les grossièretés de ce méchant homme, auxquelles tu deviens de plus en plus indifférente, me valent une longue visite de toi… je sens ma haine de beaucoup diminuer ; si tu n’es pas heureuse, du moins tu n’es plus malheureuse… c’est un progrès, et je ne désespère pas… de… Mais à quoi bon te parler de ces rêveries d’un vieux fou ?

— Oh ! dites… mon père, dites.

— Eh bien ! en prenant ainsi l’habitude de te laisser passer la moitié de ta vie chez moi, j’espère qu’un jour il ne te refusera pas la permission de venir habiter tout-à-fait ici…

— Ah ! je n’ose le croire… il sait trop la joie que cela me causerait…

— Peut-être… Mon Dieu ! si cela était, juge donc aussi de ma joie, à moi… Hélas ! cette séparation, ne saurait être consentie que par lui ; les lois sont ainsi faites, qu’il y a mille tortures qu’une pauvre femme est obligée de souffrir et dont on peut l’accabler impunément… S’il faut tout dire, je crois que cet homme a quelque mauvaise passion au cœur ; son redoublement de brutalité, son besoin de t’éloigner de lui, tout me le dit. S’il en est ainsi, une séparation ne lui coûtera pas… Que nous faut-il de plus ? Depuis le peu de temps que tu t’es remise à donner des leçons, tu refuses des écolières… Ce gain modeste nous suffira pour nous faire vivre… Tu reprendras ta chambre de jeune fille ; nous verrons notre ami Arnold presque chaque jour. Que nous faudra-t-il de plus ?

— Oh ! rien, mon père, mais ce rêve est trop beau…

— Encore une fois… qui sait !… quoique je connaisse ton attachement pour moi, chère enfant… la compagnie d’un vieillard est si triste que j’aurais eu presque un remords à accepter ton dévouement… Mais don Raphaël Arnold, — ajouta Pierre Raimond en souriant, — égaiera quelquefois notre solitude, et à ce propos, mon enfant…, vois donc ce que les cœurs honnêtes gagnent… à être honnêtes… Sans la profonde estime qui nous unit tous trois, et qui rend notre intimité si douce, que de bonheur perdu ! Si j’avais cru Arnold capable de t’aimer criminellement et de souiller indignement les relations sacrées du bienfaiteur et de l’obligé…, il eût été privé de notre amitié, qui lui est aussi nécessaire que la sienne nous l’est, à nous.

En ce moment, on frappa à la porte du graveur.

— Entrez, dit-il.

La porte s’ouvrit… Arnold parut.

— Quel heureux hasard ! — s’écria Pierre Raimond, — vous venez à propos, mon cher Arnold… Mais qu’avez-vous ? vous semblez soucieux, préoccupé, triste.

— En effet, monsieur Arnold, vous ne répondez pas, vous avez l’air accablé, auriez-vous quelque chagrin ? Quelque mauvaise nouvelle de votre femme, peut-être…

Arnold tressaillit, sourit tristement et répondit :

— Vous dites vrai… il s’agit de ma femme.

— Comment ! cette misérable ose encore relever la tête après votre… je dirai le mot… après votre faiblesse ?… — s’écria Pierre Raimond. — Oh ! cette fois soyez sans pitié, pas de ménagements pour des crimes semblables. Prenez garde d’aller trop loin par excès de générosité… il y a un abîme entre la générosité et une indifférence coupable pour les méchants…

M. de Hansfeld était si abattu qu’il ne chercha pas à interrompre Pierre Raimond ; lorsque celui-ci eut parlé, il lui dit tristement :

— Ma femme n’est pas coupable… et moi je vous ai trompé… je me suis introduit chez vous sous un faux nom… je dois vous faire cet aveu.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? — s’écria le vieillard en se levant brusquement.

Berthe, pâle, effrayée, regardait M. de Hansfeld avec une douloureuse anxiété ; Pierre Raimond était sombre et sévère.

— Expliquez-vous, monsieur… je ne puis qualifier votre conduite avant de vous avoir entendu.

— Je vous dirai tout ; seulement daignez réfléchir que rien ne m’obligeait à l’aveu que je vous fais… Si j’agis ainsi, c’est pour rester digne de votre amitié.

— Digne de mon amitié après un tel mensonge ! N’y comptez plus, monsieur.

— Peut-être serez-vous indulgent, veuillez donc m’écouter… Lorsque le hasard me mit à même de vous secourir, et qu’à mon tour secouru par vous je fus transporté dans cette maison, mon premier mouvement fut de vous déclarer mon véritable nom… mais à ce moment votre fille entra…

— Eh bien !… monsieur… que fait cela ?

— Je la connaissais.

— Vous la connaissiez ? — dit le vieillard avec étonnement.

— Moi !… — s’écria Berthe.

— De vue seulement — reprit Arnold. — Oui, quelques jours auparavant, j’avais rencontré votre fille aux Français ; on l’avait nommée devant moi, et plus tard j’entendis rendre un juste hommage à la noble et austère fierté de son père.

— À cette heure, monsieur… ces louanges sont de trop… — s’écria Pierre Raimond avec impatience.

— Je ne vous loue pas, monsieur… je vous explique la raison qui m’a fait vous cacher mon titre… puisque le hasard veut que j’aie un titre…

— Vous avez, monsieur, très habilement trompé la confiance d’un vieillard et la candeur d’une jeune femme ; je vous en félicite…

— J’ai eu tort ; mais voici pourquoi j’ai agi de la sorte… Connaissant votre antipathie pour certaines classes de la société… je craignais donc que ma position ne fût un obstacle aux relations que je désirais déjà si vivement nouer avec vous…

— Pour tâcher de séduire ma fille, sans doute ! abuser de ce qu’il y a de plus saint… la reconnaissance d’un obligé… Ah ! vous et les vôtres… vous serez toujours les mêmes — dit amèrement Pierre Raimond ; puis il reprit avec indignation : — Et moi qui tout à l’heure encore parlais de la noble confiance qui rend certaines relations si douces entre les gens de bien…

— Ah ! monsieur — dit Berthe au prince, avec un accent de tristesse profonde — vous ne savez pas tout le mal que nous cause votre conduite peu loyale… Mon père avait en vous une foi si aveugle…

— Je mérite ces reproches… et c’est volontairement que je suis venu m’y exposer.

— Mais qui êtes-vous donc, monsieur ? — s’écria le graveur.

— Le prince de Hansfeld !… — dit tristement Arnold en baissant la tête.

— Vous habitez l’hôtel Lambert… ici près ?

— Le prince de Hansfeld ! répéta Berthe avec une surprise mêlée d’intérêt et d’effroi.

— En vous racontant sous un nom supposé les suites funestes de mon mariage, je vous disais vrai ; mon nom seul avait été changé. Alors, convaincu de la culpabilité de ma femme, surtout après la dernière tentative que je vous ai racontée, j’étais décidé à l’obliger de quitter la France… Aujourd’hui même, j’aurais fait répandre le bruit que je partais avec elle, abandonnant l’hôtel Lambert ; conservant précieusement l’incognito à l’abri duquel je m’étais créé des relations si chères, je voulais vivre obscurément… ou plutôt heureusement dans une retraite voisine de la vôtre… Quelques promenades, ma solitude et notre intimité chaque jour plus resserrée, voilà quelle était mon ambition… Il me faut renoncer à ces rêves… Hier, en vous quittant, je suis entré chez madame de Hansfeld ; irrité de voir que ses préparatifs de départ n’étaient pas encore faits, exaspéré par son audace, j’articulai enfin le terrible reproche que je n’avais jamais eu le courage de lui faire.

— Et elle n’était pas coupable ? — s’écria Berthe. — Ah ! je le savais bien… de tels crimes étaient impossibles.

— Ma femme était innocente — répéta M. de Hansfeld ; — elle s’est justifiée avec franchise et dignité… Les raisons qu’elle m’a données m’ont paru convaincantes ; et un vieux serviteur, en qui j’ai toute confiance…, m’a confirmé… qu’il avait été matériellement impossible à madame de Hansfeld de faire aucune de ces trois tentatives sur ma vie… Je ne puis dire les impressions contraires dont je fus agité après cette découverte… Tantôt je m’applaudissais d’avoir, malgré les preuves en apparence les plus positives, écouté la voix secrète qui me disait : Elle est innocente ; tantôt je me reprochais vivement les accusations, les réticences bizarres qui avaient dû torturer cette malheureuse femme, et changer en haine la faible affection qu’elle me portait ; je songeais avec douleur aux chagrins que mes soupçons odieux lui avaient causés ; je le sentais, j’avais beaucoup à expier, beaucoup à me faire pardonner. Cette découverte n’a pas ranimé mon amour pour ma femme…, il s’est à jamais éteint au milieu de ces doutes incessants ; mais par cela même que je ne l’aime plus, je dois redoubler envers elle d’égards et de soins… Maintenant… voici pourquoi je viens vous apprendre une chose que vous eussiez peut-être toujours ignorée… Je regarderais comme indigne de moi de surprendre, grâce à des faits dont à cette heure je connais la fausseté, un intérêt qui eût encore resserré les liens d’affection qui nous unissaient… Bien souvent même j’avais été sur le point de vous révéler mon véritable nom… mais la crainte d’exciter votre indignation par cet aveu tardif m’a toujours retenu… Maintenant vous savez tout… encore une fois, je ne veux pas nier mes torts ; seulement songez à ce que je souffrais, aux consolations ineffables que je trouvais ici, et peut-être me pardonnerez-vous d’avoir reculé devant la crainte de perdre un pareil bonheur.

Pierre Raimond était resté pensif pendant que M. de Hansfeld parlait ; peu à peu sa dure physionomie perdit son expression d’amertume et de colère ; un peu avant qu’Arnold eût cessé de parler, Pierre Raimond fit même un signe de tête approbatif en regardant Berthe, comme pour applaudir aux paroles de M. de Hansfeld. Berthe, les yeux baissés, était dans une tristesse profonde ; elle connaissait trop son père pour espérer qu’après l’aveu du prince il consentirait encore à le recevoir ; il lui fallait donc renoncer à la seule consolation qui l’aidât à supporter ses chagrins ; cette idée était affreuse.

Après quelques moments de silence, Pierre Raimond tendit la main à M. de Hansfeld et lui dit :

— Bien… très bien… Vous triomphez de mes préventions… car vous allez noblement au-devant d’un sacrifice… qui devra vous coûter autant qu’à nous… et il nous coûtera beaucoup…

— Je ne dois donc plus vous revoir ? — dit tristement Arnold…

— Cela est impossible… J’ai pu accueillir chez moi mon sauveur et lier avec lui une amitié que notre égalité de position autorisait… Confiant dans la loyauté de l’homme qui m’avait sauvé la vie, j’ai pu voir sans scrupules son affection honnête et pure pour ma fille… mais de tels rapports ne peuvent plus durer maintenant… Un pauvre artisan comme moi ne fréquente pas de princes. Enfin, je puis pardonner la ruse dont vous vous êtes servi pour entrer chez moi ; mais ce serait l’approuver que de souffrir désormais vos visites.

— Mon Dieu ! croyez…

— Je crois que cette séparation vous sera pénible… bien pénible… pas plus qu’à nous, pourtant…

— Oh ! non… — murmura Berthe, qui ne put retenir ses larmes.

— Et encore — reprit Pierre Raimond — vous avez, vous, les plaisirs de votre rang…

— Les plaisirs… le croyez-vous ?

— Les devoirs… si vous voulez. Vous avez à faire oublier à votre femme les chagrins que vous lui avez causés, et, pour une âme généreuse, c’est une occupation noble et grande. Mais nous… que nous reste-t-il pour remplacer une intimité bien chère à notre cœur ? Tant que j’aurai cette pauvre femme auprès de moi, je vous regretterai moins ; mais lorsque je serai seul ! Ma fille elle-même devenait presque insouciante des chagrins qui l’accablaient chez elle, en songeant à la joie douce et calme qui l’attendait ici… Maintenant, encore une fois, que lui reste-t-il ? les regrets d’un passé qu’il aurait mieux pour elle valu ne pas connaître.

— Mon père, j’aurai du courage — reprit Berthe. — Ne me restez-vous pas ?

— Oui… et nous parlerons souvent de lui… je te le promets — ajouta le vieillard en tendant la main à Arnold, qui la serra tendrement dans les siennes.

— Allons, du courage, monsieur Arnold — dit Berthe en tâchant de sourire à travers ses larmes. — Mon père vous l’a dit : nous ne vous oublierons jamais ; nous parlerons bien souvent de vous. Adieu… et pour toujours, adieu…

M. de Hansfeld pouvait à peine contenir son émotion ; il répondit d’une voix altérée : — Adieu, et pour toujours adieu… Croyez… et…

Mais il ne put achever ; les sanglots étouffèrent sa voix, et il cacha sa figure dans ses mains.

— Vous le voyez — dit-il après un moment de silence à Pierre Raimond qui le contemplait tristement — faible… toujours faible… Que vous devez me mépriser, homme rude et stoïque…

Sans lui répondre, Pierre Raimond s’écria tout-à-coup :

— Mon Dieu ! maintenant j’y songe… votre femme est innocente… soit… mais ce crime si obstinément répété… qui l’a commis ? À Trieste, ici, des étrangers pouvaient en être accusés… mais en voyage, dans cette auberge, il faut que ce soit quelqu’un de votre maison, à moins d’une coïncidence extraordinaire.

— Je me suis fait aussi cette question, et elle est demeurée pour moi inextricable… En voyage, nous n’étions accompagnés que de trois personnes : un vieux serviteur qui m’a élevé, une jeune fille recueillie par madame de Hansfeld, mon chasseur qui nous servait de courrier et que j’ai depuis très longtemps à mon service. Soupçonner mon vieux Frantz ou une jeune fille de dix-sept ans d’un crime si noir, si inutile, serait absurde ; il ne resterait donc que le chasseur… Mais quoique bon et dévoué, si vous connaissiez la bêtise de ce malheureux garçon, vous comprendriez que, plutôt que de le croire coupable, j’accuserais mon vieux Frantz ou la demoiselle de compagnie de ma femme.

— Mais cependant… ces tentatives…

— Tenez, mon ami, mes injustes soupçons m’ont déjà causé trop de malheurs pour que j’ose encore en avoir…

— Mais ces tentatives sont réelles… Si on les renouvelle ?

— Tant mieux… Hier je les aurais redoutées… aujourd’hui j’irais au devant…

— Ah ! monsieur Arnold… et les amis qui vous restent… Comment ! vous ne ferez aucune perquisition pour découvrir le coupable ?

— Aucune… À quoi bon ?… Ne viens-je pas de vous dire : Adieu… et pour toujours ?

Et M. de Hansfeld sortit désespéré.