Pauline de Montmorin, comtesse de Beaumont/01

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Pauline de Montmorin, comtesse de Beaumont
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 826-860).
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PAULINE DE MONTMORIN
COMTESSE DE BEAUMONT

I.
SA FAMILLE, SA JEUNESSE ET SES PREMIÈRES AMITIES.

Du jour, au lendemain de Corinne, dans cette année 1807, où Mme de Staël réunissait à Coppet tout ce que l’Europe comptait d’esprits supérieurs, un de ses hôtes préférés, M. de Sabran, souleva une thèse qui donna lieu à une de ces conversations fines, vives et brillantes dont l’écho, grâce à une lettre de M. de Barante, est venu jusqu’à nous. Il s’agissait de savoir si les femmes entre elles étaient susceptibles d’une amitié profonde, durable, désintéressée.

Cette spirituelle société s’accordait à dire, avec Thomas, qu’une amie pour l’homme était chose rare, mais que lorsqu’elle se rencontrait, elle était plus délicate et plus tendre ; que s’il fallait désirer un ami dans les grandes occasions, il fallait l’amitié d’une femme pour le bonheur de tous les jours. « Mais, interrompit Sismondi, qui pensait à la comtesse d’Albany, nous sommes convaincus. Revenons aux doutes de M. de Sabran ; il ne croit pas les femmes susceptibles entre elles de la véritable amitié. » La conversation, dont nous n’avons pas les détails, se continuait même pendant le souper, étincelante de saillies, de verve et d’originalité, lorsque Mme de Staël, coupant court aux contradictions, s’écria vivement : « Je crois que vous nous calomniez, messieurs. J’ai admiré et aimé, dès mon entrée dans le monde, le plus noble caractère ; je n’en ai pas connu de plus généreux, de plus reconnaissant, de plus passionnément sensible. C’était une femme ; je tenais à elle par toutes les racines ; j’en eusse fait l’amie de toute ma vie. Je veux parler de Pauline de Beaumont, la fille de l’infortuné Montmorin, le fidèle collègue de mon père. »

Pendant que la fille de Docker parlait avec enthousiasme de cette amitié ébauchée, dans une petite ville de Bourgogne, à Villeneuve-sur-Yonne, un homme d’un esprit rare, d’une âme supérieure, d’un talent digne de n’être apprécié que par les délicats, bien moins amoureux de gloire que de perfection, Joubert, restait inconsolé d’avoir perdu celle qui, de 1794 à 1803, avait été la confidente de ses pensées, et à la fois son public, et sa muse. Ceux qui ont lu la Correspondance de Joubert savent quelle place tenait dans son existence Pauline de Beaumont. Il consacrait chaque année tout le mois d’octobre à la mémoire de celle dont l’affection avait fait pendant dix années les délices de sa vie. Il disait, après l’avoir perdue, au comte Molé : « Je ne pensais rien qui à quelque égard ne fût dirigé de ce côté, et je ne pourrai plus rien penser qui ne me lasse apercevoir et sentir ce grand vide. » Et dix-neuf ans plus tard, après avoir traîné, lui aussi, la Longue chaîne des affections brisées, il célébrait encore dans son cœur, toujours plein d’un tendre souvenir, le funèbre anniversaire.

Un cercle d’élite s’était formé autour de cette jeune femme dans un coin de la rue Neuve-du-Luxembourg, société de bien courte durée, de deux ans à peine, où l’admiration avait reparu, où le goût, notre conscience littéraire, était à la recherche de tout talent nouveau ; et cependant, en dehors de quelques lettrés, qui donc aurait gardé le nom de la comtesse de Beaumont, si dans des pages immortelles, les plus belles peut-être de ses Mémoires, Chateaubriand n’avait comme transfiguré son visage et à jamais poétisé ses derniers momens ? C’est le privilège attaché au génie de. donner une existence impérissable à ces femmes qui ont un instant charmé ses heures. Il le devait bien, l’enchanteur, à celle qui, avec Lucile, l’avait le plus adoré alors qu’il était presque inconnu et que sa renommée n’était pressentie que parle cénacle au milieu duquel il vivait au retour de l’émigration.

Morte à trente-trois ans, aucune douleur ne lui avait été épargnée ; elle les avait toutes épuisées. Mariée par convenance, à dissent ans à peine, au sortir du couvent, elle n’avait pas eu un jour d’intimité avec son mari, plus jeune qu’elle d’une année ; attachée à son père, comme Germaine Necker l’était au sien, elle avait assisté à ses côtés à cette suite d’épreuves qui finirent par le massacre de M. de Montmorin ; son frère préféré s’était noyé à vingt et un ans ; elle s’était vu arracher sa mère, sa sœur, son second frère ; elle s’était vainement accrochée aux bourreaux pour accompagner sa famille à la Conciergerie, mourir avec elle, avec leurs amis, le jour où la même hache trancha leurs têtes et celle de Madame Elisabeth. Dédaignée par le comité de salut public à cause de sa pâleur et de la fragilité de sa personne, voyant ses biens confisqués, Mme de Beaumont attendit chez de pauvres paysans la fin de la terreur ; rentrée en possession de son château de Theil, elle répétait volontiers le mot de Marguerite d’Ecosse : « Fi de la vie ! qu’on ne m’en parle plus. » Lorsque l’amitié de Joubert la mit en présence de René, elle reçut alors le coup de foudre ; dévouée jusqu’à l’abnégation, elle se donna tout entière au culte de cette violente affection ; elle se reprenait, dans son milieu de Paris, aux joies de l’esprit ; mais les souffrances morales avaient miné la frêle enveloppe ; et, consumée à la fois, par ses sentimens et la maladie, elle s’éteignait à Rome, le 3 novembre 1803, où elle était allée pour revoir une dernière fois M. de Chateaubriand.

On a deux portraits d’elle fort ressemblans ; l’un, de Mme Vigée-Lebrun, daté de 1788, la représente à dix-huit ans, avec la pose un peu théâtrale du temps ; elle apporte une couronne à son père. Elle n’est point belle ; mais sa bouche spirituelle, ses yeux profonds fendus en amande, d’une suavité extraordinaire, à demi éteints par la langueur, sa longue chevelure, sa taille élégante et souple faisaient d’elle la plus séduisante et la plus distinguée des grandes dames. L’autre portrait, que nous préférons, est une miniature d’un prix inestimable. Il est du commencement du siècle. Les souffrances ont amaigri et pâli le visage encadré par les coiffures à la mode du directoire ; le châle est noué autour de la taille ; le regard, noyé par les larmes, s’est encore adouci comme un rayon de lumière à travers le cristal de l’eau. Je ne sais quelle mélancolie attire et attache, quand on contemple ce visage expressif. « On n’aime pas impunément, écrivait un ami de Joubert, on n’aime pas impunément ces êtres fragiles qui semblent n’être retenus dans la vie que par quelques liens prêts à se rompre. » Comme on comprend bien, avec cette forme aérienne, que Mme de Beaumont ait pu être comparée à ces figures antiques qui glissent sans bruit dans les airs, à peine enveloppées d’une tunique !

Non pas que ce fût un cœur frivole et une tête légère, elle possédait une admirable intelligence ; elle comprenait tout. Son âme était virile et forte ; son jugement était sûr, et l’on pouvait compter que tout ce qui lui avait plu était exquis. Elle aimait le mérite, a-t-on dit d’elle, comme d’autres aiment la beauté. Plaçant au-dessus de toutes les fantaisies l’amour des lettres, passionnée pour les beaux livres, sans être pédante, connaissant les hommes, les roués de son temps, les héros à la mode de Crébillon fils, et professant pour ce monde-là le plus profond dédain, elle avait horreur de toutes les vulgarités. Elle était friande du délicat comme d’autres femmes le sont du succès. Mais pour se montrer ce qu’elle était, il fallait qu’elle se sentît pénétrée comme d’une douce température, celle de l’indulgence. N’était-ce pas aussi une raffinée que celle qui, après avoir entendu lire cette page de René : « Levez-vous vite, orages désirés, etc., » confiait à Mme de Vintimille cet aveu : « Le style de M. de Chateaubriand me fait éprouver une espèce de frémissement d’amour ; il joue du clavecin sur toutes mes fibres. »

C’est cette existence malheureuse et passionnée que nous voudrions raconter. Mêlée aux événemens les plus tragiques de la révolution, à ceux qui la précédèrent comme à ceux qui l’accomplirent, elle nous permet d’étudier avec des documens ignorés en partie jusqu’à ce jour le rôle véritable de M. de Montmorin, comme ministre des affaires étrangères, la fin de la vieille France aristocratique et ces commencemens du consulat qui faisaient dire aux survivans de cette terrible époque : « Enfin la terre n’est plus attristée ! »


I

Pauline-Marie-Michelle-Frédérique-Ulrique de Montmorin appartenait à l’une des plus anciennes familles de l’Auvergne, à l’une des plus illustres maisons de la noblesse française. Le nom de Saint-Hérem avait été ajouté à celui de Montmorin le 28 mai 1421. On retrouve leurs aïeux dans les premières chartes du prieuré de Sauxillanges. Deux branches s’étaient formées à la fin du XVIe siècle. Le chef commun était alors François de Montmorin, gouverneur du haut et bas pays d’Auvergne, celui-là même qui, en 1572, lors du massacre de la Saint-Barthélémy, écrivit cette lettre célèbre à Charles IX : « Sire, j’ai reçu un ordre de Votre Majesté de faire mourir tous les protestans qui sont en ma province. Je respecte trop Votre Majesté pour ne point croire que ces lettres sont supposées, et si, ce qu’à Dieu ne plaise, l’ordre est véritablement émané d’elle, je la respecte trop pour lui obéir. » Mme de Beaumont était très fière de son arrière-grand-père.

La branche aînée était représentée, en 1783, par Jean-Baptiste de Montmorint marquis de Saint-Hérem, seigneur de Vollore et de la Tourette, lieutenant-général, gouverneur de Belle-Isle-en-Mer et de Fontainebleau et par son petit-fils (le fils était mort en juillet 1779), qui succéda à ses charges et fut, comme son cousin, massacré en septembre dans des circonstances tragiques.

Le père de Mme de Beaumont, Armand-Marc, comte de Montmorin Saint-Hérem, appartenait à la branche cadette. Il était né au château de la Barge en Auvergne, le 13 octobre 1746 ; son grand-père Joseph-Gaspard avait eu trois fils et six filles. Étant devenu veuf, il avait embrassé l’état ecclésiastique et avait obtenu l’évêché d’Aire. C’est de lui que parle Voltaire dans le Dictionnaire philosophique. Il présentait ses enfans à son clergé ; on se mit à rire : « Messieurs, dit-il, la différence entre nous, c’est que j’avoue les miens. » Le premier de ses fils avait été lieutenant-général, le second évêque de Langres, le troisième, surnommé le chevalier de Saint-Hérem, cornette dans la seconde compagnie de mousquetaires, allié au garde des sceaux Voyer d’Argenson, avait recueilli titres et fortune. Menin du dauphin, père de Louis XVI, il avait laissé trois enfans, deux filles qui entrèrent à l’abbaye de Fontevrault, où leur tante était abbesse, et notre Armand-Marc, comte de Montmorin, seigneur de Seymiers et de Coppel.

Comme les enfans de la haute noblesse, il fut élevé par le clergé et surtout par le monde.

Ce que l’on demandait aux jeunes gens de l’aristocratie française, c’était, avec les exercices du corps, les qualités que les salons seuls pouvaient donner, la connaissance de la vie, les belles manières, plus de tact que de science, plus de discernement que de fortes études. La noblesse vivait alors plus ou moins rapprochée des gens de lettres, qui la mettaient au courant de ce qui s’imprimait. Elle restait ainsi familière avec les bons livres ; elle en savait assez pour y faire allusion, et le langage choisi qu’elle entendait conduisait au goût. A moins d’être destiné à la magistrature ou à l’église, l’instruction allait tout au plus jusqu’à la rhétorique. Armand fut plus instruit ; comme son père l’avait été du premier dauphin, il fut le menin du second. Il fut donc élevé avec le prince qui devait être Louis XVI. La Correspondance entre Marie Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau, à la date du 16 novembre 1770, renferme une anecdote assez curieuse : « Le 27, la journée étant pluvieuse et fort mauvaise, M. le dauphin passa près de trois heures de l’après-dîner avec Mme la dauphine. Il lui confia beaucoup de détails sur les gens de son service ; il lui dit qu’il croyait bien connaître ceux qui l’entouraient ; que le duc de Saint-Mégrin et le comte de Montmorin avaient le projet de le gouverner et de devenir les maîtres. Le dauphin ajoutait : que les comtes de Beaumont et de La Roche-Aymon étaient des gens nuls et très bornés. » De ces jours de service à la cour datent certainement les projets de cette fatale union entre les enfans de deux amis.

Le comte de Montmorin s’était marié en 1767. Il avait épousé sa cousine, Françoise-Gabrielle de Tanes, fille du marquis de Tanes, et de Louise Alexandrine de Montmorin. La famille de Tanes, originaire du Piémont, s’était établie en Auvergne, à la fin du XVIIe siècle, par suite d’une alliance avec les Montboissier, seigneurs du Pont-du-Château. Par son mariage, Armand de Montmorin ajoutait à sa fortune personnelle les fiefs de Tallende et de Chadieu, des Martres et de Mouton. Il devenait un des grands propriétaires de la province. Mlle de Tanes, plus riche que son cousin, était plus âgée de deux années. Elle était loin d’être belle ; si son portrait est fidèle, elle était haute en couleur, d’une taille robuste, avec des yeux sombres et une force de volonté que trahit le bas du visage osseux et accentué, ambitieuse et fine, comme les races de montagne ; son esprit n’était en rien distingué ; elle fut néanmoins pour son mari d’un excellent conseil, le servit dans toutes les négociations difficiles et le fortifia dans son dévoûment absolu à Louis XVI. Le comte de Montmorin était au contraire de petite taille, d’un tempérament nerveux jusqu’à l’excès, et ne payait pas de mine. Il était laborieux, appliqué et, sous une apparence de bonhomie, cachait une réelle habileté. De ce mariage naquirent quatre enfans, deux filles et deux fils ; l’aînée, Victoire, fut mariée en 1787 au vicomte de La Luzerne, fils du ministre de la marine ; la cadette était Pauline ; Auguste, officier de marine, périt en 1702 dans une tempête en revenant des Indes ; le dernier enfant, Antoine-Hugues-Calixte, devait par une fin héroïque, à vingt-deux ans, honorer le nom qu’il portait.

Admise à la cour, d’abord en qualité de dame pour accompagner les tantes du futur roi, Victoire, Sophie et Louise, Mme de Montmorin disposa vite d’une sérieuse influence ; elle utilisa sa parenté avec la duchesse d’Havre, dont la fille venait d’épouser M. de Tanes, gentilhomme de la chambre du roi de Sardaigne. Dès son avènement au trône, Louis XVI nomma son ancien menin ministre près l’électeur de Trêves, et Mme de Montmorin dame d’atours de Madame Sophie, en remplacement de la comtesse de Périgord. Peu de temps après, janvier 1778, Armand de Montmorin était envoyé ambassadeur en Espagne en remplacement de M. d’Ossun. M. de Maurepas avait convoité ce poste pour une de ses créatures ; afin de parvenir à ses fins, il avait débité et fait débiter que M. d’Ossun était aussi incapable qu’infirme. Le roi devint donc persuadé qu’il ne pouvait plus le laisser sans inconvénient à Madrid, et comme il avait depuis longtemps l’envie de donner une brillante situation à Montmorin, il le prévint de sa nomination. Une querelle s’éleva alors entre Louis XVI et Maurepas. Le vieux mentor, vivement affecté de la ténacité de son souverain, sur lequel il avait jusqu’à ce moment exercé un empire absolu, insistait en disant : « Puisque telle est votre intention, sire, elle sera suivie ; mais il serait bon du moins que M. de Montmorin allât à Madrid sans caractère pendant quelque temps pour que M. d’Ossun pût le mettre au courant des affaires. — Mais, monsieur de Maurepas, répliqua le roi, M. d’Ossun est incapable, à ce que vous m’avez dit, mais il est sourd, mais… » Le roi, sentant que l’humeur s’emparait de lui, n’en dit pas davantage et se retira brusquement dans son cabinet. C’est ainsi que l’ambassade la plus importante, avec celle de Vienne, fut donnée.

La double politique extérieure qui devait être si dangereuse pour le malheureux Louis XVI et pour son ministre, l’administration clandestine des affaires étrangères, avait commencé à la fin du règne précédent. Lorsque M. de Saint-Priest, nommé par M. de Choiseul, était sur le point de se rendre à son poste d’ambassadeur à Constantinople, il reçut un billet du comte de Broglie, qui le priait de passer chez lui. M. de Saint-Priest s’y rendit et le comte lui remit une lettre de la main du roi ; c’était l’ordre de communiquer à M. de Broglie les instructions qu’il venait de recevoir et de lui transmettre à l’avenir copie des dépêches qui lui seraient adressées ainsi que de ses réponses. Cette habitude d’être instruit de tout à l’insu du ministre ne fit que se développer de 1789 à 1792 ; à côté de l’ambassadeur constitutionnel se tenait un représentant de Louis XVI et de la reine. Ces agens étaient connus si bien qu’en 1790, M. de Ségur, nommé à Vienne, déclara que M. de Breteuil ayant déjà dans ce poste la confiance personnelle du roi, il ne pouvait accepter. Montmorin était si avant dans l’amitié du roi qu’il eut moins que personne à redouter cette méfiance ; il devait plus tard, cependant, subir pour lui-même les périlleuses conséquences d’une double politique.

La cour d’Espagne était plus solitaire que jamais, l’Escurial plus assombri encore par les formalismes d’une étiquette rigide. Montmorin y montra de la gravité sans pédantisme et de la dignité sans morgue. La froideur de ses formes de grand seigneur ne déplaisait pas. Personne même, si l’on écoute les mauvaises langues de Versailles, n’aurait pu faire mieux que lui auprès d’un monarque dont la tête était absolument dérangée. Un conseil de régence venait de se former à Madrid, sous la présidence du prince des Asturies, et notre ambassadeur avait soutenu, avec autant de fermeté que de tact, la politique difficile créée à la France par l’un des événemens les plus importans du XVIIIe siècle, la guerre d’Amérique. C’est cette fermeté qui donna naissance à une calomnie, colportée par les pamphlets et les journaux, sous la révolution, à savoir que Montmorin avait été, dans une altercation, souffleté par le prince des Asturies et n’avait pas demandé raison de cette offense.

La cour de Versailles avait été saisie d’une offre de médiation par la cour de Vienne. Tandis que l’Angleterre l’avait acceptée avec empressement, M. de Vergennes, mécontent de la base principale qui était l’abandon de la cause des insurgens d’Amérique, alléguait la nécessité de connaître le vœu de l’Espagne, l’intime alliée de la France et très intéressée, du reste, à la question par ses propres colonies. Pour se disculper auprès de l’empereur Joseph II, M. de Vergennes lui avait fait communiquer, comme éclaircissement de sa conduite, un mémoire où l’on rapprochait, quoiqu’il n’y eût pas une véritable analogie, la situation de la France sous Henri IV à l’égard des Provinces-Unies et celle de Louis XVI à l’égard des Américains. Le mémoire tendait à prouver qu’il fallait se borner à une trêve entre l’Angleterre et la France. Ce plan avait été le même jour envoyé à Madrid. La cour de Londres, présumant que la tenue d’un congrès à Vienne éprouverait de grandes lenteurs, essaya de traiter directement avec la cour de Versailles. Le comte de Vergennes avait mis Montmorin dans la confidence de ces ouvertures ; il voulait rejeter aux yeux de l’Europe l’avance des premières propositions pacifiques sur l’Angleterre.

La confiance entre les deux souverains de la maison de Bourbon était entière. Les dépêches échangées en témoignent. Lord North quittait sur ces entrefaites le ministère et était remplacé par lord Shelburn et M. Fox. Comme il s’était montré zélé dans les rangs de l’opposition pour la cause américaine et qu’il était de plus l’ami personnel de Franklin, lord Shelburn lui avait envoyé un membre du parlement, M. Oswald, porteur d’une lettre de créance et de propositions satisfaisantes pour la paix. Franklin avait refusé toute ouverture qui séparait la cause de l’Amérique de celle de la France et avait fait sentir à l’envoyé anglais que la paix ne pouvait se traiter sans notre intervention. M. Oswald, après s’être muni d’instructions plus précises, s’était alors présenté chez le comte de Vergennes et avait ouvert officiellement des conférences. Il fallait obtenir de la cour d’Espagne une complète adhésion à cette politique. Montmorin y réussit. Lord Granville, frère de lord Temple, arriva en France et, le 10 janvier 1783, les préliminaires de la paix étaient signés à Paris entre la France et la Grande-Bretagne d’une part, l’Espagne et la Grande-Bretagne de l’autre. Le 3 septembre suivant, l’indépendance des États-Unis était solennellement reconnue.

Les services éminens de Montmorin furent récompensés par l’offre de la grandesse, qu’il refusa, et par la Toison d’or. Louis XVI le nommait maréchal de camp et chevalier du Saint-Esprit. Lorsque le comte d’Artois et le duc de Bourbon avaient traversé l’année précédente l’Espagne, allant au siège de Gibraltar, ils avaient été heureux de se mettre sous la tutelle de Montmorin et d’être dirigés par lui. Depuis que la maison de Bourbon régnait en Espagne, c’était la première entrevue de ce genre, et Charles III, en recevant les deux jeunes princes à Saint-Ildefonse, avait témoigné à l’ambassadeur de France tous les égards que méritaient l’habileté de sa conduite et la hauteur de sa tenue. Après six années de séjour en Espagne, Montmorin demanda à rentrer en France. le 3 mai 1784, M. de Vergennes lui adressait la lettre suivante :

« Le roi ayant bien voulu, monsieur, agréer votre retraite de la place de son ambassadeur à la cour de Madrid, j’ai pris les ordres de Sa Majesté sur l’indemnité qui vous est due pour les frais de retour de votre maison et de vos effets d’Espagne en France. Je vous annonce avec plaisir, monsieur, que Sa Majesté a bien voulu, sur ma proposition, vous accorder, pour cet objet, une gratification extraordinaire de cinquante mille livres.

« J’ai l’honneur d’être avec un profond attachement, votre très humble et très obéissant serviteur.

« DE VERGENNES. »


Très protégé par Mesdames tantes, Montmorin était destiné à rendre de nouveaux services. À peine installé à Paris, il fut appelé à commander en chef en Bretagne, en remplacement de son compatriote le marquis d’Aubeterre. Les têtes y étaient alors fort montées ; mille incidens graves ou futiles étaient l’objet de controverses, depuis les édits de Turgot et l’affaire du Collier jusqu’à Mesmer et Cagliostro. Les états de Bretagne, avec leurs privilèges particuliers, représentaient dans l’ancienne monarchie l’indépendant esprit provincial. Très jaloux de ses droits, chacun des ordres luttait pour leur défense, et ils se réunissaient ensuite pour les revendications communes vis-à-vis de la royauté. Une déclaration du 1er juin 1781 sur les octrois des villes était aux yeux des Bretons une violation du pacte fondamental de 1532, qui en réunissant à la couronne de France le duché de Bretagne, lui avait garanti ses antiques libertés, On exigeait le consentement formel des états pour toute levée de taxes. Le droit de fouage, espèce de taille réclamée par chaque feu sur les biens roturiers, excitait encore plus d’animosités intestines. On avait conçu le projet de créer avec des deniers du fouage un capital et de le convertir en rentes. L’injustice était de faire porter l’impôt sur la seule propriété roturière. Les communes ne cessaient de protester. La noblesse bretonne, qui tenait moins à son argent qu’à ses privilèges, ne voulait pas entendre parler de redevances qui l’auraient rendue taillable. Le comte de Montmorin, sur la question des octrois, trouva le moyen de s’entendre avec la commission permanente chargée par les trois ordres de faire parvenir au roi leurs doléances. L’affaire du fouage ne fut réglée que quelques mois avant 1789 et amena des luttes sanglantes dans les rues de Rennes. Le comte de Thiars commandait alors la province. Montmorin, si bien instruit par la cour de Charles III du respect des formes, avait plu aux Bretons par sa réserve hautaine ; et la comtesse de Montmorin, par son savoir-faire, n’avait pas été inutile dans cette œuvre de conciliation entre tant de susceptibilités ; aussi la reconnaissance publique entoura-t-elle le mari et la femme. Une promenade fut appelée le Champ-Montmorin et la Gazette de France du 4 février 1785 mande « que la comtesse de Trémargat, épouse du comte de Trémargat, Jambe-de-Bois, président de l’ordre de la noblesse, étant accouchée d’un fils, les états ont arrêté de donner à cet enfant le nom de Bretagne et d’envoyer à la comtesse de Montmorin une députation pour la prier de le présenter au baptême. » Ils arrêtèrent par acclamation d’offrir à la comtesse de Montmorin un diamant de 10,000 écus ; elle ne voulut pas l’accepter, et elle pria les députés de permettre que cette somme fût destinée à fonder une place au couvent de la Présentation pour les jeunes demoiselles nobles, une autre à l’école des cadets-gentilshommes e£ une bourse dans un collège pour le tiers-état.

Sa haute charge n’obligeait pas Montmorin à résider constamment à Rennes ; un intérêt de famille l’appelait d’ailleurs à Paris, au mois de septembre 1886 ; il s’agissait du mariage de sa seconde fille.


II

Pauline avait été élevée par ses tantes. Les premières années de sa vie, elle les avait passées à Chadieu, à mi-côte des coteaux qui bordant l’Allier, dans un encadrement de verdure ayant pour horizon les Monts-d’Or. A huit ans, elle était entrée au couvent de Fontevrault, la maison ordinaire des filles de France ; de treize à seize ans, ses parens, pour achever son éducation, l’avaient placée à Paris, au couvent princier de Panthémont, rue de Grenelle, la maison préférée de la haute noblesse, où chaque jeune fille, ayant une gouvernante et une femme de chambre, apprenait les leçons de maintien, de danse et de musique, et recevait au parloir les visites les plus mondaines. L’éducation était ainsi résumée par ce mot de la marquise de Créquy à Sénac de Meilhan : « De l’instruction religieuse et des talens analogues à l’état de femme qui doit être dans le monde, y tenir un état, fût-ce même un ménage. » Généralement le mariage de la jeune fille se faisait presque immédiatement au sortir du couvent, avec un mari choisi et agréé d’avance par la famille, qui décidait souverainement des convenances de rang et de fortune.

Il n’en fut pas autrement pour Mlle de Montmorin ; elle ne connaissait pas son futur époux lorsqu’on lui annonça qu’elle allait se marier. Elle écrivait plus tard qu’elle regrettait ses journées de couvent, dont tant de fêtes abrégeaient la monotonie et dont toutes les sévérités étaient adoucies par l’affection de ses tantes. On l’appelait en ce temps-là Mlle de Saint-Hérem pour la distinguer des abbesses, Mmes de Montmorin, et elle aima ce nom de Saint-Hérem jusqu’à la fin de sa vie. Le mari qui lui était donné était le fils d’un ami de son père, Christophe, marquis de Beaumont, premier baron de Périgord, brigadier des armées du roi, colonel du régiment d’infanterie de la Fère. Nous savons qu’avec M. de Montmorin, il avait été l’un des menins de Louis XVI. Deux enfans étaient nés de son union avec Marie-Claude de Baynac : l’une, Marie-Elisabeth, qui mourut célibataire ; l’autre Christophe-Arnaud-Paul-Alexandre, marquis d’Auty, enseigne aux gardes françaises.

Ce second enfant, celui qui épousait Pauline de Montmorin, était né le 25 décembre 1770 ; il avait été tenu sur les fonts de baptême à Saint-Sulpice par Arnaud-Louis-Simon de Lostanges, sénéchal de Quercy, et par Marie-Elisabeth-Charlotte Galuci de L’Hôpital, dame d’honneur de Mme Adélaïde de France. Sans instruction et sans goût d’esprit, d’un caractère faible et violent, il eût peut-être dans des temps calmes fait une carrière dans l’armée, grâce à son nom et à ses alliances ; appelé à vivre dans les temps d’orage à côté d’une femme supérieure et vaillante de cœur, il ne pouvait la comprendre, et il ne l’aima pas. C’était un enfant, et elle ne put l’élever. Le 27 septembre 1786, la Gazette de France annonce que leurs majestés et la famille royale ont signé le contrat de mariage du comte Christophe-François de Beaumont avec demoiselle Marie-Michelle-Frédérique-Ulrique de Montmorin, fille du comte de Montmorin, commandant pour le roi en Bretagne. Mais la grande affaire pour la femme était la présentation à la cour ; elle avait presque autant d’importance que le mariage. Le 4 octobre, la Gazette nous apprend que la comtesse de Beaumont a eu l’honneur d’être présentée à leurs majestés. Tout est donc pour le mieux aux yeux du monde ; mais le bonheur ne vint pas. Au bout de peu de mois, la vie commune devint tellement insupportable que le comte de Beaumont retournait chez ses parens. Il revint lorsque M. de Montmorin était ministre des affaires étrangères. Mais la jeune femme avait développé ses facultés au contact des hommes distingués dont elle avait fait sa société ; les instincts grossiers et l’inintelligence de son jeune mari la révoltèrent ; et M. de Montmorin, si nous en croyons un document émanant de M. de Beaumont lui-même, fut dans la nécessité de le menacer d’une lettrée de cachet.

Cette fois la rupture fut définitive ; le comte de Beaumont ne s’intéressa à aucune des terribles péripéties, qui, s’échelonnant comme autant de stations douloureuses, laissèrent, en 1794, sa femme seule au monde et momentanément sans ressources. Nous n’osons pas dire qu’il coopéra à ses malheurs, mais il les vit avec satisfaction. Il n’émigra pas ; il s’était fait nommer commandant de la garde nationale de la commune de Puyguilem, dans la Dordogne. Revenu à Paris en 1792, successivement élève ecclésiastique, puis étudiant pour le génie militaire, il habitait rue Meslay, n° 27, se faisant régulièrement délivrer des certificats de républicanisme et de résidence par le comité de la section des Gravilliers. Il avait vendu toutes ses propriétés au citoyen Dupeyrat, qui fut plus tard membre du conseil des cinq cents. Porté par les membres du district de Bergerac sur la liste des émigrés, le comte de Beaumont avait obtenu sa radiation en produisant les attestations de sa section. Une lettre de sa municipalité indique qu’il y avait fait déposer ses anciens titres de redevances et droits féodaux et qu’ils avaient été brûlés conformément au décret du 17 juillet 1793. Ses vieux parens, après avoir été détenus au château de Hautefort, district d’Excideuil, avaient été mis en liberté ; ils s’étaient réfugiés d’abord à Jean-sur-Colle, près de Sarlat et avaient fini par se retirer à Créteil.

Leur fils n’était pas au bout de ses aventures. Il avait connu à Paris, dans l’année 1790, le général Damas. L’ayant retrouvé quatre ans après, dans une visite rue Faubourg-Saint-Honoré, le comte de Beaumont, craignant d’être inquiété après la journée du 18 fructidor, proposa à Damas de l’emmener avec lui à l’armée de Sambre-et-Meuse en qualité de secrétaire. Sa proposition fut agréée. Il était à peine installé depuis deux mois à la division du général Lefebvre, sous les ordres duquel se trouvait la brigade Damas, que, par ordre du général en chef, Augereau, il était arrêté comme prévenu d’émigration et enfermé dans la forteresse de Wetzlar. Un ordre de la police générale avait été à cet effet expédié de Paris. Le comte de Beaumont écrit alors à Précy, représentant du peuple au conseil des cinq cents ; il était devenu nous ne savons comment son ami : Précy prend chaleureusement sa défense, se porte garant de son civisme et demande qu’il soit relâché. Nous avons la réponse du citoyen Rudler, commissaire du gouvernement dans les pays conquis entre Meuse et Rhin et Rhin et Moselle. Son rapport, adressé au ministre de la police le 25 ventôse an VI, est ainsi conçu :


« Citoyen ministre,

« Le ci-devant comte de Beaumont est détenu dans ce moment à la prison de Wetzlar, sur les bords du Rhin, près Mayence. Il a été arrêté en vertu d’un ordre émané de vos bureaux, adressé au citoyen Augereau, général en chef, le 6 frimaire dernier. Votre ordre était fondé sur plusieurs motifs : 1° l’ex-comte de Beaumont était prévenu d’émigration ; 2° on lui reprochait, en outre, sa conduite politique pendant la révolution, certaines relations intimes, les persécutions qu’il avait fait éprouver à tous les républicains de sa commune, à ceux même qui, dans d’autres temps, l’avaient garanti de celles dirigées contre lui ; enfin les propos les plus contre-révolutionnaires : qu’on avait beau vouloir empêcher la contre-révolution, qu’elle se ferait par le massacre de tous les patriotes. À ces dénonciations se joignait la fuite précipitée de cet individu après le 18 fructidor. En effet, dès le lendemain de cette journée, il avait quitté Paris à la faveur d’un passeport suranné, et, à force de sollicitations, il était parvenu à se placer, en qualité de secrétaire, auprès du général Damas à l’armée de Mayence.

« Aussitôt son arrestation, le sieur Précy, représentant du peuple au conseil des cinq cents, a réclamé la mise en liberté du citoyen Beaumont. Il déclare le connaître depuis plusieurs années. Il atteste que les opinions qu’il a manifestées lui ont toujours paru en faveur de la république. Il joint au mémoire justificatif de son ami des certificats de civisme, délivrés au citoyen Beaumont par les officiers municipaux de la commune de Puyguilem, département de la Dordogne et en l’an II.

« Pour prononcer en connaissance de cause, vous avez fait prendre des informations.

« Il en résulte que l’émigration du citoyen Beaumont n’est pas constante ; son nom ne se trouve pas sur la liste des émigrés. Il paraît bien que sa conduite pendant la révolution n’est pas exempte de reproches. Il a exagéré le patriotisme dans les premiers jours de la révolution et il est devenu dans la réaction un des persécuteurs des républicains. Cependant, comme ces faits ne peuvent donner lieu à aucune action devant les tribunaux, sa détention à cet égard ne peut être prolongée. On propose, en conséquence, au ministre sa mise en liberté, en l’obligeant toutefois de prendre un passeport pour se rendre dans la commune de sa résidence. »

« P. S. — Depuis le rapport, il a été remis sous les yeux du ministre un arrêté du comité de législation de la convention, qui prononce la radiation définitive dudit Beaumont. »

Il ne faudrait pas confondre le comte de Précy, défenseur de Lyon contre Dubois-Crancé, Collot-d’Herbois et Couthon, le chef des comités royalistes, avec le citoyen Précy. Celui-ci avait été député de l’Yonne à la convention nationale, et non-seulement il ne fut pas inactif dans l’arrestation de la famille Montmorin au château de Passy, près de Sens, mais il avait de loin dirigé les poursuites. Une haine commune avait réuni le gendre de la victime des assassins de septembre et le conventionnel. Dans une lettre d 3 nivôse an VI, adressée au citoyen Cochon de Lapparent, ministre de la police, Précy, élu membre du conseil des cinq-cents, explique, en effet, que son ami lui a constamment manifesté ses opinions républicaines, qu’il avait été persécuté sous l’ancien régime « de la part du ci-devant ministre Montmorin, dont, à seize ans, on le forçait d’épouser la fille, âgée de dix-sept ans, avec laquelle il n’avait jamais vécu ; qu’il s’était soustrait à la persécution par la fuite et que ce n’était que depuis la révolution qu’il était revenu librement à Paris. » Nous connaissons bien maintenant le mari de Pauline, mais la suite de la lettre de Précy n’est pas moins instructive :

« Depuis six mois, ajoute-t-il, Beaumont m’a témoigné ses inquiétudes sur l’influence du parti de Clichy en me disant que, si nous avions la contre-révolution, il serait perdu : 1° pour n’avoir pas émigré ; 2° pour ne pas avoir contribué ; 3° par rapport aux opinions qu’il avait manifestées en faveur de la république.

« Beaucoup de fois il m’a témoigné le désir de servir la république soit à l’armée, soit dans un bureau quelconque, qu’il aime à s’occuper, et que douze à quatorze heures de travail par jour ne le gêneraient pas, mais que sa naissance le rendant suspect, il n’avait pas osé offrir ses services. Après la journée du 18 fructidor, il est venu me voir et m’a témoigné sa joie sur le succès ; il me réitéra tout ce qu’il m’avait précédemment dit.

« Alors je lui dis que ses craintes relativement à sa naissance me paraissaient déplacées, que le citoyen Barras était directeur, le citoyen Bonaparte était général en chef de l’armée d’Italie, que plusieurs hommes de naissance noble étaient bons républicains ; je l’engageai à lever ses scrupules. Mon discours parut le flatter. Il me dit qu’il chercherait l’occasion d’être occupé. Environ dix à quinze jours après, il m’a fait part qu’il allait à l’armée avec un général dont il serait le secrétaire ; qu’il lui importait peu à quoi il fût employé, qu’il était content et qu’il emploierait tous ses moyens contre les ennemis de la république.

« Avant son départ pour l’armée, il m’a communiqué les papiers qui attestent son civisme depuis le commencement de la révolution ; il m’en a laissé un extrait dont je joins une copie.

« Cependant je viens d’apprendre qu’il a été mis en arrestation par des ordres supérieurs. Si quelques malveillans ont voulu le perdre ou si quelques républicains ombrageux ont conçu de la défiance à son égard par rapport à sa naissance, je me plais à croire que vous emploierez votre autorité pour lui rendre sa liberté.

« Salut et fraternité. — Signé : PRECY. »


Nous savons que la liberté lui fut en effet rendue ; mais un procès avec Dupeyrat, acquéreur de ses terres de Puyguilem et collègue de Précy au conseil des cinq cents, appela l’année suivante, dans la Dordogne, le comte de Beaumont. Son père, sa mère, sa sœur n’y habitaient plus. Le zèle des autorités locales se réveilla ; une visite domiciliaire eut encore lieu ; nouvelle intervention de Précy, nouvelle lettre de lui au ministre de la police (20 germinal an VII), dans laquelle, rappelant la précédente, il offre de communiquer les pièces et se porte fort que Beaumont se présentera dès son retour à Paris. Nous ne voyons pas qu’une suite ait été donnée à ces dernières menaces.

C’est alors que Pauline de Montmorin apprend tous ces incidens. Si nous anticipons ainsi sur les événemens, c’est que M. de Beaumont a si peu tenu de place dans la vie de sa femme, et Mme de Beaumont si peu de place dans la vie de son mari, que nous avons hâte de clore l’histoire, si courte, du reste, de leur mariage. Le meilleur des amis de Pauline était en ce moment Joubert. Nous dirons comment ils s’étaient rencontrés et comment cette amitié de tous les instans avait pris toutes les nuances d’un attachement passionné, sans être pourtant de l’amour. Elle l’avait averti de sa ferme résolution de reprendre la liberté complète de sa personne, humiliée, à cause des procès nécessités par la réintégration dans ses propriétés, de solliciter des procurations d’un homme qu’elle n’estimait pas. N’y avait-il pas aussi dans cette âme droite un autre scrupule ? Une allusion dans une lettre à Fontanes nous le laisserait croire. Chateaubriand venait de lui être présenté ; elle s’était jetée tout entière dans cette affection, sans regrets comme sans réserves, en femme du XVIIIe siècle qu’elle était, mais restant au fond très grande dame. Il lui répugnait, en aimant, d’avoir les apparences d’un lien qui ne lui permît pas de s’honorer hautement d’un absolu dévoûment à ce charmeur qui l’avait transformée, et dont l’étrangeté d’allures, de ton, de style et de pensées faisait le plus complet contraste avec le milieu dans lequel elle s’était élevée.

Le divorce fut prononcé par consentement mutuel en mars 1800. « Etes-vous bien démariée ? lui écrivait Joubert alors à Montignac, chez sa mère. Si vous ne voulez pas qu’on vous dise mademoiselle, prenez le nom de Saint-Hérem. Au couvent que vous aimiez tant, on vous appelait Saint-Hérem. Mme de Saint-Hérem vous siéra fort bien. Une Mme de Saint-Hérem est une Montmorin voilée. » — Et puis arrive sous la plume délicate de cet ami des belles choses, cet argument le plus décisif pour un lettré : « Mme de Sévigné, qui, comme vous le savez, m’est toutes choses, parle d’ailleurs des Saint-Hérem. Enfin ou cachez votre nom, ou ne cachez pas votre filiation, à laquelle je tiens beaucoup. » Quoique divorcée, Pauline signait toutes ses lettres Beaumont-Montmorin. Mais dans l’intimité, Mme de Krudner l’appelait toujours Mme de Saint-Hérem. M. de Beaumont quitta quelques années après Créteil, où il avait acheté une propriété, et se retira à Francfort-sur-le-Mein. Il s’y remaria et il y mourut le 6 juin 1851, à l’âge de quatre-vingt-un ans. Ses père et mère s’étaient éteints en 1811.

Revenons en arrière. Le comte de Vergennes était mort le 13 février 1787. Le choix de son successeur n’était pas facile. Pendant treize ans, M. de Vergennes avait dirigé et inspiré la politique française ; sans laisser la réputation d’un grand ministre, il avait constamment fait preuve de sagesse et de capacité. Il avait mené à bien la guerre d’Amérique ; il avait, en restant au pouvoir, donné un démenti au mot de Rulhière, qui définissait son mérite une médiocrité imposante, et, au total, il avait relevé la France de l’abaissement où l’avait laissée la guerre de sept ans. L’héritage était lourd à porter. Ce fut de son propre mouvement que Louis XVI nomma M. de Montmorin ministre et secrétaire d’état aux affaires étrangères. Il lui était attaché et ce choix ne fut le résultat d’aucune intrigue. M. de Saint-Priest était désigné par l’opinion de la cour ; la reine lui était favorable, mais le roi avait des préventions contre lui. Il sentait au contraire dans Montmorin beaucoup de ses propres vertus et aussi quelques-uns de ses défauts. Il devinait que celui-ci serait dévoué avant tout et jusqu’au bout.

Le nouveau ministre au début fut comme effrayé de sa tâche. Il pria Louis XVI de lui retirer les provinces, l’administration de l’intérieur, qu’avait aussi le comte de Vergennes ; elles furent en effet jointes au département du baron de Breteuil. La Gazette du 18 février annonce que le comte de Montmorin a prêté serment entre les mains du roi et trois jours après qu’il a eu l’honneur de faire ses révérences à la reine et à la famille royale. Le 23, il assistait à l’ouverture de l’assemblée des notables ; on ne voit pas qu’il ait pris part à leurs délibérations.

Si Calonne avait pensé qu’il fallait s’emparer des esprits en les frappant par un acte audacieux, tous ses projets étaient affaiblis par son caractère et par ses vices. Il n’avait pas remplacé l’appui de M. de Vergennes par celui des autres ministres, qu’il avait systématiquement délaissés. Il ne les consultait ni sur ses plans, ni sur ses démarches ; à peine leur lisait-il la veille ce qui devait être dit le lendemain dans les comités. Piqués d’être mis à l’écart, ils étaient peu disposés à seconder une besogne à laquelle ils n’avaient eu aucune part. Les clairvoyans ou les désabusés voyaient sans frayeur s’avancer l’orage à grands pas. Pour tous les hommes superficiels dont se composait la cour, qu’importaient les réformes proposées, mais aucunement préparées ? La chute du ministère était la chose essentielle. Calonne succombait six semaines après l’ouverture de l’assemblée des notables. Le roi avait envoyé chercher le baron de Breteuil, qui, en sa qualité de secrétaire d’état au département de Paris, était chargé de porter les ordres de disgrâce. Il supplia Louis XVI de l’en dispenser, parce qu’il était reconnu pour l’adversaire juré du contrôleur-général. Le comte de Montmorin reçut cette mission et la remplit. Étourdi du premier coup, Calonne se remit lorsqu’il sut que son successeur immédiat désigné n’était pas son ennemi, l’archevêque de Toulouse. Ce fut en effet le conseiller d’état de Fourqueux. Montmorin avait parlé de Necker, mais sans succès. Ils ne se connaissaient pas encore ; la timidité naturelle de Montmorin l’empêcha d’être plus pressant, et il ne put cette fois vaincre les répugnances du roi. Ce dernier pensait toujours que nommer Necker serait céder la couronne à son ministre.

Le lendemain, 13 avril 1787, le comte de Montmorin vint à Paris remplir une semblable mission auprès du garde des sceaux. Le suisse, d’après Bachaumont, répondit que M. de Miroménil, plongé dans la douleur du décès de Mme de Bérulle, sa fille, ne voyait personne. Le comte de Montmorin, qui ne savait pas cet événement tout récent, hésita un instant ; enfin il prit son parti et insista pour voir son ancien collègue. Il entra et lui offrit d’abord ses condoléances. M. de Miroménil, par ce début, s’imagina qu’il ne s’agissait que d’une visite d’honnêteté ; et, après ce premier compliment, lui dit : « Eh bien ! monsieur le comte, voilà du nouveau, — signifiant par là le renvoi de M. de Calonne, dont il était instruit. — Oui, monsieur le garde des sceaux, mais ce n’est pas tout ; il y a encore ce qui vous concerne, et je me fais une vraie peine de vous l’annoncer, surtout dans ce moment de douleur où vous êtes… » — Enfin, Montmorin lui fit part des ordres du roi, et M. de Miroménil n’hésita point à remettre les sceaux.

Tels furent les débuts du comte de Montmorin au ministère. Quelques jours après, l’archevêque de Toulouse, M. de Brienne, qui visait depuis longtemps au poste de premier ministre, y parvenait. Il était chef du conseil des finances. Depuis quinze ans, il travaillait par le crédit des subalternes à se faire estimer de la reine. Ni assez éclairé pour être philosophe, ni assez ferme pour être despote, admirant tour à tour, suivant le mot d’une femme qui le jugeait bien, la conduite du cardinal de Richelieu et les principes des encyclopédistes, il n’avait guère plus de poids et de sérieux que Calonne. Quand les nations commencent à être quelque chose dans les affaires publiques, tous les esprits de salon sont inférieurs aux circonstances. Avec une présomption aveugle, l’archevêque de Toulouse, devenu cardinal-archevêque de Sens, ne faisait que presser le cours des événemens. Après avoir mis fin à l’assemblée des notables, il entrait en lutte avec les parlemens. Toute la constitution du royaume était changée ; l’enregistrement avait été transporté dans les attributions d’une cour plénière : ; des troubles éclataient dans les pays d’état, en Bretagne et en Dauphiné. Le cardinal de Brienne ayant représenté à Marie-Antoinette que, dans les heures de crise, on doit concentrer le pouvoir afin de lui donner plus de force, se faisait habilement nommer principal ministre. Ce changement n’avait convenu ni à la dignité des maréchaux de Castries et de Ségur, ses collègues, ni à leur façon de penser, encore moins à la considération qu’ils s’étaient acquise. Ils avaient envoyé leur démission. M. de Brienne, frère de l’archevêque, plus fort en intrigues qu’en talens militaires, avait été appelé au département de la guerre. Deux amis du comte de Montmorin restaient seulement avec lui au conseil, M. de Malesherbes, comme ministre d’état, et le comte de La Luzerne, son neveu, grand naturaliste, ancien gouverneur des Iles Sons-le-Vent, frère de l’évêque de Langres, et de l’ambassadeur de France aux États-Unis, envoyé en 1788 à Londres. Si nous mentionnons ces deux personnages, c’est que tous les deux devinrent les hôtes assidus de l’hôtel de la rue Plumet. C’est en y dînant à côté du vertueux Malesherbes que lord Shelburn lui avait dit : « Si je fais quelque chose de bien dans tout le temps qui me reste à vivre, je suis sûr que votre souvenir y amènera mon âme. »

Le comte de La Luzerne, marquis de Beuzeville, avait un fils, capitaine dans les chevau-légers ; ce fils épousa la sœur de Mme de Beaumont, Victoire-Marie-Françoise de Montmorin. Ils eurent deux filles, bien jeunes lorsque leur tante eut à s’occuper d’elles : l’une, la marquise de Floirac, décédée à Paris, le 27 juillet 1858 ; l’autre, la marquise de Vibraye, morte au château de Bazouches, en Nivernois, le 9 mars 1875. — La faveur du comte de Montmorin est au comble. La comtesse de Beaumont est nommée dame pour accompagner Madame, femme du comte de Provence ; la vicomtesse de La Luzerne est, en la même qualité, attachée à Madame Victoire, et la Gazette du 4 novembre 1787 indique que, pour la première fois, elle fait la quête le jour de la Toussaint, dans la chapelle de Versailles, à la grand’messe où assistait la famille royale.

Ayant un rang à la cour, faisant de plus les honneurs du salon de son père, Pauline de Montmorin eut bientôt choisi ses amitiés. Elles furent dignes d’elle.


III

La société française, dans les années 1787-1788, présentait un attrait et un caractère tout particuliers ; ce n’étaient plus les grands salons que l’Europe entière était venue admirer. La mort les avait fermés l’un après l’autre. Il y avait plus que la différence de deux règnes entre la conversation au temps de Louis XV et celle au temps de Louis XVI. L’âme de la fin du XVIIIe siècle n’était plus uniquement le plaisir : une vraie sympathie pour la nature humaine, l’idée de ses droits, le désir de son bonheur, le rêve de sa perfectibilité, avaient remplacé la passion désintéressée des choses de l’esprit. Le salon de Mme Necker avait servi de transition. Cette dernière époque, adoucie par des illusions sans aigreur, avait bien plus de sérieux et presque de la raideur. Il y a loin de Mme du Deffand à Mme de Staël. On causait partout et de tout. La bourgeoisie avait généralement résisté aux corruptions ; elle avait conservé les vertus du mariage et de la famille, tout en s’ouvrant au souffle des novateurs. Elle s’était plus particulièrement sentie touchée par les effluves des pages entraînantes de Rousseau ; par opposition au vieux monde de l’aristocratie et de la finance, usé par toutes les jouissances, dévoré par tous les égoïsmes, elle arrivait à la révolution avec des trésors d’enthousiasme.

La noblesse de cour, à l’exception de quelques grands noms, avait perdu son prestige. Soustraite par les goûts de la jeune reine à la gêne de la représentation, elle portait dans le cœur un levain qui fermentait à toute occasion. Le baron de Bezenval, qui connaissait bien les habitués de Versailles, prétendait qu’il n’y avait là que des gens de petit esprit et de petits moyens. L’intrigue y faisait et y défaisait les ministères ; la lutte des deux esprits contraires, lutte acharnée sous le dernier règne, se poursuivait sans doute sur certains points, mais la victoire était assurée à l’égalité. Jusque dans l’antichambre du roi se tenaient les propos les plus séditieux. Ce n’était pas seulement dans la grand’chambre du parlement que la fermentation agitait les têtes, ce n’était pas seulement dans la salle des Pas-Perdus qu’on était imbu des maximes de l’anéantissement de l’autorité ; l’esprit général de révolte, le choc des intérêts divers, avaient produit, au dire des hommes les plus impartiaux, une caricature de guerre civile qui, sans chefs, sans effusion de sang, en avait pourtant les inconvéniens. Suivant le mot caractéristique du prince de Ligne, il était aussi à la mode de désobéir sous Louis XVI que d’obéir sous Louis XIV. La puissante race d’orateurs et de soldats qui devait étonner l’Europe se formait, silencieusement et obscurément, en province.

Quelles que fussent les agitations dans le monde des parlementaires et des courtisans, rien n’était enchanteur encore comme les salons de Paris ; la violence de la polémique n’y avait pas remplacé l’aménité. La politesse était restée la partie essentielle de l’éducation française ; le respect pour les vieillards maintenait le règne des convenances sociales. La révolution devait fatalement rendre le commerce ordinaire de la vie chaque jour plus difficile, plus épineux ; il allait devenir tantôt aigre et emporté, tantôt réservé et plein de précautions. Néanmoins, tant que les clubs ne furent pas ouverts et les échafauds dressés, la société parisienne donna une dernière fois le modèle de cette facile communication des esprits distingués entre eux, la plus noble jouissance dont la nature humaine soit capable. Comme les affaires politiques étaient encore entre les mains des gens bien élevés, toutes les grâces de la vieille politesse relevaient les discussions les plus sérieuses, et l’opposition dans les sentimens et dans les intérêts ne faisait que donner plus de chaleur et d’originalité à la conversation. On n’éprouvait qu’une crainte, celle de ne pas mériter assez la considération de ceux qui écoutaient, et cette crainte était loin d’être défavorable au développement des facultés. La mode était aux théories politiques ; « Dussé-je y périr, disait Mme de Tessé, j’espère que la France aura une constitution. » Tout le monde faisait la sienne ; jusqu’à la duchesse de Bourbon, qui en fabriquait une dont les premiers articles avaient pour but de rendre les hommes vertueux, de leur assurer le nécessaire pour vivre et surtout de protéger le peuple contre des besoins factices. Les hardiesses de langage étaient poussées si loin que, d’Allonville dînant chez le duc de Brissac, l’ami de la Du Barry, une année avant les états-généraux, le 6 janvier, en nombreuse et aristocratique compagnie, le maître de la maison s’écria au moment où l’on servait le gâteau des rois : « Pourquoi le tirer ? nous n’en avons plus. » Il semblait, dans ces deux ou trois dernières années, que, pressentant sa ruine définitive, l’ancien régime eût voulu s’éteindre après avoir épuisé toutes les ivresses de l’esprit.

Si, dans la haute société tout tendait à se niveler, les mœurs comme les fortunes, les vanités comme les mœurs, la femme résistait la dernière. Elle était devenue incomparable dans l’art si français des riens élégans. Comme aucune forme autour d’elle n’avait extérieurement changé, elle était convaincue que, malgré les constitutions nouvelles, tout resterait à la même place. La tyrannie du ridicule qui caractérisait éminemment ces dernières années de la monarchie et qui, après avoir poli le goût, finissait par user les forces, était la seule préoccupation des grandes dames ; malgré le relâchement des liens de hiérarchie, elles maintenaient cependant plus que leurs maris la différence des conditions sociales. Que de temps et quelle dépense d’amabilité ne fallait-il pas à Mme Necker elle-même pour que toutes les portes lui fussent ouvertes ! Mais une fois qu’on était entré, quel charme ! Ces femmes inoubliables avaient une qualité presque aussi attachante que leurs grâces, elles étaient non pas des savantes, mais des lettrées ; leur intelligence sérieuse et cultivée se dilatait dans les plus hautes régions de l’esprit. Si elles écrivaient moins bien que leurs mères, elles parlaient couramment la meilleure langue et, sans être apprêtées, elles jugeaient d’un trait, avec une indépendance et une finesse personnelles, les livres nouveaux, les renommées à la mode, s’échauffant pour une page des Confessions et disant à ravir une page de Voltaire. Si les financiers faisaient parfois antichambre dans ; leur hôtel, les écrivains de talent n’y attendaient jamais ; ils leur donnèrent en revanche la connaissance du cœur de l’homme, un supérieur bon sens associé à l’ardent désir de plaire et une franchise d’allure qui n’excluait jamais la distinction. Si la comtesse de Vintimille, que nous retrouverons plus tard, prenait le deuil le jour de l’anniversaire de la mort de Mme de Sévigné, l’on sait aussi quelle est celle qui, ayant à choisir un précepteur pour ses fils, exigeait d’abord qu’il eût connu l’amour. Ce sont bien les deux côtés du siècle ; Memento quia pulvis es, comme disait Diderot des pastels de Latour, où revivaient ces fragiles et suprêmes élégances !

Mme de Beaumont apportait dans ce monde une insatiable curiosité intellectuelle. Ceux qui l’ont vue faisant les honneurs des soirées de son père, ou bien étant de service à la cour, dépeignent dans ces années sa personne comme alliant la vivacité à la tristesse, une spirituelle pétulance à la mélancolie et une absence de fadeur qui attestait la vigueur saine du dedans. Elle n’avait pas encore ce parler lent que les souffrances devaient lui apporter. Dans le rayonnement de ses vingt ans, elle inspirait plus de sympathies que de flammes, et dans ce temps où l’on disait tout parce qu’on acceptait tout, nous ne rencontrons sur elle aucune médisance. Seule, la Correspondance secrète mentionne des liaisons intimes de Mme de Beaumont avec un aimable abbé. Celui qui est ainsi désigné avait été présenté à M. de Montmorin par un autre abbé non moins célèbre, M. de Talleyrand-Périgord ; et il devait deux années plus tard, lors de la fête de la fédération, le 14 juillet 1790, lut servir d’assistant à la célébration de la messe du champ de Mars. C’était un conseiller clerc à la troisième chambre des enquêtes du parlement de Paris, âgé de trente-cinq ans à peine, fort ambitieux et remuant, lancé de bonne heure par l’économiste Panchaud dans l’étude des sciences politiques et financières. On l’appelait l’abbé Louis en attendant qu’il devînt baron. Il était très avant dans la confiance de M. de Montmorin. Comme l’abbé possédait à un haut degré avec une forte éducation ecclésiastique l’esprit d’observation, comme il était l’ami d’Adrien Duport, son collègue au parlement, il s’était affilié à une société très connue, la société des Trente, qui a devancé par ses projets la Déclaration des droits de l’homme. Sans fortune, il ménageait avec soin ses amitiés, se faisant des protecteurs dans tous les partis et professant cependant la plus rigoureuse fidélité dans ses liaisons. « Mettant beaucoup de suite dans cette manière d’agir, écrivait La Marck au comte de Mercy-Argenteau, il est parvenu à se faire regarder par les partis opposés comme un homme d’une discrétion et d’une dureté à toute épreuve. Dans ce moment, par exemple, il est à la fois l’ami intime de l’abbé de Montesquiou et de Déport, qui se haïssent cordialement, et il leur inspire à l’un et à l’autre une égale confiance. Trompe-t-il l’un et l’autre ? Non, mais il a des besoins et un but, et dans son propre intérêt il est fidèle à tous les deux. »

On ne saurait mieux dire. Le comte de La Marck voyait alors l’abbé Louis fréquemment. Les rapports se multiplièrent quand il connut ceux de Mirabeau avec Montmorin. Chargé d’abord d’une mission auprès de Joseph II, l’abbé Louis fut en même temps prié par la reine, en avril 1791, de porter à Vienne une cassette contenant ses diamans. A son retour d’Autriche, Montmorin l’avait nommé ministre de France en Danemarck ; mais il ne put même pas se rendre à son poste et il émigra en Angleterre. Mme de Beaumont, après le 18 brumaire, le retrouva à Paris ; il était parvenu, grâce au général Suchet, à obtenir la direction de la comptabilité au ministère de la guerre. Une parole de Mme de Beaumont nous éclaire plus sur la nature de leurs relations durant le ministère de M. de Montmorin que toutes les correspondances anonymes. « Avez-vous vu Louis ? demandait un jour en 1802 M. Mole dans le salon de la rue Neuve-du-Luxembourg. — Il a sa fortune à refaire, » se contenta de répondre en souriant Mme de Beaumont. Personne n’ignore ce que la destinée réservait à l’habileté et à la science financière de M, Louis. En attendant les événemens, il était un des familiers de l’hôtel Montmorin et n’était alors qu’obséquieux et empressé.

Les vrais amis de Pauline de Beaumont, en ce temps-là, furent François de Pange et les Trudaine. Par eux, elle connut successivement Suard, Mme de Krudner, André Chénier, jusqu’à ce que M. Necker étant devenu le collègue de son père, elle s’approcha de la brillante ambassadrice de Suède, Mme de Staël.


IV

Il n’y eut jamais en France, si ce n’est à la fin de la restauration, une plus forte génération, d’une éducation plus accomplie, d’une intelligence plus mûre et mieux préparée à de grands événemens, que cette génération de jeunes gens appartenant aux familles parlementaires, à l’armée, à la finance, à la haute bourgeoisie et atteignant à peine trente ans en 1789. Au premier rang de cette phalange, marchaient François de Pange et deux conseillers au parlement de vingt-six à vingt-huit ans à peine, qu’on appelait à Paris, au dire de Mercier, les aimables et généreux Trudaine. Hospitaliers dans leur somptueux hôtel de la place Louis XV, possesseurs presque aux portes de Paris de cette belle terre de Montigny, connue par tous les philosophes du XVIIIe siècle, ils ne faisaient que continuer, en protégeant les lettres et les arts, les traditions de leur père et surtout de leur illustre aïeul.

Leur arrière-grand-père, successivement intendant de Lyon, de Dijon, et conseiller d’état, beau-frère du chancelier Voisin, d’une probité rigide, honoré de la confiance de Louis XIV, s’était marié, en 1700, avec Mlle de La Sablière, petite fille de l’amie de La Fontaine. Il avait eu de son mariage cinq enfans, dont un seul survécut. Ce fils, qui porta très haut le nom de la famille, était conseiller au parlement à vingt-un arts. Sur les instances du cardinal Fleury et de d’Aguesseau, il acheta une charge de maître des requêtes et fut nommé intendant d’Auvergne. Il y resta cinq années, et ce fut dans ses nouvelles fonctions que ses talens commencèrent à se développer. Il avait à peine trente ans. L’Auvergne lui doit les routes entre la plaine et la montagne. Nul doute qu’à cette époque n’aient commencé les relations affectueuses avec les Montmorin, seigneurs influons de la province.

En 1734, le cardinal Fleury lui proposa la charge d’intendant des finances avec le département du domaine ; mais il n’eut une véritable occasion de faire connaître et la fermeté de son caractère et l’étendue de ses lumières que lorsque le contrôleur-général Orry lui confia la direction des ponts et chaussées. Trudaine conduisit ce département pendant trente ans. Par l’étendue de ses projets, par la suite qu’il mit dans les détails et l’économie avec laquelle il dirigea les travaux, il sut, a dit Condorcet, mériter l’estime de la nation. Enfin le roi l’obligea de se charger aussi de la direction du commerce lorsque le titulaire, M. Rouillé, fut appelé aux fonctions de secrétaire d’état de la marine.

L’industrie nationale, particulièrement celle de l’ameublement sous toutes ses formes, prenait en France un essor considérable. Les idées économiques s’éveillaient ; l’école des physiocrates grandissait en influence et semait des idées. M. de Trudaine était porté vers les doctrines de liberté commerciale ; lié avec M. de Machault, il s’inspirait des vues originales et vigoureuses de cet éminent esprit. Tout autre eût été écrasé par un travail surhumain ; il y suffisait en allant se reposer fréquemment à Montigny, y donnant l’hospitalité à toutes les célébrités à la mode, étant l’ami à la fois de Mme Du Deffand et de Mme Geoffrin et correspondant de Voltaire. Les Mémoires de l’abbé Morellet abondent en détails pleins d’intérêt sur ce grand-père des deux jeunes amis de Mme de Beaumont. Mais rien ne vaut le témoignage du patriarche de Ferney. Il écrivait le 15 janvier 1761 à Mme Du Deffand : « M. de Trudaine ne sait ce qu’il dit quand il prétend que je me porte bien ; mais en vérité c’est la seule chose sur laquelle il se trompe ; je n’ai jamais. connu d’esprit plus juste et plus aimable ; je suis enchanté qu’il soit de votre cour et je voudrais qu’on ne vous l’enlevât que pour le faire mon intendant, car j’ai grand besoin d’un intendant qui m’aime. »

Au moment de mourir, son fils, dans l’excès de l’affliction, recevant ses derniers adieux, crut de voir l’informer de l’intérêt universel qu’on lui avait marqué sur son état, de l’estime et de la considération dont il jouissait. M. de Trudaine l’écoutait avec une douce satisfaction peinte dans ses yeux ; ensuite le regardant avec attendrissement : « Eh bien ! mon ami, lui dit-il, je te lègue tout cela. » Il avait été élu en 1743 de l’Académie des sciences. Il avait, en 1754, donné sa démission pour que son fils le remplaçât ; mais le roi, du consentement de l’Académie elle-même, permit au père d’y conserver séance et voix délibérative.

C’est ce Trudaine à qui Louis XV avait accordé la survivance des charges et titres paternels, qui est plus particulièrement connu au XVIIIe siècle sous le nom de Montigny. Il était né en 1733 à Clermont-Ferrand, pendant que Daniel Trudaine était intendant de la province. Clairault avait été son maître de mathématiques et de physique ; il était donc préparé par une forte et complète éducation quand il entra au conseil des finances et à celui du commerce. Il pria le roi de lui permettre de ne pas toucher les appointemens de sa place. « On me demande si rarement de pareilles grâces, répondit Louis XV, que, pour la singularité du fait, je ne veux pas vous refuser. » Il était des samedis de Mme du Deffand, s’était pris d’une belle passion pour Diderot ; enfin il allait à Chanteloup. « Je soupais hier avec M. de Montigny (17 juillet 1767), écrivait l’amie d’Horace Walpole à la duchesse de Choiseul. Il me demanda si vous étiez contente des soins et de l’empressement qu’il avait pour les choses qui pouvaient vous être agréables. Je fus prise un jour au dépourvu. Je suis comme feu Nolé, je n’ai pas de monde, c’est-à-dire pas de présence d’esprit, pas d’à-propos. Je lui dis seulement que nous avions parlé plusieurs fois de lui, que vous l’estimiez infiniment. Il enfila votre éloge, me dit tout le bien que vous faisiez à Chanteloup ; .. c’est un homme bon, vrai et simple, fort occupé de faire le bien, point ambitieux et qui, à ce qu’on dit, a beaucoup de capacité. Je vous ai dit que je lui avais de l’obligation. C’est le moyen de m’acquitter envers lui, si vous voulez bien lui faire entendre que vous lui en savez gré et que vous partagez ma reconnaissance. » — « J’aime M. de Montigny à la folie, répondait la duchesse de Choiseul ; je ne vous en ai pas parlé, parce que je ne parle pas de mes affaires ; mais je voudrais qu’il pût lui revenir de toutes parts combien je suis sensible à toutes ses honnêtetés pour moi. » Mme du Deffand, très jalouse de ses amitiés à travers ses habituelles sécheresses, comptait sur ses doigts les vrais fidèles de Chanteloup, et garantissait dans une autre lettre Trudaine de Montigny comme étant du nombre des croyans. Il en fournit une preuve éclatante en consentant à donner devant ce monde choisi lecture d’une comédie en trois actes intitulée le Jaloux puni. Il l’avait composée à l’âge de vingt-six ans, et la pièce avait à son apparition fait du bruit. Collé, dans son journal (mars 1764), n’avait-il pas écrit : « Je regarde cette pièce faite à cet âge comme un phénomène et un miracle. Tous les caractères en sont dans la nature, finement et profondément aperçus. Le dialogue est d’un caractère et d’une vérité que Molière lui-même ne désavouerait pas. L’intrigue est bien liée, les scènes bien enchaînées et filées avec un art admirable. Si M. de Montigny n’avait pas une place distinguée et des occupations sérieuses et qu’il eût été dans le cas de se livrer tout entier à faire des comédies, j’ose dire qu’il aurait eu un rang bien proche de celui de Molière, s’il ne lui eût pas disputé le sien quelquefois. » Il est vrai que Collé corrigea plus tard cet éloge, craignant avec juste raison d’avoir porté trop loin son enthousiasme, mais insistant encore sur le talent que cette comédie décelait.

Étant ainsi doué, Trudaine de Montigny réunit facilement autour de lui un salon. Il y fut aidé par sa femme, Mlle de Fourqueux, fille du conseiller d’état, un instant contrôleur-général des finances avant le second ministère de Necker. Mme Trudaine avait de l’esprit, du goût, un grand fonds de sensibilité, avec un peu d’affectation ; elle se livrait aisément et souvent avait été dupe de son excellente nature. Elle avait tous les soins imaginables pour rendre sa maison agréable et y attirer la meilleure compagnie de Paris. Deux grands dîners par semaine et un souper tous les soirs lui assuraient une société intéressante. Gentilshommes, gens de lettres, la robe et la finance, tous s’y trouvaient rapprochés par la politesse et le talent. Quoique gracieuse, la maîtresse du logis parlait peu ; elle savait écouter. D’une santé délicate, couchée sur un canapé, elle recevait une révérence, un compliment de la foule qui entrait, et lui laissait toute liberté. Chacun s’empressait de s’informer des nouvelles du jour, de la question qui agitait tout Paris, puis sortait comme d’un cercle. Il arrivait même que Mme de Montigny fût obligée de garder la chambre. Sa maison n’en restait pas moins ouverte ; on venait y souper et l’on s’en retournait sans l’avoir vue. « Il y a dix ans, s’écriait un jour devant un de ses familiers la pauvre femme, ennuyée enfin d’être la victime de sa complaisance et de ses aménités, il y a dix ans que je prends bien de la peine pour rendre ma maison agréable et me faire des amis ; aux égards et à l’intérêt qu’on fait voir pour moi, voyez comme j’ai bien réussi. » Voilà où conduisaient la représentation à outrance et le vide de la mondanité poussée à l’excès !

Engouée de l’Emile, dont elle sentait les beautés, Mme de Montigny était parvenue, à force de cajoleries, à apprivoiser la misanthropie de Rousseau et à l’attirer chez elle ; il y venait dîner, mais en petit comité. Morellet était un jour du nombre des convives. Voilà Rousseau qui devient sérieux et froid et lui tourne le dos. Il s’était imaginé que Morellet avait écrit pour l’archevêque de Toulouse, parlant au nom de l’assemblée du clergé, une instruction pastorale où il était fort mal traité. Vainement l’abbé, instruit de la cause de l’irritation, fournit dans l’entrevue suivante des dénégations positives ; Rousseau s’excusa, se rétracta même, mais l’impression reçue ne s’effaça point, et Mme Trudaine de Montigny ne le revit plus.

Le maître de la maison, qu’on désignait familièrement sous le sobriquet de garçon philosophe, était, à cause de ses relations, tracassé par le premier ministre. Il n’y avait pas de déboire qu’on ne lui fît essuyer pour le forcer à quitter le département des finances. Les Mémoires d’Augeard nous apprennent par quel procédé Trudaine de Montigny reconquit les faveurs du duc d’Aiguillon. Après avoir été son ennemi, il le porta à la plus haute estime et engagea même le roi et toute la cour à assister à l’inauguration du pont de Neuilly pour faire honneur à la famille Trudaine. Deux événemens qui eurent alors du retentissement ne contribuèrent pas moins à le populariser dans le parti des philosophes et des économistes.

Associé aux idées de Turgot, convaincu que pour le développement de la richesse nationale le moment était venu de briser les douanes provinciales, dépassant son siècle par la conception de la liberté commerciale, Trudaine de Montigny utilisait la plume de Morellet, qu’il avait attaché à son cabinet. L’introduction et l’usage des toiles étrangères étaient prohibés sous les peines les plus sévères. On inquiétait les citoyens jusque dans la capitale par des visites domiciliaires ; on dépouillait les femmes à l’entrée des villes. Toutes les tyrannies fiscales étaient employées pour empêcher ce genre d’industrie importée de s’établir. On envoyait nombre d’hommes aux galères pour une pièce de toile. Les fabricans et les chambres de commerce du royaume avaient presque tous voté contre la liberté. Trudaine de Montigny fit publier par l’abbé Morellet une brochure intitulée : Avantages de la fabrication et de l’usage des toiles peintes en France, et put obtenir un arrêt favorable du conseil. En 1762, avait paru le mémoire sur son projet favori, le reculement des barrières et l’abolition des droits intérieurs. L’affaire ne put pas être jugée, il fallut la main puissante de la Constituante pour la trancher. Mais l’édit de 1764 sur la libre exportation des blés fut l’acte mémorable du ministère de M. de Montigny ; Les meilleures raisons ne purent cependant tenir devant les étincelans Dialogues de l’abbé Galiani. On sait quel en fut le succès : les femmes du monde se les disputaient, comme les petites lettres, un siècle auparavant. La verve spirituelle avait tout entraîné et tout gagné jusqu’à Voltaire, qui écrivait à d’Argental : « O le plaisant homme ! ô le diable de corps ! On n’a jamais eu plus gaîment raison. Cet homme-là ferait rire la grand’chambre ; mais, je ne sais s’il viendrait à bout de l’instruire. » Vainement Morellet obéit-il à l’invitation de réfuter les Dialogues ; il avait suffi aux rieurs de l’entendre surnommer l’abbé Panurge pour lui donner tort ; que pouvait un gros livre de didactique contre ces flèches légères, acérées et vibrantes ?

M. de Montigny avait été plus heureux dans l’aide qu’il avait prêtée à l’affranchissement du pays de Gex anéanti sous le poids d’impôts écrasans. Voltaire avait demandé à Turgot que les marchandises y arrivassent de Marseille avec la même exemption de droits dont jouissait Genève. Trudaine de Montigny voulait faire mieux encore ; il pensait que les impôts établis sur la consommation et le commerce étaient contraires aux intérêts de la nation ; il désirait trouver une province où il put faire un essai de ses principes. Il avait vu le pays de Gex en allant à Ferney et il avait proposé à Voltaire une contribution unique établie du consentement des habitans et remplaçant la multiplicité des taxes… « Mes petits enfans, répondait le patriarche, s’assembleront lundi 11 décembre ; je m’y trouverai, moi qui n’y vais jamais. J’y verrai quelques curés qui représentent le premier ordre de la France et qui regardent comme un péché mortel l’assujetissement de payer 30,000 francs à la ferme générale. Ils auront beau dire que les publicains sont maudits dans l’évangile. Je leur dirai qu’il faut vous bénir et que vous êtes le maître auquel les publicains et eux doivent obéissance. Je leur remontrerai qu’il faut accepter votre édit purement et simplement, comme on acceptait la bulle. » La réforme réussit en effet. Par une conséquence des mêmes principes, Trudaine pensait que plus une denrée est nécessaire et le besoin de cette denrée général et pressant, plus aussi le commerce en doit être libre. Il ne put réussir à convaincre les intérêts peu éclairés de son temps. S’il eût vécu jusqu’en 89, il eût augmenté le groupe des Mounier, des Malouet, des Montmorin ; il les eût suivis. dans leur dévoûment et dans leur résistance. La mort frappa M. de Trudaine encore jeune. Lorsqu’en 1787 la place d’intendant des finances fut supprimée, il s’était retiré dans sa campagne de Montigny, sans accepter le poste de contrôleur-général qu’on lui offrait. Il y faisait jouer la comédie. Mlle Clairon y était venue déclamer le songe d’Athalie et le rôle de Viriate dans Sertorius, qu’on disait être son triomphe. Dans une lettre à Mme de Choiseul, la marquise du Deffand raconte comment M. de Trudaine fut enlevé à l’affection des siens : « Vous serez bien surprise en apprenant la mort de M. de Trudaine, elle a été aussi imprévue et aussi prompte que celle de la maréchale de Fitz-James. Lundi, il se portait comme à son ordinaire ; depuis quelque temps, il se plaignait de sentir une barre dans l’estomac, il prenait du lait de chèvre qui ne passait pas bien. Le mardi, il alla se promener en voiture. Il en descendit, voulant faire quelques tours à pied. Se trouvant trop faible, il fit peu de chemin et remonta en carrosse. A peine y fut-il entré qu’il tomba sans connaissance sur ceux qui étaient avec lui. On le ramena bien vite, on le fit saigner. Le sang vint bien et soudain il mourut. Je ne sais quelles gens étaient avec lui. » Ces gens étaient Mme de Saint-Maur, qui n’avait, racontent les mauvaises langues, que l’esprit qu’on lui prêtait, Mme la présidente Belot des Mesnières et M. Saurin. « Je vous sais bien gré, écrivait Voltaire à la vieille aveugle, de regretter M. de Trudaine ; c’était le seul homme d’état sur qui je pouvais compter. » Il n’y avait en France aucun parti qui n’en parlât avec vénération. Deux fils lui survécurent, tous les deux d’une rare distinction et d’un caractère plus rare encore. L’aîné avait, comme son père, pris le nom de Montigny ; le second, celui de leur aïeule, Mme de La Sablière. Ils avaient l’un pour l’autre l’affection la plus touchante et ne voulurent jamais se quitter. Aussi le plus âgé seul se maria ; il épousa Mlle de Courbeton. Le plus jeune, mieux doué, était poète et musicien ; tous les deux n’avaient pas dépassé l’âge des illusions quand la révolution éclata. Ils siégeaient à la chambre des enquêtes du parlement et remplissaient avec honneur les devoirs de leur charge. Ils étaient heureux de vivre et ils croyaient à la bonté des hommes !


V

Ce fut le chevalier François de Pange qui présenta les frères Trudaine à Mme de Beaumont. Ils devinrent les habitués de son cercle intime ; ils initièrent cette âme ardente et déjà attristée au culte des lettres. François de Pange avait beaucoup fait pour l’ouvrir ; sa parenté lui avait donné des droits. Ils étaient, en effet, cousins par alliance. A défaut d’alliance, ils étaient attirés par des affinités de nature. Leur santé était extrêmement délicate et donnait au son de leur voix l’émotion fréquente que leur cœur recevait des événemens considérables qui se passaient sous leurs yeux. François de Pange était l’un des esprits les plus courageux, les plus éclairés, les plus polis parmi cette société d’élite. Il avait dans les manières et dans le langage cette finesse et cette grâce qui prouvent à la fois l’habitude des affections douces et celle des idées précises. Il ne disait, suivant le mot de Rœderer, que des choses dignes d’être écrites et il n’écrivait que des choses dignes d’être faites. Il avait vingt-trois ans en 1787, et déjà, à l’ingénuité et à l’exquise sensibilité de son âme, il joignait un savoir étende et la maturité du jugement. Il était tout entier de son époque par son optimisme généreux. C’était déjà l’homme qui, après avoir fait partie de la Société de 1789 et du club des Feuillans, devait être le collaborateur du Journal de Paris et livrer, avec quelques écrivains intrépides, du mois de janvier au mois d’août 1792, des batailles désespérées, dont leur vie était tous les matins l’enjeu, pour la défense des lois et des libertés publiques.

Avec de tels dons, une si grande hauteur de cœur, il ne faut pas s’étonner de son influence sur des jeunes gens enthousiastes qui croyaient que la révolution était grosse des destinées du monde. Par sa sagesse, par son tempérament à la Vauvenargues, de Pange s’en détachait et restait lui-même. S’il n’avait eu, comme tous les hommes de cette fin du XVIIIe siècle, une passion profonde que ses amis respectaient, nul doute qu’une sympathie plus intime ne l’eût un à Mme de Beaumont. Il la voyait tous les jours, il l’accompagnait dans le monde, ils aimaient les mêmes choses ; mais François de Pange avait pour une autre de ses cousines, Mme Louise Mégret de Serilly, une affection partagée que le tribunal révolutionnaire faillit à jamais briser, mais qui se renoua après thermidor et trouva enfin dans une union trop courte de suprêmes félicités. C’était d’elle que parlait André : Chénier lorsque, enviant à son ami, « nourri du fait secret des antiques doctrines, un bien modique et sûr qui fait la liberté, » il rappelle ses rêves, ses goûts de solitude et des bois,


Le banquet des amis et quelquefois, les soirs,
Le baiser jeune et frais d’une blanche aux yeux noirs.


C’est André Chénier qui fut en effet le chantre de ce monde élégant, voluptueux, instruit, distingué, ouvert à toutes les idées et à toutes les passions généreuses. Qu’on relise les élégies et les épîtres à côté de Camille et de Fanny, les noms de François de Pange et de son frère Abel, les noms des deux Trudaine sont toujours dans sa bouche. « Ce sont les confidens de ses jeunes mystères. » Ils avaient été élevés ensemble au collège de Navarre ; leurs vacances se passaient sous les ombrages de Montigny ; là, François de Pange avait essayé de rimer : « Tu naquis rossignol, » lui disait Chénier ; mais il avait été trop tôt fugitif des « neuf sœurs ; » « de son cœur presque enfant la mûre expérience » l’entraînait vers l’histoire ; il n’était pas, comme ses aimables compagnons, des soupers de La Reynière et de Lycoris ; le désir du savoir, la passion de l’universalité, le consumaient. Aucun ami cependant ne prêtait une oreille plus attentive et plus charmée aux vers d’André ; personne aussi n’avait mieux compris ce qu’il y avait de viril dans cette âme à la fois tendre et romaine. « L’amicale douceur de leurs chers entretiens » ne fut jamais remplacée ; aussi le poète a-t-il attaché son nom chéri, dans le livre de la postérité, avec un clou d’or.

Lorsque les dures nécessités de la vie, son pesant esclavage, forcèrent André Chénier à entrer dans la carrière diplomatique, ce fut Mme de Beaumont qui le recommanda à son père. M. de Montmorin l’attacha à l’ambassade d’Angleterre. On sait quels liens étroits unissaient la famille du ministre des affaires étrangères à celle des La Luzerne. L’ambassadeur de France à Londres était l’oncle de Victoire de Montmorin, qui avait épousé le fils du ministre de la marine.

Pendant les deux années de séjour de Chénier en Angleterre, les relations mondaines de Mme de Beaumont s’étendirent en dehors de son premier cercle. L’entrée de Necker au ministère en 1778 facilita cette transformation. C’est de cette époque que datent les rapports affectueux avec Mme de Staël. Tout entière alors à ses devoirs d’ambassadrice, elle avait accepté la tâche de rendre un compte exact et régulier de ce qui se passait à la cour. — Elle avait déjà un salon à elle, où, bien avant Benjamin Constant, M. de Guibert régnait, puis le comte Louis de Narbonne. Frappée de l’intelligence de Mme de Beaumont, du sérieux et de la sûreté de son commerce, elle aimait à consulter son goût délicat sur ses premières productions. Par sa verve raisonneuse et expansée, par son éducation protestante et genevoise, elle brisait le cadre de l’ancien monde. Elle était déjà une moderne. La société française lui paraissait à de certains égards trop civilisée ; elle était étonnée de voir la vanité occuper seule toutes les places, l’homme ne vivre que pour faire effet autour de lui, pour exciter l’envie qu’il ressentait à son tour. » Ce besoin de réussir, comme elle l’a écrit, cette crainte de déplaire altérait, exagérait souvent les vrais principes du goût. Chaque jour, on mettait plus de subtilité dans les règles de la politesse. L’aisance des manières existait sans l’abandon des sentimens ; la politesse classait au lieu de réunir. Il fallait et parler et se taire comme les autres, connaître les usages pour ne rien inventer, ne rien hasarder ; et c’était en imitant longtemps les manières reçues qu’on acquérait enfin le droit de prétendre à une réputation. » Elle faisait donc une révolution dans la conversation. En même temps s’opérait une révolution dans l’art de vivre. On commençait à pérorer plus qu’à causer, et des divisions qui ne s’étaient jamais produites allaient enlever à la France cet art particulier, composé de sous-entendus, de nuances et de quiétude.

Appelée à vivre aux confins de deux mondes séparés en quelques mois par un abîme, Mme de Beaumont écoutait tout ; elle n’était indifférente à rien. M. Suard, qui l’avait rencontrée, l’avait jugée aussi spirituelle qu’aimable, François de Pange, un des habitués de la maison, l’avait présentée, et l’on mit plus que de l’empressement à l’y recevoir. Elle s’y plut beaucoup, et son esprit prompt et solide formait un saisissant contraste avec son enveloppe maladive. C’est alors que Rulhière fit graver pour elle un cachet qui représentait un chêne avec cette devise : « Un souffle m’agite et rien ne m’ébranle. » Plus tard, durant sa lente agonie, elle avait adopté un cachet égyptien en caractères arabes, avec cette inscription : « Sa puissance ne saurait subir ni destruction ni diminution. » Voulait-elle parler de Dieu ? voulait-elle, au contraire, parler d’une affection qui alors l’absorbait tout entière ?

Le besoin d’admirer l’entraînait vers les lettres et les philosophes, et, s’il est vrai que ce besoin soit chez certaines femmes une altération du désir d’aimer, combien cette âme était riche de sentimens comprimés ! Une jeune étrangère à la mode et qui n’avait pas encore écrit Valérie, Mme de Krudner, désira se lier avec elle. Abandonnée de son mari, qui avait quitté la France sans dire à sa femme où il allait, Mme de Krudner, âgée alors de vingt-huit ans, avait eu pour M. Suard une ardente passion. Chaque année, elle allait passer un mois dans un village où sa sœur était religieuse. Pour ne pas s’en séparer, elle se faisait presque religieuse elle-même ; pendant ces quelques jours de retraite, elle écrivait à M. Suard : « Je ne manque jamais de suivre ma sœur au chœur et aux offices ; je me prosterne avec elle au pied des autels, et je dis : Mon Dieu, qui m’avez donné ma sœur et mon amant, je vous aime et je vous adore ! »

Cette étrange et mystique personne fit naître chez Mme de Beaumont le désir de connaître la comtesse d’Albany. Elle s’était installée à Paris à la fin de l’année 1787 et s’était mise en relation avec toute l’aristocratie. La veuve de Charles-Édouard était venue assister aux derniers beaux jours de la vieille France et lui présenter Victor Alfieri. Autant par curiosité que par sympathie, le grand monde affluait dans leur hôtel de la rue de Bourgogne ; et Mme de Beaumont était présente le soir où Beaumarchais vint lire son drame la Mère coupable. André Chénier, qui était revenu de Londres, plus mélancolique que jamais, blessé par les mœurs anglaises, mais ayant affermi ses convictions libérales, André Chénier accompagnait ce jour-là, avec François de Pange, la fille de M. de Montmorin. Une note trouvée dans les papiers de Beaumarchais nous apprend qu’il fut touché des critiques et des louanges de ces juges plus fins et plus délicats, s’ils n’avaient pas autant d’esprit que lui.

Les derniers momens de bonheur, les amis les passèrent le plus possible les uns près des autres. Les frères Trudaine avaient quitté leur somptueux hôtel de la place Louis XV, dès qu’elle avait été tachée par les premières gouttes de sang. Ils s’étaient retirés à Montigny. André Chénier collaborait au journal de la Société de 89, au Moniteur et au Journal de Paris ; avant que toutes ses illusions politiques fussent déçues, avant qu’il fût à jamais écœuré par les hommes et par les choses, il se reprenait encore à aimer. Mme de Beaumont l’avait introduit chez Mme Pourrat, l’amie intime des La Luzerne. Remarquable par sa beauté autant que par sa bonté, par la pureté de son goût autant que par la générosité de ses sentimens, mariée à un opulent banquier qui dirigeait la Compagnie des eaux, mère de deux filles qui inspirèrent de profondes affections à des cœurs dignes d’elles, Mme Pourrat possédait à Luciennes, aux portes de Versailles, une propriété où Mme de Beaumont venait passer les heures qu’elle pouvait enlever à sa sollicitude filiale. La seconde fille de Mme Pourrat, la baronne Lecoulteux de Canteleu, plus jolie mais moins brillante et moins pétillante d’esprit que sa sœur aînée, Mme la baronne Hocquart, devenait une des muses d’André Chénier, en même temps que Mme Hocquart inspirait au jeune de Montmorin un attachement insensé. Le pauvre garçon avait vingt-deux ans à peine, lorsque le tribunal révolutionnaire le condamna. Nous raconterons cette lugubre histoire. Il marcha à l’échafaud, dressé en face de l’hôtel Trudaine, en tenant attaché sur ses lèvres un ruban bleu qui avait enlacé la taille de celle qu’il avait silencieusement aimée, comme Aubiac allait à la potence, dit Chateaubriand, en baisant un petit manchon de velours qui lui restait des bienfaits de Marguerite de Valois.

Avant ces heures néfastes qui sonnèrent trop vite, Mme de Beaumont, toute à ses amitiés avec les beaux esprits, rencontrait encore à Luciennes un homme d’une conversation riche et variée, très supérieur à ce qu’il a écrit, Riouffe. Rien de plaisant, de piquant et quelquefois même de profond comme ce qu’il racontait. Si Riouffe eût été moins paresseux, mais il l’était avec délices, il eût acquis, d’après le témoignage de ses contemporains, une réputation aussi brillante que durable. La correspondance de Joubert nous donnera exactement l’impression que firent sur son amie et sur lui les Mémoires d’un détenu, dès qu’ils parurent.

C’est dans les soirées de mai et de juin 1791, soirées de printemps où passa comme une fée Mme Gouy d’Arsy, en laissant une trace dans le cœur mobile d’André Chénier, que l’amitié s’établit plus grande entre lui et Mme de Beaumont. Confidente de ses capricieuses amours, elle pouvait prêter une oreille plus attentive et plus détachée à la lecture des troublantes élégies dont la composition remonte surtout à cette date. André lui prêtait ses manuscrits, il permettait même de copier ce qui lui plaisait. Grâce à cette communication, elle put, en 1801, réciter des pièces entières à Chateaubriand, dans leur douce retraite de Savigny-sur-Orge ; elle savait par cœur Myrto, la Jeune Tarentine, et Néère, et ce fragment d’une suavité pénétrante :


Accours, jeune Chromis ; je t’aime et je suis belle ;


et cette pièce d’une désespérance si complète, qui arrachait des larmes à de beaux yeux :


O nécessité dure, ô pesant esclavage, etc.


Nous aimons à nous représenter ces derniers Athéniens, dans les jardins de Luciennes, un de ces jours printaniers baignés de lumière et comme pénétrés d’un souffle de Grèce, heureux encore, parce que les âmes restaient malgré les événemens pleines de confiance en l’avenir ; nous aurions essayé d’en retracer le souvenir qui s’est prolongé presque jusqu’à nous, si nous ne trouvions dans un livre oublié et de la bouche même d’un auditeur le récit d’une de ces conversations qui en apprennent plus que bien des livres.

C’était deux ans auparavant, dans une réunion, chez M. Suard. La compagnie était nombreuse et de tout état ; ceux que nous connaissons maintenant étaient là, Abel et François de Pange, Marie-Joseph Chénier, Riouffe, l’abbé Morellet, Trudaine de Montigny, qui venait de commander à David son tableau la Mort de Socrate, Trudaine de La Sablière, qui sous ce titre, le Fédéraliste, traduisait les écrits parus en Amérique en faveur de la constitution proposée au congrès, Alfieri, la comtesse d’Albany, Mme Pourrat, Mmes Hocquart et, Le Goutteux de Canteleu, Mme de Staël, Mme de Beaumont. On causait des états-généraux, lorsque le marquis de Condorcet entra. On venait d’en taire l’éloge le plus complet ; on avait vanté son active obligeance et la douceur de son commerce. Les Trudaine rappelaient les belles paroles qu’il avait prononcées sur leur père à l’Académie des sciences. Bien peu osaient se souvenir du mot de Mlle de Lespinasse : « C’est un mouton enragé et un volcan couvert de neige. » Sa causerie avait tant de richesses, ses connaissances une si étonnante variété, qu’on était curieux de l’entendre. On était au mois d’avril 1789. André Chénier était venu de Londres passer quelques semaines avec ses amis et se renseigner sur les événemens. Le tiers-état marchait à la suprématie, et Sieyès dirigeait l’attaque. Condorcet était si sûr de la victoire qu’il en analysa sur-le-champ tous les magnifiques résultats, comme s’ils eussent été présens à ses regards : « Son flegme philosophique voilait tout ce que ses espérances et les nôtres, dit un témoin, avaient d’intrépide et de démesuré. Le cri commun était alors : « A bas les illusions ! » et jamais on n’avait été plus emporté par leurs lots. On ne se défiait pas du torrent, parce qu’il présentait une surface limpide. » Cependant quelques objections étaient faites ; l’abbé Morellet entrait en fureur dès qu’on parlait de l’abolition des dîmes. Alors Condorcet détourna la conversation sur le sujet dont il s’était pénétré : les avantages pour la société des progrès illimités des sciences. Il offrit à ses auditeurs le tableau d’un véritable âge d’or, montra la raison et les vertus croissant d’âge en âge. Il enrichissait la postérité de tant de dons magnifiques, grâce à l’avancement de la médecine, de l’hygiène, de la chimie, de la navigation aérienne, grâce au développement des forces magnétiques et électriques, grâce à l’application des mathématiques, même à la morale, qu’il étendait démesurément les bornes de la longévité humaine. L’auditoire, enthousiasmé par un si magnifique langage, s’écria tout d’une voix : « Quel dommage que nous ne soyons pas notre propre postérité ! » Excité de plus en plus, Condorcet arriva de degrés en degrés jusqu’à assurer presque l’immortalité sur la terre.

L’esprit et le bon sens français, et de la meilleure source, intervinrent alors. « En vérité, mon cher marquis, interrompit Mme Pourrat, vous nous feriez sécher de jalousie pour le sort de nos chers descendans. Ne pouviez-vous pas augmenter notre part aux dépens de la leur, qui me paraît excessive ? Et puis, tout bien compté, cette immortalité-là me paraît assez pauvre. Fénelon ne nous dit-il pas que Calypso, abandonnée par son amant, se plaignait d’être immortelle ? Or, j’imagine que beaucoup de femmes se trouveront fort délaissées lorsqu’elles arriveront à l’immortalité toutes ridées, toutes édentées, et avec tous les autres désagrémens de la vieillesse dont je n’ose faire l’énumération. Puisque vous êtes en train de faire des découvertes physiques et chimiques, trouvez-nous donc une fontaine de Jouvence, sans quoi votre immortalité me fait peur. « — A quoi pensez-vous ? reprit Condorcet. C’est la résurrection que vous préférez ? Eh bien ! sera-t-il fort agréable à des dames arrivées à cet âge malencontreux dont vous racontez les misères, de ressusciter avec toutes leurs dents de moins, et de voir fleurir éternellement à leurs côtés des jeunes filles, des jeunes femmes enlevées à la fleur de l’âge et dans tout l’éclat de leur beauté ?

« — Je ne sais pas, répondit en souriant Mme Laurent Le Coulteux, de quel prix seront nos pauvres charmes formés du limon de la terre aux yeux des anges et des saints ; mais je crois que la puissance divine saura mieux réparer les outrages du temps, s’il en est besoin dans un tel séjour, que votre physique et votre chimie ne pourront y parvenir sur cette terre. Il me semble que tout s’embellit avec une auréole céleste. »

Ainsi se jouaient la fantaisie, l’esprit, la frivolité dans ces entretiens si français d’allure, de ton et de langage. Tout était permis pour faire sourire. « Tandis que je réveille cette conversation, ajoute Lacretelle, je me sens poursuivi d’une image funeste. Je vois ce même Condorcet proscrit, mis hors la loi par la convention ; je le vois s’arrachant à la plus généreuse hospitalité, par la crainte de compromettre une noble amie qui lui disait pour vaincre ses scrupules : « Oui, vous êtes hors la loi, mais vous n’êtes pas hors de l’humanité. » Je le vois errant, passant les nuits dans les cavernes de Montrouge, chez cet ami même où il avait naguère exprimé les rêves de sa philanthropie et ne pouvant y trouver un abri de quelques heures. Qu’on se rappelle la saisissante prophétie que La Harpe met dans la bouche de Cazotte. Elle vient naturellement à la mémoire. Qui eût dit aux Trudaine, à André Chénier, à ces apôtres convaincus de la liberté, de la philosophie et de la raison, que leur tour viendrait, après le roi et la reine de France, eût passé pour un faiseur de plaisanteries patibulaires, suivant le mot un peu trivial de Chamfort. Cependant la tragédie s’annonçait. Les acteurs étaient à leur poste, l’opinion qui naissait avait une force prodigieuse ; n’ayant encore rien produit, elle se regardait comme infaillible. La lumière venait par cent trous qu’il était impossible de boucher. Cette brillante école du XVIIIe siècle, si forte par le nombre, l’ardeur, qui touchait à tous les problèmes et les remuait tous, entraînait M. de Montmorin lui-même et redressait son éducation première. Elle allait en faire un constitutionnel et un défenseur convaincu des idées anglaises.


A. BARDOUX.