Pauline Platbrood/03

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Paul Lacomblez, éditeur (2p. 33-76).


III


Comme chaque année, depuis le mariage d’Adolphine, Pauline Platbrood assistait ses grands parents Van Poppel dans leur réception du Ier janvier.

C’est elle qui avait la manutention du Madère et du Porto en même temps qu’elle répandait ses bienfaits sur les mioches sous forme de pains d’épices et de couques.

Cette fois, la matinée avait été rude : tous les parents étaient venus avec leurs enfants, et même beaucoup de connaissances qui réservaient d’ordinaire leur visite pour l’après-midi. Sur les tables traînaient, éparses, de grandes feuilles historiées de décalcomanies, compliments des petits, tandis que sur les étagères des armoires, où s’alignaient la veille plus de trente peperkooks, il ne restait plus que des papiers graisseux avec des débris de melon confit et de printjes.

Aussi vers midi, les deux vieux, un peu las, furent-ils bien aises de goûter un instant de solitude. Ils déjeunèrent copieusement, de grand appétit.

Le repas terminé, Pauline sonna pour qu’on vînt desservir :

— Allo, Bonne-Maman, dit-elle sur un ton d’affectueuse autorité, il faut un peu vous reposer maintenant.

Et prenant le bras de la vieille dame, elle la mena gaiement au salon afin de l’installer dans son fauteuil, en face d’un beau feu de bûches.

— Na, fit-elle en l’embrassant avec tendresse, vous êtes bien ?

— Merci, filleke, dit la brave vieille toute rose sous son bonnet violet et ses crolles blanches. Mais comme vous êtes animée aujourd’hui ! Qu’est-ce que vous avez donc pour être si jolie ?…

— Bé, Bonne-Maman… balbutia Pauline.

Et retrouvant son petit air impérieux :

— Vite, dormez un petit peu, ça ne sera pas de trop…

Mais Mme  Van Poppel refusait d’obéir :

— Non, non, dit-elle, je ne vais pas dormir, savez-vous. Il n’y a pas d’avance, on va sonner de retour…

En effet, elle parlait encore que la cloche retentit dans le vestibule.

Pauline s’élança à la fenêtre :

— Oeïe, c’est seulement les Posenaer !

Alors M. Van Poppel, qui sirotait son café dans la salle à manger, se leva en toute hâte :

— Vous savez, dit-il, moi je vais jusqu’au Rempart-des-Moines chez la bonne-maman de Mosselman. Vous direz que je suis déjà parti…

Et il disparut non sans agilité pour un vieux de soixante quinze ans.

Quelques instants après M.  et Mme  Posenaer faisaient leur joyeuse entrée. Petite, toute ronde, très boule, Charlotte s’avança comme en roulant, et s’emparant des mains de Mme  Van Poppel :

— Chère Madame, je vous souhaite une bonne et heureuse année, l’accomplissement de tous vos désirs…

Et elle l’embrassa sur les deux joues, tandis que M.  Posenaer, énorme dans son paletot laineux, attendait derrière elle, souriant, un peu gêné par sa « buse » dont il prenait grand soin de ne pas délustrer le poil par quelque frottement maladroit.

Puis, quand sa femme se fut écartée :

— Moi aussi, Bonne-Maman, je vous la souhaite ! Hein, on peut bien une fois vous donner une baise ?

— Vous êtes trop aimables, répondit Mme  Van Poppel, dont le nez distillait une petite goutte aux reflets prismatiques. J’espère qu’on a bien commencé l’année ? Et la petite « famil ? » Ça pousse comme vous voulez ? Allons tant mieux. Une bonne continuation, savez-vous, une bonne santé surtout, ça est le principal…

En même temps Mme  Posenaer recevait les hommages de Pauline.

— Et vous, petite, répondit-elle finement à la jeune fille, qu’est-ce qu’on peut bien vous souhaiter ?

— Oh ça n’est pas difficile à savoir, s’écria M.  Posenaer. À une belle demoiselle comme ça, il faut vite un bon mari, n’est-ce pas, Bonne-Maman ?

Pauline rougit fortement, courut à un guéridon et s’apprêta à remplir deux verres de Porto. Mais on ne lui en laissa pas le temps. Frans et Charlotte s’excusèrent de ne rien vouloir accepter. Ils avaient déjà tant bu le matin !…

— On ne sait pas qu’à même toujours refuser, dit la grosse petite dame, un verre seulement et moi je suis toute drolle !

— Oeïe, ça n’est pas bien savez-vous, gronda doucement la bonne grand’mère. Tenez, je suis fâchée maintenant. Vous ne voulez jamais rien prendre chez moi !

Comme ils s’informaient de M.  Van Poppel, la cloche sonna de nouveau, et l’on introduisit M.  Meulemans, colonel de la Garde civique, un long monsieur grisonnant, très soigné, qui s’inclinait avec cérémonie. Il n’y avait pas eu réception au Palais : il en profitait pour venir saluer sa vieille amie. Mais au milieu de ses gracieuses politesses, survinrent coup sur coup M.  et Mme  Cluyts, les fariniers du Marché-aux-Porcs, couple surnourri aux figures joviales et sanguines, et le gros M.  Maskens, le marchand de poutrelles de la rue Saint-Géry, capitaine quartier-maître de la deuxième légion.

Dans le bruit des compliments, les Posenaer s’esquivèrent : leur temps était compté, ils devaient encore aller chez un tas de cousins et de cousines. Ils furent aussitôt remplacés par l’excellente Mme  Timmermans et le père Verhoegen.

Celui-ci pria tout de suite Mme  Van Poppel de pardonner aux Mosselman de n’être pas venus avec lui. Mais il y avait eu une alerte hier soir à la corderie. Sa fille Thérèse s’était sentie tout à coup indisposée et l’on avait craint une fausse couche. Heureusement tout allait mieux depuis ce matin ; ça ne serait rien.

Le cas de Mme  Mosselman émut tout le monde.

— Et c’est pour quand ? interrogea Mme  Cluyts avec intérêt.

— Elle est dans son huitième mois, repartit M.  Verhoegen. Ce sera donc pour le 2 ou le 3 février.

— Mais c’est juste comme Adolphine ! s’écria Mme  Van Poppel. Hein, si ça voudrait réussir qu’elles « s’accouchent » le même jour !

— Hé, on pourrait parier sur elles, observa M.  Meulemans avec bonne humeur. Ces dames ont engagé un véritable match. Je suis tout de même curieux d’apprendre qui arrivera bonne première au poteau…

À cette plaisanterie du colonel, M.  et Mme  Cluyts éclatèrent de rire tant ils la trouvaient excellente. Et M. Maskens sourit également, mais surtout parce qu’il était capitaine de la garde civique.

— Pourvu que ça soit des garçons ! dit alors Mme  Timmermans de sa voix plaintive. Les garçons, ça sait toujours mieux se débrouiller dans la vie… Ça est plus heureux que les filles…

Et elle songeait à sa longue virginité qui avait duré près de quarante ans — absolument comme cette constipation opiniâtre de la vieille dame de l’Étoile Belge — et à son brusque veuvage après quelques années d’une froide union où elle était demeurée stérile, aussi maigre et sèche que devant.

Cependant la cloche continuait de retentir. Un à un les visiteurs se retiraient pour laisser la place à de nouvelles connaissances.

Et la conversation ne tarissait pas, s’inspirant du temps radieux qu’il faisait par extraordinaire, et des « embarras de servantes » où se trouvaient en ce moment quelques dames présentes, Mme  Vanderstichelen entre autres qui en était à sa troisième « fille » depuis un mois !

— Oeïe, geignait-elle, en levant au plafond des yeux effroyablement louches, ça est tout de même une misère !

— Vous êtes encore bien heureuse qu’il y en a qui viennent se présenter ! lui dit Mme  De Myttenaere, une grande femme à moustaches. Moi j’ai beau écrire des cartes aux adresses du Soir, ça est comme si je chantais. Il faut aller trouver ces demoiselles. Tenez, il y en a une qui m’a dit qu’elle avait reçu plus de cinquante cartes en un jour ! Alors elles choisissent, vous comprenez…

— Oui mais, remarqua judicieusement Mme  Van Poppel, ça est aussi une mauvaise époque maintenant : les filles restent dans leurs services pour les étrennes…

— Eh bien, fit Mme  Vanderstichelen, ça n’a pas empêché la fille des Maskens de s’en aller le 15 décembre. Et pourtant elle était brave savez-vous !

— Oh, repartit Mme  De Myttenaere en baissant la voix pour une confidence, on sait bien pourquoi elle a tout planté là… C’est à cause du fils Maskens. Oui, oui… Ça est encore un qui ne sait pas laisser une servante tranquille…

Tandis que les propos s’échangeaient ainsi, rapides, ailés comme les volants des raquettes, Pauline allait avec son plateau, présentant à la ronde les verres de Porto et de Madère.

Elle montrait ce jour-là une vivacité charmante dont sa grand-mère était la première étonnée ; car la jeune fille passait pour apathique et on la citait comme un modèle de nonchalance et de lenteur : « Oh Pauline, elle a toujours du temps assez ! »

Mais aujourd’hui elle semblait comme régénérée. Ses grands yeux bleus pétillaient, ses narines frémissaient ; et elle se mouvait avec une grâce pleine de légèreté. Surtout elle ne cassait rien, ce qui était pour le moins très extraordinaire…

Quatre heures sonnaient et le jour commençait à baisser quand M.  Rampelbergh apparut avec sa femme. Ce fut une entrée particulièrement sonore, où Malvina se distingua comme toujours par ces exclamations enrouées et ces gestes de poissarde qui en faisaient une si grande perfection dans la vulgarité. Plus couperosée que jamais en dépit de toutes les crèmes du monde, elle avait gagné quelques mentons de plus depuis trois ans.

Ferdinand Mosselman assurait qu’elle en avait au moins neuf : un par province.

Elle portait ce jour-là une perruque jaunâtre, à la ventre-affamé, qui faisait éclater son teint de viande bleue, et arborait une robe collante bigarrée, toute remplie, du collet au bas des jupes, de galons et de ganses d’or. On l’eût prise pour une vivandière de la Grande Armée.

Et sur son ventre en surplomb brimballait, au bout d’une chaînette de fausses perles, un long face-à-main en écaille.

Beaucoup de visiteurs profitèrent de son arrivée pour disparaître avec discrétion et le salon appartenait sans partage à la grosse coquette quand surgirent M.  et Mme  Platbrood.

Ceux-ci avaient terminé toutes leurs visites ; ils s’installèrent familièrement, car ils dînaient ce soir-là, rue de Flandre, avec les Rampelbergh et toute la famille, suivant une tradition fort ancienne.

Cependant le droguiste se promenait de long en large, les mains dans ses poches, l’air très renfrogné :

— Eh bien, Rampelbergh, qu’est-ce que vous avez donc ? dit Mme  Van Poppel en riant. Est-ce que vous avez mal commencé l’année ?

En effet le droguiste l’avait très mal commencée, car il venait d’apprendre qu’un de ses locataires de l’impasse du Polonais, en arrière de trois termes, avait déménagé à la cloche de bois, et ça juste quand il allait l’augmenter !

Tout de suite il s’était précipité chez son ami, le petit Van Swieten, au commissariat de police de la deuxième division, pour lui expliquer ce cas abominable et déposer plainte. Mais il avait trouvé le jeune adjoint très occupé par l’instruction d’une rixe qui s’était émue la veille au Coin-du-Diable, et fort empêché en ce moment de l’écouter avec complaisance.

Aussi M.  Rampelbergh déblatérait-il avec violence contre la police qui était plus qu’insuffisante dans le bas de la ville, sans compter qu’on la recrutait parmi un tas de mannekes qu’on « savait faire tomber rien qu’en soufflant dessus ».

— Ah, on est bien livré, disait-il, avec ces ketjes d’agents ! Ils sont seulement bons pour arrêter les marchandes de boustrincks !

— Allons, allons, vous exagérez encore une fois, Rampelbergh ! protesta M.  Platbrood d’une voix lente et en se regardant parler dans la glace. Certes, la police n’est pas parfaite ; elle pourrait être plus nombreuse, j’en conviens, mais elle fait ce qu’elle peut et ma foi elle ne fait pas si mal. Et puis, elle est honnête. Non, nous n’avons pas à nous plaindre. Voyez un peu ce qui se passe à New-York !…

Ancien représentant de « firmes », M.  Platbrood était un phraseur émérite dont l’instruction, simplement primaire, avait été peu à peu complétée par les journaux qu’il lisait dans les trains. Doué d’une mémoire surprenante, il récitait des articles entiers à la grande admiration de sa bonne femme qui lui demandait souvent où il allait chercher tout ça. Sans doute il prenait parfois un mot en place d’un autre, ou pour mieux dire il employait un mot « contraire », mais cela ne tirait pas à conséquence.

Très grand, solidement bâti, fourni d’une superbe barbe noire, il portait beau, posait au calme, à la pondération, surtout au bon sens.

D’ailleurs il avait réussi dans les affaires dont il s’était retiré, à cinquante-cinq ans, après fortune faite. Ce n’était pas un méchant homme, loin de là. Malheureusement, très vain de la situation acquise par son activité, il montrait une âme farcie de glorioles. On lisait sur ses cartes de visite :

Hippolyte Platbrood
Propriétaire
Capitaine de la Garde civique

Car il était capitaine de la « milice citoyenne », comme il disait.

Mais l’heureux et brillant mariage de sa fille Adolphine avec Joseph Kaekebroeck semblait tout à coup avoir excité son appétit de grandeurs. C’est ainsi qu’il visait à présent au grade de major qui l’assoirait avec fanfare, sinon à l’aise, sur un fier cheval. Et déjà il rêvait d’un portrait équestre par Herbo…

Cependant M.  Rampelbergh, furieux d’être taxé d’exagération par cet ancien placier qui l’agaçait avec sa tranquillité étudiée et ses mots choisis, riposta plein d’aigreur :

— New-York ! New-York ! Je me f… de ce qui se passe à New-York ! Ça est trop loin. Et puis vous êtes bon, vous ! Parce que ça est sur la feuille, ça ne veut pas dire que ça est vrai…

Et il fonça sur les journaux qui n’étaient que tartines de sottises et de mensonges.

— Ah permettez, permettez ! déclara M.  Platbrood, ne touchons pas à la Presse aussi cavalièrement ! La Presse, mais il n’y a pas de plus belle institution ! Grâce à elle nous sommes sortis du moyen-âge. La Presse c’est l’un des plus grands leviers du monde moderne, comme a dit Paul… Ah je ne reviens pas sur le nom, Paul… Paul…

— Paul de Kock, probable ? fit le droguiste, jouant une profonde sincérité.

— Non, non, répondit M.  Platbrood, c’est un député, un ancien ministre français. Paul… Ah Paul Bert !

Et il continuait, gonflant la voix, développant de larges gestes comme à la tribune, quand Mme  Rampelbergh, quittant Mme  Van Poppel et ses compagnes, tomba dans son éloquence :

— Eh bien, dit-elle sans crainte d’interrompre le redondant orateur, hein, il a eu une bonne farce maintenant avec son locataire ! Mais c’est bien fait ! Je lui avais assez dit, déjà depuis deux mois, de le flanquer dehors !

Et elle ajouta furieuse :

— Voilà, c’est encore deux cents francs qu’il a à ses guêtres !

Mais Rampelbergh, qu’elle croyait aiguillonner par ces propos agressifs, haussa les épaules et répondit tranquillement qu’il « rentrerait dans son argent. » Au surplus, il comptait réclamer une forte somme de dommages-intérêts au déguerpisseur.

— Oui, si on le rattrape ! nargua la grosse femme.

— Oh ce n’est pas improbable, dit alors M.  Platbrood pour qui tout était prétexte à discourir. Le petit Van Swieten ne me semble pas manquer de flair… Mais j’avoue que c’est désagréable ces histoires-là, surtout un premier de l’An. Moi, mes locataires n’auraient garde de s’enfuir sans tambour ni trompettes. J’exige toujours un fort cautionnement, égal au moins à un trimestre et s’ils font des difficultés et bien je ne loue pas… C’est le plus sage, croyez-moi.

M.  Rampelbergh, que ces bons avis commençaient à impatienter, alluma un cigare qu’il se prit à mâchonner avec une fureur mal contenue. Au surplus il était dévoré de l’envie de faire une partie de cartes.

— Ah ça, dit-il rageusement, où donc reste encore une fois ce Van Poppel ? La demie de quatre heures va sonner.

— Oh ! il est seulement allé ici tout près, faire une visite chez Mme  Dedobbeleer, la bonne-maman de Mosselman.

Cette assurance de Mme  Van Poppel ne le calma qu’à moitié. Alors, pour tromper son impatience, il se résigna à examiner avec les dames un coupon de soie dont Mme  Van Poppel avait fait cadeau à sa fille, Mme  Platbrood, à l’occasion du jour de l’an et sur quoi tout le monde s’extasiait. Mais tandis qu’on admirait la souplesse et la beauté de l’étoffe, la cloche retentit bruyamment dans le vestibule et Malvina courut à la fenêtre pour interroger l’espion.

— Jésus Maria ! s’écria-t-elle, c’est le père Cappellemans et son fils François !

— Pas possible, fit Mme  Van Poppel. Cappellemans est remis ? Ça je dois le voir pour le croire !

— Bonne-Maman, s’exclama Pauline prise d’une agitation subite, je vais vite dire à Trinette de nettoyer les verres…

On fit au vieux plombier une réception vraiment cordiale et tout le monde applaudit à son heureuse guérison.

Sur ces entrefaites reparut M.  Van Poppel qui s’exclama comme les autres, tout joyeux de voir son ami debout :

— Allo, d’où est-ce qu’il sort celui-là ? Mais ça est bien commencer l’année !

Le droguiste et lui se montraient particulièrement enchantés que leur camarade se retrouvât sur ses jambes : de larges perspectives de whist et de smosias s’ouvraient devant eux.

— Hein, disaient-ils en frappant le plombier sur l’épaule, on va reprendre nos parties du vendredi au Château d’Or avec Posenaer ?

Dans la gaîté générale, seul M.  Platbrood gardait son air solennel et félicitait le convalescent avec une pointe de condescendance.

Quant à la vénérable Mme  Van Poppel, elle voulut installer elle-même le père Cappellemans dans son fauteuil près de la cheminée.

— Ah Bonne-Maman, ça fait plaisir de s’asseoir ! soupira le brave homme, il y a une trotte pour moi, vous savez, de la rue Sainte-Catherine jusqu’à chez vous ! Je suis sûr que Suske, lui aussi, est fatigué…

Mais François se défendit de sentir la moindre lassitude : il était rompu à de plus rudes exercices.

Cependant le plombier se chauffait aux bûches flambantes et ses yeux pétillaient de sensualité.

C’était un joli vieux, propret, très soigné, dont la maladie n’avait point aboli la coquetterie ni assombri l’humeur. Sa figure d’expression mobile, rayonnait, vermeille dans le collier de barbe blanche, et sa chevelure grise, pourvue d’un beau toupet, lui donnait un air martial.

Il souriait, tendant ses mains gourdes à la flamme, lorsqu’une voix timide le salua à côté de son fauteuil :

— Bonjour M.  Cappellemans ! Une bonne et heureuse année ! Une bonne santé…

C’était Pauline qui revenait de la cuisine. Le vieux se tourna brusquement et demeura stupéfait à la vue de cette belle fille si grande, si fraîche et si blonde. Un an presque qu’il ne l’avait plus aperçue. Jamais il ne se fût douté d’un tel épanouissement de jeunesse !

Il lui saisit les mains et plein d’émotion, les yeux humides :

— Oh, cher cœur, dit-il en extase, comme je suis content de vous voir ! Moi aussi je vous souhaite de bonnes choses… Petite, comme vous êtes grande ! Mais vous êtes comme Adolphine à présent !

Et les souvenirs débordant de sa mémoire, il lui demanda si elle se rappelait encore le temps où toute gamine, elle entrait dans le magasin de la rue Sainte-Catherine avec sa grand’maman, pour « recevoir » les « boules » et les images de sa pauvre chère femme, si vite disparue, hélas…

— Oh oui, je me souviens, murmura Pauline, Mme  Cappellemans était si bonne, je l’aimais tant !

— C’était une sainte ! dirent en chœur toutes les dames remuées jusqu’aux entrailles.

— Oui, poursuivit l’excellent homme, c’était la meilleure des femmes et je ne me suis jamais consolé…

Il parut s’absorber un moment dans les chères souvenances, puis apercevant tout à coup le bon François qui demeurait là comme une âme en peine :

— Et tenez, petite, dit-il, voilà mon grand « galiard » qui est ici et qui n’ose pas seulement vous regarder…

Alors la jeune fille se retourna, très rouge :

— Bonjour, Monsieur François, une bonne et heureuse année, une bonne santé…

— Bonjour Mademoiselle Pauline, répondit le garçon perdant tout à fait contenance, une bonne et heureuse année…

Mais en ce moment la porte s’ouvrit et Trinette s’avança avec un cabaret chargé de bouteilles et de petits verres.

Cinq heures venaient de sonner à la pendule d’or ; il faisait nuit et le grand feu de bûches éclairait seul la vaste pièce. Alors Pauline alluma, en même temps que les servantes fermaient les volets.

Aussitôt le droguiste, qui faisait comme chez lui, ouvrit la table à jeu et proposa un whist, ce que M.  Van Poppel et M.  Cappellemans acceptèrent avec plaisir mais pour autant, déclara ce dernier, que ça ne gênerait pas Mme  Van Poppel qui pouvait encore avoir du monde.

— Oeïe non, fit la vieille dame, maintenant c’est assez, savez-vous ! J’ai dit à Trinette de ne plus recevoir.

On installa la table à jeu dans la salle à manger :

— Eh bien, Platbrood, vous jouez avec ?

L’imposant capitaine ne demandait pas mieux que de se joindre aux joueurs ; toutefois il lui convenait de se laisser d’abord un peu prier.

— Mais, dit-il, j’attends mon beau-fils… Il m’avait promis de passer vers cinq heures.

— Oh, vous savez, Kaekebroeck n’est jamais pressé, repartit le droguiste, je parie qu’il n’est pas ici avant six heures. Voyons, Platbrood, vous n’allez pas nous obliger à jouer avec un mort ?

— Eh bien soit, mais vous me permettrez d’interrompre la partie à l’arrivée de mon gendre… Je dois lui parler…

Il ne se lassait pas de répéter « mon beau-fils », « mon gendre », croyant ainsi s’exprimer comme dans les salons du Quartier Léopold.

Les joueurs passèrent dans la salle à manger et s’attablèrent ; il y eut un fort cliquetis de fiches et la partie commença.

Déjà l’apoplectique Malvina, revenant à la pièce de soie, entretenait les dames de ses coupons à elle, expliquait ses récentes occasions de chez Franchomme et ses robes prochaines :

— Hein, ça fera bien à la lumière ? Avec ça j’ai juste pour une jupe et le corsage. Ça sera une robe pour dans la maison, vous comprenez. Oeïe, j’ai une si bonne petite tailleuse, maintenant ! Non, je ne vais plus chez Mme  Debove, c’est fini avec celle-là. Voulez-vous croire, ajouta-t-elle en tapant sur ses hanches, qu’elle m’a manqué toute cette robe de cachemire ? Ce qu’elle a chipotté après, c’est rien de le dire. Et puis elle n’était jamais de parole…

Mme  Platbrood, femme très modeste, très simple et qui était la complaisance même, se montrait fort attentive aux explications de son amie dont maladroitement elle alimentait le verbiage par ses petites exclamations étonnées.

Quant à Mme  Van Poppel, elle s’était doucement endormie au coin du feu, très lasse après une journée aussi mouvementée.

Mais Pauline, visiblement distraite, ne cessait de regarder dans la pièce voisine où le pauvre Suske, à qui personne n’accordait la moindre attention, suivait tristement la partie de cartes, appuyé au fauteuil de son cher Papa.

Et son cœur se fondait dans une langueur délicieuse. François était tout de même un joli garçon avec sa figure régulière et son nez aquilin. Ses yeux étincelaient sous l’arc violent des sourcils et ses joues n’avaient jamais éclaté plus fraîches et sanguines dans le noir de la barbe et des moustaches. Il portait une ample et longue redingote qui le grandissait encore, et sa cravate de soie rouge, épinglée d’un fer à cheval en pierres fines, jetait sous le gaz mille reflets charmants.

Et Pauline se disait qu’il lui plaisait ainsi, comme il lui avait plu, il y a quinze jours, dans son beau costume de travail. Et puis l’affection si touchante qu’il portait à son vieux père, achevait de l’embellir à ses yeux, la conquérait maintenant toute entière.

Cependant une dispute s’émut entre les joueurs ; Suske en profita pour relever la tête et soudain ses yeux rencontrèrent le doux sourire de Pauline…

Et lui, l’indifférent, le transi, sentit son âme s’élancer vers cette belle fille dont il n’osait détailler les perfections sans qu’un frisson lui courût jusqu’au fond des moëlles…

Et il se promit, se jura de l’obtenir, résolu aux plus grandes actions pour qu’elle mît un jour sa petite main blanche dans sa large patte de manieur de fer.

Alors, déjà enhardi et déniaisé, attiré par un aimant supérieur, il quitta le fauteuil de son père et manœuvra subtilement pour entrer dans le salon ; cela fut d’autant plus facile que les joueurs, très calmes maintenant, avaient repris la partie, se guettant du coin de l’œil, occupés à leurs ruses ténébreuses…

Il n’y eut que Pauline qui remarqua son manège, car aussi bien Malvina avait conduit Mme  Platbrood vers le grand canapé où elle étalait force patrons et gravures de mode, sur quoi elle demandait un avis loyal et désintéressé.

François passa entre les portes au large ouvertes et s’arrêta devant le vieux piano, où, les mains sur les basques de sa redingote, il parut s’absorber dans la contemplation d’un tas de photographies posées sur l’aimable instrument-buffet.

Il y avait là une collection complète de toute la famille, des amis et connaissances des époux Van Poppel, depuis les maîtres de céans jusqu’aux bébés tout nus, souriant dans des barques chimériques. Oui, tout le monde était là, les grands, les petits, les arrière-petits enfants, et même Mme  Keuterings, sérieuse, comprimée à outrance dans sa robe de soie noire qui luisait comme une cuirasse.

Les plus amusants de tous, c’étaient sans contredit M.  Platbrood qui poitrinait en pied, sanglé dans son uniforme de capitaine, hautain, appuyé sur son épée ; et Mme  Rampelbergh, assise dans un opulent fauteuil, le pied sur un tabouret, comme une grosse dame à qui l’on va couper un cor…

Mais François s’attendrit soudain à la vue d’une photographie pâlie par le temps et qu’il connaissait bien pour la contempler chaque jour sur la commode de sa chambre. Car c’était l’image douce et pensive de sa bonne mère, partie si vite alors qu’il était encore un petit garçon…

Et puis le jeune homme ne vit plus qu’un seul portrait, celui de Pauline ; elle était représentée debout, la main gauche sur une console, un panier de fleurs suspendu à son bras droit. Ses abondants cheveux, inondés de lumière, lui faisaient comme une auréole. La figure était vive, un peu sérieuse, avec une expression d’ahurissement qu’une retouche un peu preste pour ne pas dire maladroite avait encore accentuée. Mais ce qui était souverain c’était le col, arrondi, fermement attaché, creusé d’une fossette adorable, et la gorge si pure, si radieuse qu’elle en palpitait presque et se détachait en clarté sur la guipure blanche d’une bassolontje d’été.

François regardait de toute son âme quand une ombre passa sur la photographie et, dans la glace du chevalet, apparut la figure rieuse et vivante de Pauline.

De fait, la jeune fille était derrière lui.

— Oeïe, dit-elle à voix basse, il ne faut pas me regarder… Je suis si bête là au-dessus. Mais Adolphine est bien, n’est-ce pas, avec Alberke sur ses genoux ?

Saisi de joie, il se retourna à demi et, tremblant d’émotion, il murmura :

— Moi, je trouve que vous êtes la mieux faite de tous…

À cet aveu, elle « piqua un fard » et confuse :

— Oui, vous dites ça ! Est-ce que vous êtes maintenant un moqueur comme Joseph ?…

— Oh non, fit-il d’un accent pénétré, je le dis parce que c’est la pure vérité…

Et son cœur débordant tout à coup, les paroles se pressèrent sur ses lèvres. Non, lui, il ne se moquait jamais de personne. Il n’était pas « bien instruit » comme Kaekebroeck et Mosselman. Il ne savait pas faire de belles phrases. Il avait quitté l’école moyenne très jeune pour entrer à l’atelier et aider son père impotent. Il travaillait. Mais les affaires marchaient bien, il ne pouvait pas se plaindre. Maintenant il n’avait plus qu’un désir et c’était de rencontrer une bonne jeune fille qui…

Il bredouilla et rougissant à son tour :

— Non, tenez, Mademoiselle Pauline, je vais le dire tout de suite. Mon père voudrait que je marie une femme avec des cheveux, des yeux, une bouche, comme Mademoiselle…

Il s’arrêta, incapable de dire son secret.

— Comme Mademoiselle qui ? interrogea la naïve Pauline en devenant toute pâle…

— Bé, comme Mademoiselle… Pauline Platbrood !

Et il saisit la main de la jeune fille qui le regardait de ses yeux pleins de tendresse.

Alors, très émue :

— Moi aussi, dit-elle tout bas, je voudrais marier un garçon qui serait bon et brave comme un nommé… François Cappellemans !

Et ils s’accordèrent silencieusement en face de toutes ces photographies bienveillantes, de tous ces groupes amis qui souriaient et semblaient leur prédire un long bonheur.

La partie de cartes était terminée : toutefois les hommes discutaient encore à propos d’une levée douteuse quand un grand bruit d’eau en pression, un fracas prolongé de cataracte éclata dans le second vestibule.

— Qu’est-ce cela ? fit M.  Platbrood avec bonne humeur, car il avait gagné soixante-quinze centimes. — On dirait qu’on ouvre une vanne quelque part…

— Hé, c’est mon « Saint-Bernard, » s’écria glorieusement M.  Van Poppel, le nouveau Stanley Falls de Cappellemans !

Cependant le bruit s’éteignait par degrés et bientôt on n’entendit plus qu’une sorte de glou-glou joyeux, un rire de ruisseau qui court parmi les fleurs de la prairie. Puis l’eau eut comme un dernier soubresaut, un borborygme suprême et tout rentra dans le silence.

— Ça est le pur « geare » Anglais, affirma Rampelbergh. Venez une fois voir, ça ne coûte rien…

Mais en ce moment un homme s’élança dans la salle, les yeux hagards, les cheveux ébouriffés… Et c’était Joseph Kaekebroeck qui simulait une profonde épouvante.

Tout le monde l’entoura en riant. Alors il expliqua qu’il était entré pendant que la servante fermait les volets. Sans perdre de temps il avait gagné le palier de l’entresol. Là, après une courte pause, il avait lu sur une plaque émaillée ces mots impératifs : « Tirez et lâchez ». Obéissant à cette injonction sans réplique, il avait saisi la chaînette par sa poignée de porcelaine. Aussitôt une tornade formidable s’était déchaînée, et lui, tremblant de tous ses membres, croyant à un cataclysme final, il s’était encouru comme un fou !

— Oui, parla alors le pompeux Platbrood, je veux bien reconnaître que ces installations modernes offrent de grands avantages. Quand elles n’auraient que celui de la propreté, elles devraient « s’impatroniser » partout. Mais à mon avis, elles demandent à être encore beaucoup perfectionnées. Elles manquent de tact, il n’y a pas à dire. C’est même uniquement à cause de ça que j’hésite à les adopter chez moi. Ah, celui qui trouvera le moyen de faire manœuvrer la machine d’une façon discrète ou tout au moins harmonieuse, celui-là aura bien mérité, et gagnera une fortune !

C’était la voix du bon sens et les dames approuvèrent d’un hochement de tête.

— Bah, lança M. Van Poppel, qu’est-ce que ça fait ?

Et, dans une forme qu’on ne saurait transcrire ici, il dit crûment les fâcheuses nécessités auxquelles sont soumis les hommes et même les plus jolies « madames » : on ne savait rien là contre…

Mais le droguiste prétendit alors que Platbrood était un délicat, un « snobneus » qui ne voulait rien faire comme les autres. « Une machine discrète ou tout au moins harmonieuse »… Och arm ! Elle était bonne celle-là ! L’ancien placier désirait sans doute un Saint-Bernard qui jouât un petit air de musique !…

— Oui, dit Joseph, la Prière d’une Vierge par exemple…

— Non, non, la Valse Bleuïe ! rectifia Rampelbergh.

— Oh riez, riez tant qu’il vous plaira, répliqua M.  Platbrood très pincé et furieux surtout contre le droguiste. N’empêche que je suis dans le vrai Ce bruit de torrent est intolérable et révolutionne toute une maison. Les inventeurs doivent trouver autre chose. Assez de vacarme : la parole est maintenant au silence…

Et il cambrait le torse, très content de sa dernière phrase, quand François Cappellemans, désireux de se concilier le glorieux capitaine, entra tout à coup hardiment dans la conversation.

M. Platbrood a raison, dit-il avec sa rudesse d’homme de métier. Mais on ne sait qu’à même pas faire tout en un jour. Moi, je cherche depuis longtemps. Eh bien maintenant, je puis le dire, j’ai construit un appareil nouveau avec une petite pédale comme il y a pour ceux qui jouent le piano. Je l’ai essayé pas plus tard que ce matin, et on n’entend plus rien du tout, n’est-ce pas vrai, Papa ?

— En effet, affirma Cappellemans avec orgueil, c’est merveilleux. Ça ne fait pas plus de bruit qu’une mouche qui vole…

Cette révélation inattendue intéressa toute la société et le jeune plombier, sortant brusquement de l’ombre, recueillit des encouragements très flatteurs.

— Eh bien, déclara M.  Platbrood, je suis curieux de voir ça ! Et tenez, mon brave, je vous donne carte blanche. Venez donc placer un appareil à la maison. Il y a du reste assez longtemps que mon « binoche » m’ennuie et me coûte les yeux de la tête en réparations. Il a fait son service, hein Joséphine ?

Mme  Platbrood, un peu gênée, acquiesça doucement.

— C’est entendu, dit François en regardant Pauline qui tressaillait de joie et d’espérance, je viendrai avec mes ouvriers déjà demain matin et pour samedi sans faute, ça sera fini !

Kaekebroeck et le droguiste déclarèrent alors que si Platbrood était satisfait, ils feraient à leur tour changer leurs installations surannées.

— Soyez tranquilles, s’écria François transporté et les yeux flambant d’une fièvre heureuse, on sera content !

Alors sur un signe de son grand-papa, Pauline remplit les verres et tout le monde trinqua à la réussite du nouvel appareil et à la gloire du jeune Cappellemans.

Cependant Joseph Kaekebroeck demeurait rêveur :

— Il faudrait baptiser cette invention, dit-il enfin avec gravité. Jusqu’ici ça s’est appelé la Tornade, le Déluge, le Stanley-Falls, mais si ça ne fait plus de bruit, ça doit prendre un autre nom. Tenez on pourrait nommer ça le Conrart, ou bien Lèvres closes, c’est plus gracieux…

Mais ces mots bizarres ne furent pas compris et n’obtinrent aucun succès.

— Enfin on trouvera bien, affirma M.  Cappellemans, ça ne presse pas si fort. Allons fiske, maintenant nous sommes partis…

Cependant un joyeux bruit d’argenterie, de verres et de vaisselle retentissait dans la salle à manger : les servantes appareillaient la table pour le festin de sept heures. Et un délicieux fumet, venu de la cuisine, commençait à vaguer dans le salon…

Mme  Van Poppel, tout à fait réveillée, voulut retenir le plombier et son fils. Elle énuméra les convives : on attendait encore M.  et Mme  Théodore Van Poppel et la petite Jeanne ; M.  et Mme  Spruyt, née Van Poppel, arrivés de Turnhout avec leurs enfants ; le fils aîné des Platbrood, le grand Mile, établi en province, et ses jeunes frère et sœur Hippolyte et Hermance sortis de pension depuis la Noël…

Quant à Joseph, il devait aller rejoindre Adolphine et dînait, comme de juste, chez ses parents.

— Allo, restez seulement, insistait la bonne dame, c’est sans façon savez-vous… Nous avons des églefins, un rôti et deux gros lièvres…

Mais François, bien qu’il mourût d’envie d’accepter, déclina cette invitation cordiale : la santé de son père passait avant son plaisir, avant son amour même…

Pauline s’était précipitée pour aider le vieux plombier à endosser son paletot :

— Merci, cher petit cœur, dit Cappellemans en lui serrant les mains de toutes ses forces.

Cependant Suske s’embarrassait à dessein dans sa pèlerine, se refusait à trouver l’emmanchure de sa houppelande. Alors, vite, Pauline courut à son secours et se hissant sur les pointes sous prétexte d’ajuster le collet, elle souffla dans le cou du jeune homme :

— À demain, François !