Pauline Platbrood/07

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Paul Lacomblez, éditeur (2p. 117-128).


VII


Le père Cappellemans n’avait pas mis ses gants blancs et n’était pas allé demander pour son fils la main de Mlle Platbrood : un violent accès de goutte l’avait recloué sur son fauteuil au lendemain de sa visite chez les Van Poppel.

Désespéré de ce contre-temps, le pauvre homme s’était enfin résolu à prier l’ancien voyageur de commerce de se rendre rue Sainte-Catherine pour une communication importante. M. Platbrood était venu, en passant, sans défiance, croyant qu’il s’agissait de quelque devis de travaux. Et jamais stupeur ne fut plus grande que la sienne lorsque le vieux plombier lui avait conté l’amour de François pour la belle Pauline.

Il refusa d’un ton net : Mlle  Platbrood était faite pour de plus hautes destinées ; et d’abord, tout comme sa sœur Adolphine, elle n’épouserait qu’un rentier. Certes François Cappellemans montrait de sérieuses qualités et s’entendait aux affaires, mais somme toute, ce ne serait jamais qu’un plombier, un ouvrier endimanché…

— Croyez-moi, mon ami, avait ajouté le vaniteux personnage, les unions entre personnes de conditions différentes ne sont pas à conseiller. Les froissements se produisent si vite… Prêchez votre fils ; il est raisonnable et comprendra. Au surplus, il y a tant de filles de sa classe qui seraient heureuses, j’en suis sûr, de s’appeler Mme  Cappellemans !

Et il était parti laissant le vieux plombier dans l’humiliation et la colère.

Toutefois celui-ci garda le silence sur cette entrevue jusqu’au jour où François, renseigné par les Rampelbergh, lui apprit en pleurant les fiançailles de Mlle  Platbrood avec le fils Maskens. Alors il avoua le refus brutal du placier. Platbrood les méprisait ; rien ne pourrait l’attendrir : il fallait se résigner.

— Et pourtant, disait le bonhomme, ce stoeffer n’est pas plus que nous autres ! Ses parents tenaient une petite boutique de fil dans la rue des Bateaux. Et maintenant, parce qu’il ne court plus avec sa marmotte, il se croit sorti de la cuisse de Jupiter !…

Le coup fut d’autant plus rude qu’il frappait le jeune homme dans cette grosse fièvre du premier bonheur ; chez ce garçon honnête et simple, qui venait de comprendre enfin le vrai mot de la vie et s’abandonnait aux plus doux espoirs, l’affreuse nouvelle détendait tous les ressorts de la vie.

Il chercha d’abord à se souvenir : rien dans l’attitude de Pauline n’avait pu lui faire présager une telle catastrophe. Au lendemain de la représentation de Louise, inquiet, il s’était aventuré dans la rue des Chartreux. Mais il avait vu Pauline qui le guettait avec son bon sourire derrière les écrans verts du bureau, et son gros chagrin de la veille s’en était allé. Et voilà qu’aujourd’hui tout s’effondrait dans le noir. L’ineffable vision s’était évanouie. Il avait beau passer et repasser devant la maison Platbrood, Pauline n’attendait plus son passage. Elle était devenue invisible. Pauline avait renié ses serments. Pauline était fiancée au plus abominable des hommes !

Dans sa fière timidité, il n’osa, il ne voulut jamais demander la moindre explication. Mais la perfidie de la femme, sa feinte candeur, toutes ses ruses de coquette lui furent en un moment dévoilées.

— Mon Dieu, disait-il, j’avais tant de confiance en cette petite ! Elle me semblait une si bonne fille, pas comme les autres. Et elle jouait double jeu avec moi et je ne savais de rien !…

Longtemps il fut absent et distrait sous le coup d’une idée fixe ; puis, un beau jour, il se remit au travail, et peu à peu l’aigu de son chagrin s’émoussa au tapage de ses marteaux.

Son invention se répandait d’ailleurs : tout le monde parlait du nouveau Stanley-Falls et les belles dames du quartier Léopold, créatures moins immatérielles qu’elles le voudraient faire accroire, s’en étaient particulièrement engouées. Bientôt les commandes affluèrent au petit magasin, et François, débordé, se vit dans l’obligation d’agrandir son atelier et de renforcer considérablement son personnel.

Il eût bien voulu profiter de l’occasion pour transformer aussi la petite boutique où la baignoire-réclame, les seaux et les cruches se trouvaient si fort à l’étroit et n’étaient pas présentés à leur avantage. Il caressait même l’idée de tout un étalage nouveau, et surtout il rêvait d’une vitrine esthétique avec une grande glace « bijoutée » ainsi qu’il disait, dont il avait vu de superbes modèles dans la ville haute.

Rosalie, la vieille servante qui cumulait depuis vingt ans les fonctions de cuisinière et de vendeuse au détail, applaudissait à ces embellissements comme s’ils dussent la rajeunir en même temps que la boutique.

De vrai, une coquetterie était née chez François. Tout à coup, il avait conscience de sa rusticité : en modernisant son vieux magasin, il croyait se créer un titre à la considération des bourgeois cossus et s’élever un peu au-dessus de sa classe.

Tous ces riants projets distrayaient son âme malheureuse.

Mais aux premiers mots qu’il en dit à son père, celui-ci s’emporta :

— Une vitrine esthétique ? Ah ça, fiston, est-ce que tu deviens fou ? Ça est bon pour le haut de la ville. Mais ça serait ridicule dans notre rue !

Et il fulmina une fois de plus contre le « genre Anglais » qui infestait le vieux Bruxelles.

— Te rappelles-tu seulement la jolie boutique du papa Verhoegen où les cordes sentaient si bon, où le soleil mettait, le matin, une si belle barre d’or ? Comme je l’aimais ! Petit manneke, j’y avais acheté tant de klachdops de deux cens, tant de pelotes de ficelle pour faire monter mon ballon ! Il y faisait si gai, si intime… Elle ressemblait à un vieux tableau que j’ai une fois vu au musée. Eh bien va la regarder maintenant. Godferdoum, Mosselman a tout changé ! Il a démoli la vieille serre, il a coupé la grosse vigne poilue. Il a fait une vitrine esthétique avec des grands S, des crolles et des je ne sais pas tout quoi ! Et dire que ça est un garçon intelligent !…

Puis il s’attendrit :

— Non, non, Suske, pas de paling Style[1] ici, ça me ferait trop de peine. Ça serait comme si je délogeais, comme si on me mettait dehors de la maison de mes parents. Attends encore un peu. Quand je serai mort, tu feras tout ce que tu voudras…

François avait abandonné sa vitrine ambitieuse et travaillait avec ardeur, enfoncé dans les schémas et les devis. Sa peine lentement s’endormait. Dans l’humilité de son âme, il s’avouait parfois qu’il avait aspiré à un bonheur trop grand et n’y voulait plus croire. Il se résignait à ce qu’il ne pouvait empêcher. Le sentiment d’un rêve impossible, loin d’aiguiser son mal, apaisait au contraire son cœur raisonnable ; sa tête redevenait forte et saine : il se soumettait docilement à la fatalité du destin.

Or, un soir qu’il s’en revenait de Cureghem en sifflotant, car il avait retrouvé un peu de joie dans l’aubaine d’une grosse entreprise, deux femmes le frôlèrent qui marchaient à pas pressés. C’était rue des Fabriques, devant le grand vestibule d’une brasserie d’où s’échappait en ce moment un épais nuage au parfum de houblon et de malt.

Et François ne siffla plus. Et il se sentit tout à coup le cœur si petit et les jambes si molles, qu’il dut s’asseoir sur un gros tonneau…

Il venait de croiser Mme  et Mlle  Platbrood. Elles l’avaient également reconnu à la clarté du réverbère et, tout de suite, leurs yeux s’étaient détournés.

Et François connut alors que sa peine était seulement engourdie. La douleur, un moment sournoise et poltronne devant son courage, l’attaquait de face : toutes ses blessures furent rouvertes. Cette fois, il s’effraya à la pensée qu’il ne se consolerait jamais.

Saisi d’angoisse, il songeait à disparaître. Oh ! oui la mort, plutôt que l’indifférence, l’inexplicable mépris de cette Pauline qu’il aimait plus que tout au monde !

Et longtemps il médita sur son tonneau, au milieu de l’odorante vapeur de bière qui exaltait son désespoir…

Pourtant le lendemain il semblait de nouveau résigné. Mais avec combien de précautions il s’aventurait à présent dans les rues ! La crainte d’y rencontrer Pauline l’obligeait à d’incroyables détours. Dès que ses yeux perçants l’avaient aperçue là-bas, très loin, il recevait comme un choc électrique : il pâlissait et s’enfuyait, le cœur sonnant dans la poitrine.

Ces jours là, il restait sombre, navré d’un ennui mortel. À peine touchait-il aux bons rôtis de la vieille Rosalie qui, devinant son chagrin, entreprenait de le consoler à force de petits plats.

Mais il n’avait plus d’appétit : son visage autrefois rose et plein, d’une expression si tranquille, s’enfiévrait, devenait dur, presque méchant sous le tourment de son mal. Et ses yeux brillaient d’un feu exaspéré.

La servante s’en désolait avec son vieux maître :

— Vous ne voyez pas, disait-elle, comme Suske devient maigre ! Il ne mange encore une fois plus. Pour sûr qu’il l’a rencontrée cet après-midi… Mon Dieu, si ça est permis ! Il se fait du sang si noir que de l’encre !…

  1. Style anguille.