Pauline Platbrood/08

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Paul Lacomblez, éditeur (2p. 129-138).


VIII


Il y eut un roulement de tambour : la parade de présentation était terminée à la plaine de Koekelberg.

Les gardes s’égaillèrent, courant se rafraîchir ou se réchauffer dans les cabarets voisins, tandis que le colonel Meulemans et le nouveau major Platbrood s’en revenaient par le boulevard Léopold II, au pas paisible de leurs hongres.

— Mes félicitations, dit le colonel, — un excellent cavalier, — vous avez très bien tenu devant le front de bandière. Ma foi, pour un novice, vous m’étonnez beaucoup. Vous montez avec solidité…

Très flatté, M. Platbrood redressa le torse et prit une attitude de paladin :

— C’est un cheval de Cluydts, fit-il négligemment, une ancienne bête des guides qu’on attelle ordinairement à la coureuse. Il a encore beaucoup de sang, mais il a le trot un peu dur…

En ce moment le cheval agita la tête, s’ébroua des naseaux, et M. Platbrood que ces manifestations d’espièglerie n’étaient pas sans inquiéter, s’empressa de lui appliquer quelques claques sur le gras du col afin de l’amadouer.

— Je remarque qu’il a la bouche assez sensible, observa le colonel, vous le tenez trop court avec le filet. Rendez un peu la main… C’est cela…

M. Platbrood ne se sentait pas d’orgueil ; il affectait une grande désinvolture et jetait sur les badauds des regards tranquillement impérieux. Le salut des « piots » lui était surtout agréable et il aurait bien voulu passer devant la caserne du Petit Château pour voir un peu ce que feraient les sentinelles. Malheureusement son compagnon avait un autre itinéraire :

— Nous traverserons le canal et prendrons le boulevard Baudoin jusqu’à la Porte d’Anvers. Ainsi nous pourrons faire un temps de petit trot dans l’allée des cavaliers…

Cette perspective d’un temps de petit trot dans une avenue particulièrement animée le dimanche et infestée d’abominables cyclistes, souriait médiocrement à notre major ; mais il n’en fit rien paraître et répondit avec assez de crânerie :

— Comme vous voulez, mon colonel…

M. Meulemans avait une assiette admirable et chevauchait aussi à l’aise que s’il eût été dans un fauteuil Voltaire. Il laissait flotter les rênes, et, sans prêter la moindre attention aux lubies intermittentes de son coursier, il allait l’esprit libre, conversant sur un ton d’aimable familiarité. C’est ainsi qu’il s’informa de Mlle Platbrood et de la date de son mariage.

— Oh, répondit M. Platbrood, ils seront affichés cette semaine. Mais le mariage n’aura probablement lieu qu’au mois de mai…

— C’est une excellente époque, repartit le colonel, la vraie saison des voyages de noces… Allons, allons Louitje, un peu de calme, mon garçon…

Et vivement il ramassa les guides, car Louitje s’était mis à caracoler, effrayé par le plancher du Pont Léopold II. Ce fut vite fait : on lui donna de l’éperon et le cheval, après quelques écarts, s’engagea docilement sur la passerelle.

Mais il n’en alla pas de même avec le demi sang de M. Platbrood : il s’était brusquement arrêté devant le tablier de bois et refusait de passer. Ni les exhortations amicales de son cavalier, ni ses claquements de langue et ses tapes sur l’encolure ne produisaient aucun résultat : la bête ne voulait pas avancer. Jamais M. Platbrood n’eût osé lui faire sentir l’éperon, car il ne prévoyait que trop le danger d’une telle rigueur. En attendant il n’aboutissait à rien et sa face s’empourprait violemment au milieu des passants attroupés.

Soudain il se rappela que certains chevaux obéissent à la pression des jambes : alors, malgré son peu d’aplomb, il se risqua à serrer les genoux. Cette fois le cheval recula et se dressa si haut que le cavalier dut lui embrasser le col pour ne pas tomber. On ne sait ce qui serait advenu si un petit lignard n’avait en ce moment critique saisi la bride de la bête qu’il mena sans trop de peine de l’autre côté du pont, où le colonel Meulemans attendait, très intéressé et vaguement souriant.

— Fichtre, dit ce dernier à son camarade encore tout ému et congestionné, vous vous êtes payé une petite haute école… Bravo, bravo, vous tenez très bien…

Et il ajouta :

— La bête est un peu ombrageuse. Je suis assez curieux de voir comment elle se comportera sur l’autre pont…

En effet il y avait un autre pont à passer, le Pont du Rivage. M. Platbrood n’y avait pas songé. Alors il devint horriblement blême car il ne doutait pas que sur ce pont étroit et traversé, pour comble, par la voie ferrée, son cheval ne se livrât à des tas de caracoles et ne le précipitât finalement dans une boue dérisoire, peut-être dans le noir canal !

Aussi, avec quelles angoisses inexprimables il approchait de cet endroit funeste qu’il se représentait comme le tombeau de son prestige ! Oh qu’il regrettait à présent le troc infâme qu’il avait fait avec M. Maskens ! Comme il enviait ces placides piétons et ces petits « bleus » qui s’en retournaient doucement à la maison, le fusil sur l’épaule ! Ah son épée, son uniforme, sa gloire pour ne pas avoir un cheval !

Tout à coup il vit qu’on fermait les barrières, le pont s’ouvrait pour un train de bateaux. Et il leva les yeux au ciel, remerciant le Très-Haut de ce qu’il avait bien voulu que les ponts tournassent et leur permettre ainsi d’interdire tout passage…

— Allons bon ! s’écria le colonel Meulemans, ils sont dix bateaux à passer et ils manœuvrent à la gaffe ! Nous en avons pour une heure. Il n’y a plus qu’à faire volte-face…

Cette fois Platbrood respirait :

— Oh, dit-il en regardant avec sécurité l’immense train de chalands dont la queue s’allongeait par delà le mestbag, ça ne sera peut-être pas si long…

— Non, non, merci bien. Nous irons par le quai.

Et rebroussant chemin, nos cavaliers longèrent le canal. Les chevaux avaient repris leur allure tranquille, faisant parfois sonner le mors quand ils s’entrebaisaient sur le mufle.

Et M. Platbrood, remis de ses émois, allait, redressé, flambard, très loquace. Quand ils passèrent devant la caserne du Petit Château, les sentinelles portèrent armes et les deux officiers rendirent un beau salut plein de bienveillance.

Ils poursuivaient sans encombre quand, à la porte de Flandre, un gros automobile rouge, qui stationnait contre le trottoir et semblait très inoffensif, fut pris subitement d’une attaque d’épilepsie, se mit à trépider et à tirer de véritables coups de canon.

C’en était trop. Le cheval de M. Platbrood, saisi de peur, chauvit des oreilles, fit un écart. Puis, ne se sentant pas maîtrisé, il se dressa et tout à coup, touché par un éperon maladroit, il partit comme la flèche au milieu de la rue de l’Éducation, avec son cavalier accroché à la crinière.

Il y eut une grosse rumeur : toutes les commères, les mains aux joues, suivaient le drame en jetant des cris, cependant que le colonel Meulemans, piquant des deux, s’élançait au pourchas du major emballé.

 

Le lendemain on lut dans les gazettes :

« Hier matin, en revenant de la prise d’armes, le cheval de M. le major Platbrood s’est emballé dans la rue de l’Éducation. Il courait au triple galop, semant la terreur sur son passage quand, au milieu de la place du Vieux Marché-aux-Grains, un jeune homme sauta aux naseaux de la bête affolée et parvint à l’arrêter, après avoir été traîné sur une longueur de près de cent mètres.

» Le courageux sauveteur dont l’intervention a sans aucun doute empêché les plus terribles catastrophes, s’est perdu dans la foule, et il a été impossible de le retrouver. Mais quelques personnes affirment l’avoir reconnu et l’on saura demain le nom de ce modeste héros. »