Paula Monti/II/XV

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Paulin (Tome 2p. 140-146).
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Deuxième partie


CHAPITRE XV.

LE LIVRE NOIR.


Deux jours après la première entrevue de madame de Hansfeld et de M. de Morville au bal de l’Opéra, Iris avait apporté, selon sa promesse, le livre noir à M. de Brévannes ; celui-ci y avait lu les lignes suivantes, attribuées à la princesse :

« Je suis si troublée de cet entretien, que je puis à peine rassembler mes souvenirs ; j’ai peur de me rappeler ce que j’ai promis à M. de Brévannes, ce que je lui ai laissé deviner, peut-être…

« Quelle est donc la puissance de cet homme ? J’étais allée là bien résolue d’être pour lui d’une froideur impitoyable ; à peine l’ai-je vu… que j’ai oublié tout… jusqu’à ses menaces…

« Quelle fatalité l’a donc, pour mon malheur, ramené ici ?…

« Non, non, je ne l’aimerai pas….

« Je me fais horreur à moi-même… Comment ! en présence du meurtrier de Raphaël… je n’ai ressenti ni haine ni fureur… Oh ! honte sur moi ! il a remarqué ma faiblesse….

« Hélas ! que faire ?… Lorsque j’entends sa voix, lorsque son ardent regard… s’attache sur moi… mes résolutions les plus fermes m’abandonnent… je ne pense qu’à l’écouter… qu’à le contempler…

« Il est si beau de cette beauté virile et hardie qui, la première fois que je l’ai vu, m’a laissé une impression profonde… ineffaçable… Tout en lui, annonce un de ces hommes passionnément énergiques qui aiment… comme je saurais aimer… comme je n’ai jamais été aimée… Oh ! si ma volonté et la sienne étaient unies… à quel terme de félicité n’arriverions-nous pas !…

« Béni soit ce livre… je puis lui dire ce que je n’oserais dire à aucune créature humaine… ce que je n’oserais même relire tout haut…

« Il m’a demandé de me présenter sa femme… D’avance, je la hais… c’est pourtant à elle que je devrai de recevoir un jour son mari… mais cette obligation m’irrite contre elle ; c’est son bonheur que j’envie… elle porte le nom de cet homme qui exerce sur moi une si incroyable influence… ce nom que maintenant je ne puis entendre sans trouble… Oh ! cette femme, je la hais, je la hais… elle est trop heureuse !

« Après tout, pourquoi rougir de mon amour ? Il ne sera jamais coupable… car il ne sera jamais heureux…

« Mon ambition de cœur est trop grande… jamais lui ne saura ce qu’il aurait pu être pour moi, si tous deux nous eussions été libres ! Oh ! quel rêve ! quel paradis !

« La passion que j’éprouve est trop puissante, trop immense, pour descendre jusqu’aux mensonges auxquels nous serions réduits, lui et moi, si nous cherchions les plaisirs d’un amour vulgaire… Non, non… lui appartenir au grand jour, à la face de tous, porter noblement et fièrement son nom… ou ensevelir mon malheureux amour au plus profond de mon cœur… aucune puissance humaine ne me fera sortir de l’une de ces deux alternatives…

« Or, comme lui et moi portons les chaînes du mariage… chaînes bien lourdes !… or, comme le hasard, en libérant l’un de nous deux, ne libérerait pas l’autre… ma vie ne sera qu’un long regret, qu’un long supplice… Ce que je dis est vrai ; je n’ai aucun intérêt à me mentir à moi-même… Je connais assez la fermeté de mon caractère pour être sûre de ma résolution…

« Et puis, lui aussi a tant de volonté, tant d’énergie, que c’est être digne de lui que de l’imiter dans son énergie, dans sa volonté, lors même qu’elles seraient employées à lui résister…

« Oh ! il ne sait pas ce que c’est de pouvoir se dire qu’on a résisté à un homme comme lui.

« J’éprouve un charme étrange à me rendre ainsi compte des pensées qu’il ignorera toujours, à être dans ces confidences muettes aussi tendre, aussi passionnée pour lui que je serai froide, réservée en sa présence ; je suis contente de ma dernière épreuve à ce sujet… De quel air glacial je l’ai reçu !

« Mais aussi quel courage il m’a fallu !… Sans la présence d’Iris, j’eusse été plus froide encore ; mais, la sachant là, j’étais rassurée contre moi-même.

« Cette jeune fille m’inquiète, elle m’entoure de soins ; pourtant je ne sais quel vague pressentiment me dit qu’il y a de l’hypocrisie dans sa conduite. Elle est sombre, distraite, préoccupée ; que lui ai-je fait ? Quelquefois, il est vrai, dans un accès de tristesse et de morosité, je la rudoie… J’y songerai… je la surveillerai.

« Que viens-je d’apprendre ?… Non, non, c’est impossible… l’enfer n’a pas voulu cela…

« Sa femme… Berthe de Brévannes, lui serait infidèle !…

« Si les preuves qu’on vient de m’apporter étaient vraies…

« Oh ! il est indignement joué… La misérable !… avec son air doux et candide… elle ne sent donc pas ce que c’est que d’être assez heureuse, assez honorée pour porter son nom ? Lui !… lui trompé… comme le dernier des hommes… lui raillé, moqué peut-être… Je ne sais ce que je ressens à cette idée, qui ne m’était jamais venue.

« Oh ! je suis folle… folle… ce n’est pas de l’amour, c’est de l’idolâtrie. »

Le mémento supposé de madame de Hansfeld avait été perfidement interrompu à cet endroit.

En lisant les derniers mots, qui avaient rapport à une prétendue infidélité de Berthe, M. de Brévannes bondit de douleur et de rage.

Par cela même que la lecture de la première partie de ce journal l’avait plongé dans tous les ravissements de l’orgueil, et de l’orgueil exalté jusqu’à sa dernière puissance, ce contre-coup lui fut plus douloureux encore ; il ne se posséda pas de fureur en pensant qu’il jouait peut-être un rôle ridicule aux yeux de Paula ; il connaissait assez les femmes pour savoir que s’il leur est doux, très doux, d’enlever un mari ou un amant à un cœur fidèle, elles se soucient médiocrement de servir de vengeance, de représailles à un homme qu’on a trompé.

Iris elle-même avait été effrayée de l’expression de colère et de haine qui contracta les traits de M. de Brévannes lorsqu’il eut lu ce passage du livre noir ; elle quitta le mari de Berthe, bien certaine d’avoir frappé où elle voulait frapper.

En effet, elle laissa M. de Brévannes dans un état d’exaltation impossible à décrire.

D’un côté, il se flattait d’être aimé par madame de Hansfeld avec une incroyable énergie ; mais il avait presque la certitude de ne pouvoir rien obtenir d’une femme si résolue, qui puisait dans la violence même de son amour la force de résistance qu’elle comptait déployer, voulant et croyant fermement prouver sa passion par des refus opiniâtres dont elle se glorifiait.

D’un autre côté, son sang bouillonnait de courroux en songeant que Berthe le trompait, qu’il était peut-être déjà l’objet des sarcasmes du monde. Les moindres circonstances de son entretien avec sa femme lui revinrent à l’esprit, il y trouva la confirmation des soupçons que quelques lignes du livre noir venaient d’éveiller.

Il ne savait que résoudre. Le lendemain il devait présenter sa femme chez madame de Hansfeld ; il lui fallait donc ménager Berthe jusqu’après cette présentation, qu’il regardait comme si importante pour l’avenir de son amour ; mais comment se contraindrait-il jusque là, lui toujours habitué de faire sous le moindre prétexte supporter à sa femme ses accès d’humeur ?

Il s’épuisait à chercher quel pouvait être le complice de madame de Brévannes ; après de mûres réflexions, se souvenant des goûts retirés que Berthe avait récemment affectés, il se persuada que celle-ci s’abandonnait à quelque obscur et vulgaire amour.

Iris, avec une infernale sagacité, avait justement dans le livre noir fait insister Paula sur le bonheur et sur l’orgueil qu’elle aurait à porter le nom de M. de Brévannes… Et c’était ce nom que Berthe déshonorait.

Le piège était trop habilement tendu pour que cet homme vain, jaloux, orgueilleux, et d’une méchanceté cruelle lorsqu’on blessait son amour-propre, pour que cet homme, disons-nous, n’y tombât pas, et n’entrât pas ainsi dans un ordre d’idées nécessaires au plan diabolique d’Iris…

En effet, après avoir passé par tous les degrés de la colère et s’être mentalement abandonné aux menaces les plus violentes contre Berthe et son complice inconnu, tout à coup M. de Brévannes sourit avec une sorte de joie féroce ; il se calma, s’apaisa, plus que satisfait de la trahison de Berthe ; il n’eut plus qu’une crainte… celle de ne pas pouvoir se procurer des preuves flagrantes de son déshonneur.

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Il jugea nécessaire à ses projets de cacher à madame de Brévannes la dénonciation qu’il avait reçue, pour épier ses moindres démarches ; il voulait l’endormir dans la plus profonde sécurité.

Aussi, le lendemain (jour de la présentation de Berthe à madame de Hansfeld) M. de Brévannes entra chez sa femme, après s’être fait précéder d’un énorme bouquet et d’une charmante parure de fleurs naturelles.