Pauline Platbrood/06

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Paul Lacomblez, éditeur (2p. 101-116).


VI


On en était au dernier service et le tapage montait parmi les uniformes.

Le colonel Meulemans se pencha vers Mme Platbrood visiblement émue par tant de bruit :

— Ma chère Madame, dit-il galamment avec sa politesse melliflue et fransquillonnante, de ma vie je n’ai assisté à un banquet aussi bien ordonné et où il y eût tant d’animation, sans compter que notre nouveau major a une cave di primo cartello

Et vidant encore un verre de Bourgogne, il fit claquer sa langue en vrai connaisseur :

— Ça, c’est du Chambertin 65 ?

— Oui, répondit la bonne dame flattée, ça sont encore des vins qui viennent de chez Papa. Dans le temps il soignait si fort pour ça…

Soudain, brochant sur les conversations, on entendit une voix rude et sonore. C’était le farouche poêlier Manneback qui interpellait l’amphitryon trônant en grande tenue au milieu de la table entre Mmes  Rampelbergh et Posenaer.

— Potferdeke, Major, clamait-il très ivre, on peut dire que vous avez de la chance ! Car sans moi, vous étiez par terre, et on ne serait pas tous ici à bien manger ! Est-ce pas vrai, Maskens ?

C’était une fine allusion aux manœuvres de la dernière heure, le jour du scrutin.

On ne réussit à faire taire l’impudent bavard qu’en lui versant coup sur coup plusieurs verres de vin qu’il but d’un trait, ce qui le plongea bientôt dans une demi-somnolence voisine de l’abrutissement.

Alors, comme le Champagne détonnait, le colonel Meulemans fit tinter son verre, et très long et très mince, il se dressa pour un toast.

Il dit les qualités de son ami Platbrood et combien la légion s’était honorée en l’élevant au grade de major. C’était un officier d’élite qui comprenait l’importance de ses devoirs et dont le passé répondait de l’avenir. Discrètement, en « gaffeur » subtil, il fit allusion aux cabales qui avaient précédé l’élection et termina avec à-propos par ce vers peu connu :

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

On applaudit à tout rompre et le farouche Manneback, un instant réveillé, cria bravo, plus fort que les autres.

Cependant M.  Platbrood s’était levé et les yeux fixés sur sa femme qui versait un pleur, il débita lentement le speach qu’il répétait depuis trois semaines.

Il remercia le colonel Meulemans de ses paroles bienveillantes. L’éloge d’un chef aussi capable, si justement estimé lui était particulièrement sensible. Mais, modeste, il fit remarquer combien la tâche était facile avec des gardes si bien pénétrés de leurs devoirs, si assidus aux prises d’armes, si fidèles observateurs de la discipline. Et solennellement il promit de se dévouer corps et âme à cette légion valeureuse qui comptait tant de chefs distingués et qui était l’honneur de la milice citoyenne.

Il se rasseyait, très pâle mais soulagé, quand trois formidables coups de grosse caisse éclatèrent au dehors.

Tous les convives se ruèrent en désordre dans le salon et le petit vestibule, et l’on ouvrit les fenêtres à deux battants.

Des torches s’échevelaient dans la rue pleine de monde.

Soudain une fanfare tonitruante s’engouffra dans la maison…

Et c’était la sérénade !

— Oeïe, oeïe, s’écria Pauline, ça va réveiller le petit !

Et, toute heureuse d’échapper au fils Maskens, abandonnant le café qu’elle était en train de verser dans les tasses, elle monta quatre à quatre au deuxième étage où dormait son filleul. Car Alberke, vu l’imminence des événements attendus rue du Boulet, avait été confié par Adolphine à sa bonne-maman.

— Pauvre petite, dit Mme Posenaer, elle est si brave malgré qu’elle a tant de chagrin !

Et tandis que la musique de la légion faisait rage, exaltant les convives tout fiers de parader aux fenêtres au-dessus de la foule sans cesse grossissante, les quelques dames réunies dans un coin de la salle à manger, s’entretinrent du prochain mariage de Pauline avec Achille Maskens, le fils du marchand de fer de la rue Saint-Géry.

Car la nouvelle, sans être encore officielle, avait été annoncée aux amis les plus intimes. À vrai dire, elle surprenait tout le monde et l’on plaignait sincèrement la jeune fille de devenir la femme d’un débauché.

— Oh, disait Mme Platbrood, très énervée par cette musique et répondant aux réflexions anxieuses et désobligeantes qu’elle lisait dans les yeux de ses amies, Achille n’est pas un méchant garçon, savez-vous ? Il est si gentil avec Pauline. Tenez, regardez-le seulement, il a l’air si triste parce qu’elle n’est pas là… C’est vrai, il a fait quelques flikkers, mais comme dit mon mari, il vaut mieux que les jeunes gens s’amusent avant le mariage plutôt qu’après. Voulez-vous croire que ça fait quelquefois les meilleurs ménages…

— Vous direz ce que vous voudrez, affirma Mme Rampelbergh dont les mentons s’ouvraient et se refermaient comme le soufflet d’un accordéon, j’ai qu’à même dans l’idée que Pauline ne sait pas le supporter. Elle avait une bountje pour quelqu’un d’autre, je l’ai bien vu…

— Oh, c’est fini ça ! fit Mme Platbrood avec indignation. Nous en avons appris des belles sur le compte de celui-là ! Figurez-vous qu’il a un enfant d’une sale femme de l’impasse du Polonais !

— Pas possible, n’est-ce pas ? s’écria Mme Posenaer, et moi qui croyais que c’était un petit saint ! Et comment est-ce que vous le savez ?

— Mais, c’est mon mari qui a su ça, par le plus grand des hasards. Oui, une sale femme qui court avec une charrette ! Même qu’il s’est battu pour elle et qu’il y a eu un tribunal de ça ! Hein ça est un peu fort ?

— Et Pauline qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Oh, elle a eu un peu de chagrin, ça vous comprenez. Mais maintenant elle est de retour raisonnable. C’est une si bonne enfant…

— C’est égal, conclut Mme Posenaer, elle est fort changée depuis l’autre jour. Elle était si à son avantage à la Grande Harmonie, et maintenant elle n’est plus à reconnaître…

— Chut, la voilà, murmura Mme Rampelbergh.

Et l’on affecta de parler d’Adolphine et de Mme Mosselman dont la double délivrance était attendue pour le lendemain.

Pauline s’avançait lente et pensive dans le bruit de la fanfare qui jouait maintenant une polka des plus sautillantes. En effet la jeune fille était « fort changée » ; sa figure amaigrie, ses yeux meurtris de bistre, révélaient les troubles de son cœur. Elle avait encore pleuré là-haut, cela se voyait. Mais, vaillante, elle s’efforçait de prendre sur elle, de chasser ses ennuis.

Elle dit avec un charmant sourire, empreint d’une grâce maternelle :

— Oh, le petit dort de si bon cœur ! Si vous le voyiez avec sa tête toute crollée sur ses petites mains ! La musique ne l’a pas réveillé, savez-vous ! Mais il s’était fort découvert…

Puis, songeant tout à coup à ses fonctions d’échansonne :

— Mon Dieu, le cafais va être tout froid pour ces messieurs…

Et elle s’esquiva, feignant de ne pas apercevoir le petit Maskens qui accourait vers elle, pommadé et ravi.

Cependant la foule grandissait encore dans la rue des Chartreux où il devenait impossible de circuler. Des gamins se hissaient sur les saillies de la façade, s’accrochaient aux volets ; quelques-uns, plus hardis, excités d’ailleurs par le farouche Manneback qui criait et gesticulait à la troisième fenêtre, poussaient la témérité jusqu’à s’asseoir un moment sur le rebord des croisées où ils trépignaient, sifflaient, imitant le chef de musique qui battait la mesure.

Et les torches de résine bruissaient, s’échevelaient, laissant parfois tomber sur le sol de lourdes flammèches.

Et M. Platbrood debout à la première fenêtre, rayonnant de gloire entre le colonel Meulemans et le capitaine Maskens, poitrinait devant cette manifestation grandiose. Ce fut bien autre chose, quand la fanfare attaqua la Brabançonne de clôture ! Il semblait que jamais les cuivres ne l’eussent soufflée aussi pleine, aussi résonnante.

Alors M. Platbrood, très ému, s’inclina profondément, envoya des saints de la main.

Et lorsque le chant héroïque eut cessé sur un dernier coup de grosse caisse, si formidable qu’il en étourdit jusqu’au farouche Manneback, il se fit un grand silence et le major parla ainsi :

— Messieurs, je vous remercie de l’hommage que vous venez de me rendre. C’est avec joie que… Enfin, entrez seulement, nous allons prendre un verre…

Des acclamations retentirent :

— Vive le major Platbrood !

Mais dans le tumulte une voix cria :

— Hou, hou, vive Maskens !

Alors M. Platbrood ferma vivement les fenêtres tandis que la musique se ruait dans le grand vestibule…

Quelques gardes, peu soucieux d’imiter le farouche Manneback et ses pareils qui s’étaient jetés à la suite de M. Platbrood et du colonel Meulemans afin de trinquer avec les musiciens, rentrèrent au salon où Pauline servait le café. Et la tasse dans la main, ils firent la causette avec les dames.

M. Maskens qui éclatait dans son uniforme de capitaine quartier-maître et semblait une charge du baron de Crac avec sa bedondaine et son cou débordant à gros plis de graisse par dessus le col, vint s’asseoir auprès de Mme Platbrood dont visiblement il recherchait les bonnes grâces. Il lui expliqua à voix basse que son fils était transformé depuis un grand mois. Il ne découchait plus : chose extraordinaire, il travaillait à présent dans les bureaux avec les commis, et se proposait de dresser lui-même l’inventaire des magasins. Et puis, il avait rompu avec toutes ses maîtresses ! Bref, il était « corrigé » et promettait de faire le plus aimable mari du monde.

— Dieu vous entende ! répondit Mme Platbrood avec un soupir.

Car en dépit de sa résignation aux volontés de son époux, et malgré sa philosophie conciliante, elle tremblait parfois pour sa chère enfant.

Cependant le jeune Maskens tournait autour de Pauline, qui se dérobait à sa poursuite sous mille prétextes. Petit comme son père, le teint blême et la face boursouflée, les cheveux rares, il souriait perpétuellement, dardant sur la jeune fille des yeux de faune qui la déshabillaient toute, car il se connaissait en femmes.

Il put la rejoindre enfin près du piano où Pauline recueillait imprudemment quelques tasses vides pour les déposer sur un plateau.

— Vous êtes jolie comme un cœur, dit-il sans autre recherche de galanterie. Un peu pâlotte pourtant, mais ça vous va très bien…

Elle détourna la tête et ne répondit pas.

— Écoutez, continua-t-il en essayant de lui prendre la main, vous me plaisez beaucoup. Pourquoi avez-vous été si méchante pendant le dîner ? Vous n’avez pas seulement voulu me dire un mot, et vous avez une si belle petite langue ! Vous devriez bien me dédommager à présent en m’accordant quelque chose…

Et il la saisit brusquement à la taille. Mais elle se recula d’un air de dégoût si manifeste qu’il en resta confondu et gêné.

— Oh, dit-il, en souriant avec effort, vous faites la mauvaise… Ça n’est pas bien. Vous ne savez pas ce qui est bon. Vous changerez d’avis quand nous serons mariés…

À cette phrase brutale, Pauline se redressa et le feu aux joues, elle riposta :

— Oeïe, ça jamais ! J’aimerais mieux me jeter dans le canal. Tenez, je ne sais pas vous sentir !

Comme elle prononçait ces paroles cornéliennes, des clameurs assourdissantes éclatèrent et un homme s’élança dans la pièce, rouge, haletant, les cheveux en désordre.

Et c’était Joseph Kaekebroeck qui avait décidément la spécialité des entrées à sensation :

— Belle-Maman, j’ai une fille et Mosselman a deux garçons !

Et dans sa joie il embrassa toutes les dames présentes, même Mme  Rampelbergh qu’il ne portait pas précisément dans son cœur.

On se récria à ces nouvelles surprenantes que l’avisé chef de musique célébra tout à coup dans le vestibule par une nouvelle Brabançonne, ce qui affola Pauline et la relança au deuxième étage.

Il y eut de grandes félicitations et les derniers bouchons sautèrent en l’honneur de la petite Kaekebroeck et des petits Mosselman.

Mais Mme  Platbrood, vivement émue, se disposait à partir pour la rue du Boulet.

Alors, le colonel Meulemans, très homme du monde, la complimenta de nouveau sur l’heureuse naissance de sa petite-fille et, plein de discrétion et de tact, il prit congé, entraînant à sa suite les invités et les musiciens. Seul le farouche poêlier Manneback, gorgé de lambic, complètement ivre cette fois, voulait demeurer : on fut littéralement obligé de le jeter dehors.

Cependant, dans le vestibule M. Maskens et son fils s’approchèrent de M. Platbrood :

— Je croyais que vous deviez annoncer le mariage aujourd’hui, dit le marchand de poutrelles d’une voix aigre et quelque peu menaçante. C’était une excellente occasion et vous l’aviez promis… Enfin, faites ce que vous voudrez, mais il faut que lundi en quinze, Achille et Pauline soient dans les « petites armoires… »