Aller au contenu

Paula Monti/II/XVI

La bibliothèque libre.
Paulin (Tome 2p. 147-156).
Deuxième partie


CHAPITRE XVI.

CONVERSATION.


Berthe, peu accoutumée à de telles prévenances de la part de M. de Brévannes, fut doublement surprise de ce cadeau de fleurs, surtout après la scène de la veille, scène dans laquelle son mari s’était montré si grossier.

Elle fut non moins étonnée de son air contrit et doucereux ; mais dans son ingénuité elle se laissa bientôt prendre au faux sourire de bonté qui tempérait à ce moment la rudesse habituelle des traits de M. de Brévannes.

Quoiqu’elle eût fait son possible pour ne pas aller à l’hôtel Lambert dans la crainte d’y rencontrer M. de Hansfeld, Berthe se sentait intérieurement coupable de cacher à son mari les entrevues qu’elle avait eues chez Pierre Raimond avec Arnold ; aussi s’exagérait-elle encore ses torts à la moindre bonne parole de M. de Brévannes.

Ce fut donc presque avec confusion qu’elle le remercia des fleurs qu’il lui avait envoyées.

— En vérité, Charles — lui dit-elle — vous êtes mille fois bon, vous me gâtez… ce bouquet était magnifique, cette parure de camélias est de trop.

— Vous avez raison, ma chère amie, vous n’avez pas besoin de tout cela pour être charmante… mais je n’ai pu résister au désir de vous envoyer ces fleurs, malgré leur inutilité ; je suis ravi que cette légère attention vous ait fait plaisir… J’ai tant à me faire pardonner…

— Que voulez-vous dire ?

— Sans doute : hier, n’ai-je pas été brusque, grondeur ?… N’ai-je pas enfin fait tout ce qu’il fallait faire pour être exécré ? Mais les maris sont toujours ainsi.

— Je vous assure, Charles, que j’avais complètement oublié….

— Vous êtes si bonne et si généreuse… Vraiment quelquefois je ne sais comment j’ai pu méconnaître tant de précieuses qualités…

— Charles… de grâce.

— Non vraiment… cela m’explique l’incroyable, l’aveugle confiance que j’ai toujours eue en vous, à part quelques accès de jalousie sans motif, bien entendu… Tenez, vous ne sauriez croire combien surtout notre conversation d’hier a augmenté ma confiance en vous.

— Mon ami…

— Dans le premier moment, je l’avoue… la franchise de vos craintes m’a un peu effrayé ; mais depuis, en y réfléchissant, j’y ai trouvé au contraire les plus sérieuses garanties pour l’avenir, et une preuve de plus de votre excellente conduite…

— Je vous en prie, ne parlons plus de cela — dit Berthe avec un embarras qui n’échappa pas à son mari.

— Au contraire, parlons-en beaucoup, ce sera ma punition, car j’avoue mes torts… J’étais stupide de me fâcher de votre loyauté ! Pourquoi n’aurait-on pas la modestie de l’honneur comme la modestie du talent ? Si je vous avais priée de chanter dans un salon, devant un nombreux public, m’auriez-vous dit : — Je suis certaine de chanter admirablement bien ?… Non, vous eussiez manifesté toutes sortes de craintes… Et pourtant il est certain que peu de talents égalent le vôtre… Eh bien ! vous m’avez parlé avec la même modestie de votre future condition dans le monde où je vous oblige d’aller, vous m’avez dit avec raison : « — J’ai le désir de rester fidèle à mes devoirs, mais je redoute les séductions et les périls qui entourent ordinairement une jeune femme, et j’aime mieux fuir ces dangers que les combattre… »

— Encore une fois, je vous en prie, oublions tout ceci — dit Berthe véritablement émue et touchée de la bonté de son mari.

— Oh ! je ne vous céderai pas sur ce point — reprit celui-ci — je vous prouverai que je m’obstine dans le bien comme dans le mal ; ma franchise égalera votre loyauté… ce qui n’est pas peu dire, et vous saurez aujourd’hui ce que je vous ai tu hier.

— Quoi donc ?

— Je vous parle rarement de mes affaires… mais cette fois vous m’excuserez si j’entre dans quelques détails.

— Mon Dieu… je vous prie…

— Un des parents de madame la princesse de Hansfeld est très haut placé en Autriche et peut me servir beaucoup en faisant obtenir d’importants privilèges à une compagnie industrielle qui se forme à Vienne et dans laquelle j’ai des capitaux engagés. En me faisant présenter à la princesse, en vous priant d’être aimable pour elle, vous le voyez, j’agis un peu par intérêt… mais cet intérêt est le vôtre… puisqu’il s’agit de notre fortune.

— Mon Dieu, pourquoi ne m’avoir pas dit cela hier ?

— Je vous l’aurais dit probablement ; mais la persistance de vos refus à propos de cette présentation m’a contrarié. Vous savez que j’ai un très mauvais caractère ; ma tête est partie… nous nous sommes séparés presque fâchés, et je n’ai pas eu l’occasion de vous apprendre ce que je voulais vous dire.

— S’il en est ainsi, Charles, croyez que je ferai tout mon possible pour être agréable à la princesse, puisqu’il s’agit de vos intérêts ; j’aurai de la sorte un but en allant chez elle, et je redouterai beaucoup moins les périls que j’ai la vanité de craindre.

— Voyez, ma chère enfant, ce que c’est que de s’entendre, comme toutes les difficultés s’aplanissent… Oh ! que je m’en veux de ma vivacité ; on s’explique si mal quand on est fâché ! Mais tenez, puisque nous sommes en confiance, laissez-moi vous parler à cœur ouvert.

— Je vous en prie… si vous saviez combien je suis touchée de ce langage si nouveau pour moi.

— C’est que le sentiment que j’éprouve pour vous est aussi presque nouveau pour moi.

— Charles, je ne vous comprends pas.

Après un moment de silence, M. de Brévannes reprit :

— Écoutez-moi, ma chère enfant. On aime sa femme de deux façons, comme maîtresse ou comme amie. Pendant longtemps je vous ai aimée de la première façon. Des torts que je ne veux pas nier, mais que vous avez punis par une décision irrévocable, ne me permettent plus de vous aimer que comme amie ; mais pour passer de l’un à l’autre de ces deux sentiments, la transition est pénible… surtout lorsqu’il faut renoncer à une aussi charmante maîtresse.

— De grâce…

— Le sacrifice est fait… c’est à mon amie, à ma sincère amie que je parle, que je parlerai désormais.

M. de Brévannes dissimula si parfaitement ses mauvais desseins, et dit ces mots d’une voix si pénétrante, qu’une larme roula dans les yeux de Berthe ; un aveu de ses torts lui vint aux lèvres. Elle prit la main de son mari, la serra cordialement entre les siennes et répondit :

— Et désormais votre amie fera tout au monde pour être digne de….

— Assez, ma chère enfant — dit M. de Brévannes en interrompant Berthe ; — je sais tout ce que vous valez… et qu’on est toujours sûr d’être entendu lorsqu’on s’adresse à votre délicatesse… Mais permettez-moi de terminer ce que j’ai à vous dire… Par cela même qu’il y a deux manières d’aimer sa femme, il y a deux manières d’en être jaloux…

— Je ne vous comprends pas, mon ami.

— C’est ce que je crains, surtout à propos de quelques-unes de mes paroles d’hier que vous avez peut-être mal interprétées.

— Comment ?

— Sans doute ; malheureusement notre entretien est monté tout à coup sur un ton si haut que tout s’est élevé en proportion ; quand je vous parlais de la différence de la jalousie, de l’amour et de l’amour-propre, je voulais dire que l’on n’est pas jaloux de la même façon lorsque votre femme est votre amie au lieu d’être votre maîtresse ; dans le premier cas, le cœur souffre ; dans le second, c’est l’orgueil ; et malheureusement l’orgueil n’a pas, comme l’amour, de ces retours de tendresse qui calment et adoucissent les blessures les plus douloureuses… me comprenez-vous ?

— Mais…

— Pas encore, je le vois. Je voudrais vous parler plus franchement… mais je crains de mal m’expliquer et de vous choquer peut-être.

— Parlez… ne craignez rien.

— Eh bien, écoutez-moi, ma chère enfant. Depuis longtemps vous n’êtes plus pour moi qu’une amie ; mais vous avez à peine vingt-deux ans. Ces séductions dont vous parlez, vous avez raison de les craindre ; personne plus que vous ne peut y être exposée… car ma conduite envers vous, je ne le nie pas, pourrait sinon autoriser, du moins excuser vos fautes.

— Ah ! monsieur… pouvez-vous penser ?…

— Laissez-moi achever… Si j’ai toujours le droit d’être, comme je le suis, horriblement jaloux par orgueil, c’est-à-dire jaloux des dehors, des apparences de votre conduite, j’ai malheureusement perdu le droit d’être jaloux de votre cœur ; j’ai seul causé votre refroidissement par mes infidélités, par mes duretés. Il serait donc souverainement injuste et absurde de ma part, je ne dirai pas d’exiger, mais d’espérer qu’à votre âge votre cœur soit à tout jamais mort pour l’amour.

Berthe regarda son mari avec stupeur.

— Tout ce que je demande, tout ce que j’ai le droit d’attendre de mon amie — reprit-il — et à ce sujet elle me trouverait inexorable, c’est, par sa conduite extérieure, de respecter aussi scrupuleusement l’honneur de mon nom que si elle m’aimait comme le plus aimé des amants ; en un mot, ma chère enfant, votre vie publique m’appartient parce que vous portez mon nom… la vie de votre cœur doit être murée pour moi, puisque j’ai perdu le droit d’y être intéressé. Tout ce que je vous dis semble vous étonner ; pourtant, réfléchissez bien ; souvenez-vous de notre conversation d’hier, et vous verrez que je vous dis à peu près les mêmes choses… le ton seul diffère… Pour me résumer en deux mots, de ce jour vous avez votre liberté complète, absolue ; vous vous appartenez tout entière… nous sommes séparés sinon de droit, du moins de fait. Mais par cela même que cette liberté intime est plus absolue, vous devez pousser jusqu’au dernier scrupule la stricte observation de vos devoirs apparents ; et, je vous le répète, autant vous me trouverez tolérant ou plutôt ignorant à propos de vos intérêts de cœur, autant vous me trouverez rigoureux, impitoyable à l’endroit du respect des convenances. Méditez bien ceci, ma chère enfant ; dès aujourd’hui nos positions sont nettement tranchées. J’aurai sans doute plutôt besoin que vous de cette tolérance mutuelle à laquelle nous venons de nous engager pour nos affaires de cœur… mais je n’en suis pas encore aux confidences ; et plus tard j’aurai peut-être à solliciter l’indulgence de mon amie. À propos d’indulgence, je vous demanderai bientôt la permission de vous quitter et de vous laisser seule… D’ici à peu de jours je partirai pour un voyage très court, mais très important…

— Vous partez… vous partez… dans ce moment ?…

— Pour très peu de temps, vous dis-je, une ou deux semaines au plus… Des affaires urgentes… Mais pendant ce temps je vous confierai mes intérêts auprès de madame de Hansfeld, bien certain qu’ils ne peuvent être mieux placés qu’entre vos mains… Allons, ma chère enfant, à tantôt. Faites-vous bien belle ; car si je n’ai plus ma vanité d’amant, j’ai ma vanité de mari.

Ce disant, M. de Brévannes baisa Berthe au front et sortit.

Quelques moments de plus, sa haine et sa rage éclataient malgré lui.

Les mille émotions qui s’étaient peintes sur la candide physionomie de Berthe pendant que son mari parlait, l’espèce de joie involontaire dont elle avait eu honte un moment après, mais qu’elle n’avait d’abord pu cacher lorsqu’il lui avait rendu sa liberté ; son inquiétude vague, ses espérances tour à tour éveillées et contenues, tout avait éclairé M. de Brévannes sur la position du cœur de Berthe.

Il n’en doutait plus, elle aimait ; il était trop sagace pour s’y tromper.

Il avait un rival… sa femme le trompait.

Ce fut donc avec une secrète et sombre satisfaction qu’il s’applaudit d’avoir plongé madame de Brévannes dans la plus complète, dans la plus profonde sécurité.