Pauline Platbrood/04

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Paul Lacomblez, éditeur (2p. 77-84).


IV


On ne parlait plus que de Louise, le fameux roman lyrique qui devait être joué le samedi suivant à bureaux fermés pour « les représentations de la Grande Harmonie ». Et parmi ces dames et ces demoiselles, c’était une fièvre d’essayage comme à l’annonce d’un gala honoré de la présence des Souverains.

M. Platbrood avait d’abord déclaré que Pauline n’assisterait pas au spectacle, car au dire de certains journaux, la pièce était profondément immorale ; il s’étonnait que les administrateurs de la Société eussent fait un tel choix et il craignait pour leurs sièges.

— Nouveauté, nouveauté ! disait-il, c’est très joli cela ! encore doit-on respecter le sentiment de la famille, surtout au théâtre.

Or, dans cette œuvre mauvaise, l’héroïne « filait » de chez elle pour courir avec un « rien du tout ». Voyons, il le demandait, est-ce que cela était pour jeunes filles ?

Jamais il n’avait trouvé un thème qui prêtât à tant de déclamations et il opprimait littéralement ses amis sous sa phraséologie de censeur écœuré.

Il allait ainsi partout, fluant en paroles amères contre les œuvres malsaines, prêchant le mépris, quand il mit une sourdine à son indignation et bientôt se tint coi tout à fait, à la vive surprise des siens.

Mme Platbrood et sa fille furent encore plus ébahies, lorsqu’un soir il tira deux billets roses de son portefeuille :

— Tenez, dit-il négligemment, Joseph a fait tant et si bien que nous avons la première loge d’entre colonnes…

Dans sa joie Pauline battit des mains et sauta au cou de son père. Car elle s’était désespérée d’un refus qui mettait obstacle à tout un petit projet sentimental qu’elle avait imaginé avec le timide et amoureux François.

Mais pourquoi ce revirement subit dans les idées de M. Platbrood, l’homme grave, et doué de l’esprit de suite par excellence ?

Rien de plus mystérieux en apparence et qui fût plus simple en réalité.

Les élections se faisaient prochaines dans les cadres de la garde civique, et l’ancien voyageur comptait bien y conquérir le collet brodé en même temps que le bidet du majorat. Aussi, se prodiguait-il pour l’heure dans les grands estaminets de la rue de Flandre, où la longueur de ses phrases et sa bonhomie affectée en imposaient aux buveurs de bière et les charmaient tout à la fois.

Cependant Platbrood n’était rien moins que rassuré sur le résultat du scrutin ; car sa morgue et sa roideur en face de la compagnie qu’il commandait, lui avaient valu des antipathies caractérisées.

Un clan redoutable, composé de tous les boutiquiers des rues avoisinantes et mené par le remuant poêlier Manneback, prétendait élire M. Maskens, le marchand de poutrelles de la rue Saint-Géry. Et, à vrai dire, toutes les chances étaient avec ce dernier.

Toutefois, M. Maskens, petit empoté rubicond comme son ami Verhoegen, répugnait violemment au cheval, qui lui semblait un quadrupède encore assez mal domestiqué et fertile en lubies de toutes sortes ; et il hésitait à accepter une candidature qui pouvait le conduire tout droit au ridicule.

Mais c’était un homme avisé et qui entendait bien que sa popularité servît à quelque chose. Il avait un garnement de fils, coureur et joueur impénitent s’il en fut, qui lui donnait le plus vif chagrin. À bout de conseils et d’objurgations, il avait entrepris de le marier, dans cette pensée qu’une femme aimante et douce pourrait seule lui faire abjurer son inconduite. Alors, considérant les demoiselles qui florissaient dans son entourage, il s’était brusquement épris de Mlle Pauline Platbrood qui lui parut un parti des plus enviables.

Doucement il avait pressenti le père ; mais celui-ci, tout en se plaisant à reconnaître la parfaite honorabilité de M. Maskens et son excellente surface commerciale, s’était dérobé, peu soucieux de donner sa fille à un fils prodigue.

Ce refus poli ne rebuta pas le marchand de poutrelles qui était tenace ; il savait d’ailleurs la vanité de l’ancien placier et son désir enragé d’être élu. Or, en déclinant la candidature qu’on lui offrait, il laissait le champ libre à Platbrood qui, affranchi de tout concurrent, triomphait sans peine. Mais encore, M. Maskens prétendait-il faire servir sa retraite à des affaires profitables. Il ruminait donc une idée qui mûrit et réussit à merveille. Tout à coup, il parut céder aux sollicitations du fougueux poëlier Manneback et déclara à qui le voulait entendre qu’il accepterait peut-être le grade de major. Sa victoire du reste ne faisait aucun doute et l’ancien voyageur de commerce n’en était que trop convaincu. Alors, dans un mouvement désespéré, M. Platbrood se rendit chez son heureux rival et là, déposant le masque, sacrifiant tout à sa puérile ambition, il échangea la main de sa fille contre le désistement du marchand de fer.

On convint que le fils Maskens et Pauline seraient présentés l’un à l’autre dans leurs plus grands avantages, sur un terrain neutre, comme on dit. Et l’on choisit la représentation de Louise pour cette entrevue solennelle.

Voilà pourquoi M. Platbrood avait subitement abandonné ses préventions à l’égard d’un opéra si fortement réprouvé par les honnêtes gens.

Mais tout de même il restait anxieux : comment annoncer ce marchandage à sa bonne femme ? La question ne laissait pas que de l’embarrasser, et la conscience lui pesait un peu. Donc, il ajourna la confidence de ses projets à plus tard, et se promit d’en aviser d’abord son beau-fils Kaekebroeck dont il se faisait fort de réfuter les premières objections.

— Après tout, se disait-il, il y a tant de prodigues que les justes noces ont amendés ! Ce sera le cas pour mon nouveau gendre. Et puis une alliance avec Maskens est chose hautement avouable. Son beau-frère est Sénateur…

Et la vanité soufflant sur tous ses scrupules :

— Hé, ce sera un beau mariage !

Ainsi se tramait le malheur de Pauline, tandis que pleine de reconnaissance, elle se jetait avec tant d’effusion au cou de son père…

Ah, pauvre Polintje ! Pauvre petite Iphigénie de la rue des Chartreux !