Pauvre Blaise/12

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Librairie Hachette et Cie (p. 180-195).


XII

L’Accent de vérité


Le lendemain, sans attendre qu’on vînt le chercher, Blaise alla au château et demanda encore de quoi faire un cerf-volant. Les domestiques, au lieu de le maltraiter comme ils l’avaient fait la veille, le reçurent avec amitié, en reconnaissance de sa discrétion. Pendant qu’on rassemblait les objets nécessaires, le valet de chambre qui la veille avait promis tant de choses à Blaise lui demanda s’il avait déjeuné.

« Oui, Monsieur, je vous remercie, dit Blaise poliment ; j’ai mangé avant de partir.

Le valet de chambre.

Qu’as-tu mangé ?

Blaise.

Du pain et des radis, Monsieur.

Le valet de chambre.

Pauvre déjeuner, mon garçon ; je vais t’en donner un meilleur : une bonne tasse de café au lait avec une tartine de pain et de beurre.

Blaise.

Je vous remercie bien, monsieur, je n’ai plus faim ; je n’en mangerai pas.

Le valet de chambre.

Bah ! Bah ! les bonnes choses se mangent sans faim.

Blaise.

Non, monsieur, en vérité, je n’y goûterai seulement pas.

Le valet de chambre.

Eh bien ! un verre de Frontignan avec un biscuit ?

Blaise.

Pas davantage, monsieur, en vous remerciant de votre obligeance.

— Tu l’avaleras, mon ami ; tiens, voici les biscuits, dit-il en plaçant devant Blaise une assiette de biscuits ; et voici le vin », ajouta-t-il en mettant à côté un verre de Frontignan.

Au moment où il posait la bouteille, il entendit le bruit d’une porte bien connu : c’était celle du comte ; en une seconde le valet de chambre et ses camarades disparurent, laissant Blaise seul, devant la bouteille de Frontignan et les biscuits.

Le comte entra pour envoyer chercher Blaise, que Jules demandait. Son étonnement fut grand en le voyant tout seul, les armoires ouvertes et le Frontignan et les biscuits devant lui.

« Je te prends donc sur le fait, dit le comte revenu de sa surprise. Saint Blaise enrôlé dans les voleurs ! Belle conduite, en vérité ! Tu ne manques pas de front ni de hardiesse, mon garçon. Venir jusqu’ici pour voler mon vin et mes biscuits en l’absence de mes gens ! c’est très-bien ! très-bien !

— Monsieur le comte, vous vous trompez, dit Blaise les larmes aux yeux. Je n’ai touché à rien, et ce n’est certainement pas moi qui ai sorti ce vin et ces biscuits !

Le comte.

Et qui donc ? serait-ce moi, par hasard ?

Blaise.

Non, monsieur le comte, je sais que ce n’est pas vous ; mais, croyez-en ma parole, ce n’est pas moi non plus.

Le comte.

Et qui donc alors ? Que fais-tu ici ? Pourquoi es-tu seul devant ces armoires ouvertes, cette bouteille posée devant toi, et ce verre plein placé pour être bu ?

Blaise.

Vous dire qui, monsieur le comte, je ne le puis, quoique je le sache. Je suis ici pour avoir de quoi faire un cerf-volant à M. Jules, qui m’attend. Quant aux armoires et au reste, je n’en suis pas coupable, et je vous supplie de me croire.

— Ce garçon-là est incompréhensible, dit le comte à mi-voix ; il vous domine malgré vous : me voici disposé et obligé à le croire, malgré ma raison et l’évidence des faits. — C’est bon, va chez Jules qui t’attend, ajouta-t-il à haute voix.
Blaise.

Monsieur le comte, me croyez-vous ? j’ai besoin de le savoir pour rester dans votre maison et surtout près de votre fils.

— Eh bien… oui !… je te crois, dit M. de Trénilly avec vivacité, après un instant d’hésitation. Je te crois, puisque je ne puis faire autrement, et que malgré moi je t’estime.

— Merci, monsieur le comte, merci, dit Blaise, les yeux brillants de bonheur. Que le bon Dieu vous récompense en votre fils de la bonne parole que vous avez dite ! Merci. »

Et Blaise sortit pour entrer chez Jules, laissant M. de Trénilly ému et surpris de l’impression que ce garçon produisait sur lui et de l’autorité qu’exerçait sa parole.

« Comment, te voilà, Blaise ! s’écria Jules en le voyant entrer. Je croyais que tu ne viendrais pas. »

Blaise.

Pourquoi donc, monsieur Jules ? N’avais-je pas à réparer ma sottise d’hier et à vous refaire un autre cerf-volant ?

Jules.

C’est que tu étais parti en pleurant ; je croyais que tu serais fâché de ce que je t’avais dit.

Blaise.

Pas du tout, monsieur Jules. Il est vrai que j’ai été… pas fâché… mais… contrarié, peiné, et que j’ai pleuré encore longtemps après vous avoir quitté ; j’ai pourtant fini par comprendre que j’étais un orgueilleux, et, de plus, un sot, et me voici prêt à vous faire un cerf-volant que je soignerai de mon mieux…

— Et que tu peindras, interrompit vivement Jules.

— Et que je me garderai bien de peindre, reprit Blaise en souriant. Il faut convenir que c’était bien laid ce que j’avais fait, et que vous avez eu raison de le déchirer.

— Je ne crois pas,… je ne pense pas,… dit Jules en balbutiant, touché malgré lui de l’humilité et de la bonté de Blaise ; on aurait pu l’arranger, le couvrir, le repeindre.

— Ah bien ! Ne pensons plus à ce qu’on aurait pu faire du défunt et commençons le nouveau. Voulez-vous m’aider un peu, monsieur Jules ? cela ira plus vite.

— Je veux bien », dit Jules avec plus de douceur que d’habitude.

Blaise commença à ajuster les brins d’osier pendant que Jules préparait le papier ; il le fit d’assez bonne grâce, et avant une heure le cerf-volant fut terminé ; il ne restait plus à faire que la queue et les peintures ; Blaise se chargea de la queue, et Jules essaya de barbouiller quelques figures sur le cerf-volant. Blaise les trouva admirables, malgré leur défaut de couleurs et de formes. Jules, très-flatté de l’admiration de Blaise, devint de plus en plus aimable et lui proposa de lancer le cerf-volant sur la pelouse devant la maison. Blaise n’eut garde de refuser, et ils s’apprêtèrent à sortir. Blaise offrit de porter le cerf-volant.

Jules.

Non, non laissez-moi le porter ; j’en aurai bien soin.

Blaise.

Prenez garde de bien relever la queue, monsieur Jules ; si elle traînait et que vous missiez le pied dessus, vous la feriez casser. »

Jules avait posé le cerf-volant sur la cheminée, il le prit à deux mains et fit quelques pas pour faire traîner la queue et la rouler à son bras. En tirant la queue pour l’enrouler, il ne s’aperçut pas qu’elle était accrochée à un des candélabres de la cheminée ; il sentit de la résistance, tira fort ; la queue se rompit, et le candélabre roula à terre avec fracas : bougies, bobèches et bronze, tout était brisé.

« Là, mon Dieu ! s’écria Blaise en courant au candélabre ; tout est cassé ! quel dommage ! que c’est malheureux !

Jules.
Qu’est-ce que ça fait ? On m’en donnera un autre ; crois-tu que je vais pleurer pour un méchant candélabre.
Blaise.

Mais, monsieur Jules, M. le comte grondera sans doute ?

Jules.

Grondera ? moi ? Par exemple ! D’ailleurs s’il veut gronder, ce sera toi qu’il grondera, et il aura bien raison.

— Moi ! dit Blaise stupéfait.

Jules.

Certainement, toi. N’est-ce pas bête d’avoir fait une queue si longue et si entortillée qu’on ne sait qu’en faire ? Si tu n’avais pas voulu faire le savant et montrer ton habileté, il n’y aurait pas eu de queue, et le candélabre ne serait pas cassé.

Blaise.

Mais, monsieur Jules, ce n’est pas par orgueil que j’ai fait cette queue, c’est pour vous faire plaisir, pour embellir votre cerf-volant. Et si vous y aviez regardé, vous auriez tiré plus doucement et vous n’auriez rien cassé.

— Là ! c’est ma faute maintenant ! s’écria Jules avec colère et tapant du pied. Je te dis que c’est la tienne ; tu es un maladroit ; tu disais toi-même tout à l’heure que tu étais sot et orgueilleux ! c’est très-vrai.

Blaise.
Hier j’ai été sot et orgueilleux, c’est la vérité, monsieur Jules ; mais je ne crois pas l’avoir été aujourd’hui.
Jules.

Tu crois toujours être parfait, je le sais bien ; moi je te dis que tu es désagréable et insupportable.

Blaise.

Pourquoi donc me faites-vous venir pour jouer avec vous, monsieur Jules ? Ce n’est pas moi qui le demande, bien sûr ; je n’y ai pas déjà tant d’agrément !

Jules.

Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Que je suis méchant, que je te rends malheureux ?… Ce n’est pas vrai ; c’est toi qui me mets en colère et qui m’ennuies avec tes airs bêtes.

Blaise.

Qu’à cela ne tienne, monsieur Jules, il est facile de vous contenter ; bien le bonsoir, monsieur Jules ; cette fois c’est pour ne plus revenir, puisque je ne vous suis point utile.

— Va-t’en, je ne veux plus de toi, ni rien qui vienne de toi », dit Jules en mettant en pièces le cerf-volant et le jetant à la tête de Blaise.

Puis, se laissant aller à sa colère, il se roula sur son canapé en criant et en injuriant Blaise. M. de Trénilly entra précipitamment dans la chambre de Jules et fut effrayé de le voir dans cet état, qu’il prenait pour du chagrin. Il vit le candélabre brisé et les débris du cerf-volant, que Blaise cherchait à rassembler, mais il ne fut occupé que de Jules et lui demanda avec inquiétude ce qu’il avait.

Jules fut quelques instants sans répondre ; il balbutia enfin : « C’est Blaise ; c’est la faute de Blaise.

— Encore ! dit M. de Trénilly avec sévérité. Qu’est-il arrivé ? Parle, Blaise. »

Au moment où Blaise ouvrait la bouche pour répondre, Jules s’empressa de prendre la parole :

« C’est Blaise qui a voulu faire voir son habileté : il a fait une si longue queue au cerf-volant qu’elle a accroché le candélabre, qui s’est cassé. Et voilà à présent qu’il se fâche, qu’il ne veut pas arranger mon cerf-volant ; il dit qu’il veut s’en aller et qu’il ne reviendra plus jamais, parce que je suis un méchant, un insupportable. Il m’a abîmé hier mes couleurs et un cerf-volant ; aujourd’hui il casse tout, puis il se fâche encore !

Le comte.

Blaise, ce que tu fais est très-mal ; si tu recommences, je te ferai fouetter par mes gens.

Blaise.

Je n’ai rien fait de ce que dit M. Jules, monsieur le comte ; je ne crois mériter aucune punition. Et quant à me faire fouetter par vos gens, ils n’ont pas le droit de me frapper et je ne me laisserai pas faire.

Le comte.

C’est ce que nous verrons, petit drôle.

Jules.

Non, papa, non, pardonnez-lui encore cette fois, je vous en supplie ; une autre fois, s’il recommence, je le laisserai fouetter ; mais, aujourd’hui, je ne veux pas.

Le comte.

Comme tu voudras, mon ami ; c’est en ta faveur que je lui pardonne son insolence, et j’aime à croire qu’il ne recommencera pas.

— Monsieur Jules, dit Blaise en se retirant, je vous pardonne de tout mon cœur, et à vous aussi, monsieur le comte, tout-puissant que vous êtes et tout petit que je suis. Si jamais vous venez à savoir la vérité, dites-vous bien tous les deux que je vous ai pardonnés, sincèrement pardonnés. »

Et Blaise ouvrit la porte, sortit et la referma avant que le comte fût revenu de sa stupéfaction.

Après le départ de Blaise, le comte resta longtemps pensif, regardant souvent Jules, dont l’attitude embarrassée et l’air craintif indiquaient une mauvaise conscience.

« Jules, dit enfin le comte en s’asseyant près de lui ; Jules, je t’en conjure, dis-moi la vérité. Je te pardonne d’avance ; dis-moi si Blaise est innocent et si tu l’as calomnié par un premier mouvement d’humeur et de dépit. Dis-moi la vérité ; quelque chose me dit que Blaise a raison et que tu me trompes. »

Jules avait été fort embarrassé aux premières paroles de son père ; car lui-même commençait à avoir parfois des remords de son injustice et de sa cruauté envers le pauvre Blaise ; mais la crainte de perdre la confiance du comte, de ne plus être cru dans l’avenir, arrêta l’aveu prêt à lui échapper, et il dit d’une voix basse et hésitante :

« En vérité, papa, je ne sais pas pourquoi vous croyez que je mens, et pourquoi vous ajoutez foi aux impertinentes paroles de Blaise et pas aux miennes ; je suis votre fils pourtant, et lui n’est qu’un fils de portier, un paysan.

— C’est vrai, Jules, mais il y a dans ses yeux, dans sa voix, dans tout son air quelque chose que je ne puis m’expliquer, mais qui me donne une estime, une confiance qui augmentent à chaque démêlé que j’ai avec lui. Et c’est pourquoi, mon Jules, je te demande encore avec instance un seul mot. Blaise a-t-il quelque chose à nous pardonner à toi et à moi ? Je ne t’en demanderai pas davantage, je te le promets ; est-ce oui ou non ?

— … Oui », répondit enfin Jules en baissant la tête et les yeux.

Quand Jules releva la tête, son père était parti. Inquiet, effrayé, il alla le chercher dans sa chambre ; il n’y trouva personne. Il sonna un domestique.

« Où est papa ? dit-il ; est-il sorti ?

— Oui, monsieur Jules ; M. le comte vient de sortir ; il a descendu l’avenue du côté d’Anfry. »

L’inquiétude de Jules augmenta. Qu’est-ce qu’il était allé faire chez Anfry ? Il aura voulu sans doute questionner Blaise.

« Ce vilain Blaise lui aura raconté tout ce qui s’est passé, se dit Jules, et papa va être furieux contre moi. Il est impossible que Blaise ne lui raconte pas tout ; j’ai été un peu méchant pour lui, et il sera enchanté de se venger… Et papa qui croit tout ce qu’il dit, je ne sais pas pourquoi… c’est-à-dire je sais bien pourquoi… Il est vrai qu’on ne peut pas ne pas le croire quand il parle ; il a un air si honnête… et véritablement il est bon… le pauvre garçon ! Comme je l’ai traité hier !… Et c’est lui qui vient me dire qu’il a été orgueilleux et sot, et qui a l’air de me demander pardon… Pauvre Blaise ! »

Pendant que Jules faisait ces réflexions, M. de Trénilly marchait à pas précipités vers la maison d’Anfry. Il y trouva Blaise, les yeux rouges, l’air triste, qui était en train de raconter à son père la cause de son nouveau chagrin. M. de Trénilly marcha droit vers Blaise, à la grande frayeur de ce dernier, qui recula de quelques pas pour éviter le contact du comte. Il fut très-surpris quand il vit le comte lui saisir la main, la presser fortement, et lui dire d’une voix émue :

« Jules et moi, nous avons eu tort, Blaise ; j’accepte ton pardon et je t’en remercie ; tu es un brave et honnête garçon, je te l’ai dit ce matin ; je t’estime et je te crois. Reviens au château sans crainte, quand tu voudras et partout où tu voudras. Adieu, Blaise, au revoir, et bientôt, j’espère. Bonsoir, Anfry ; je vous félicite d’avoir un fils pareil.

— Merci, Monsieur le comte ; c’est bien de l’honneur que vous nous faites. »

Le comte tenait encore la main de Blaise ; le pauvre garçon, tremblant et ému, se permit de presser à son tour la main qui pressait la sienne. Quand il sentit que le comte lui rendait cette pression, il saisit la main du comte et la couvrit de baisers et de larmes. Le comte, ému lui-même, se dégagea après une dernière étreinte, et sortit sans ajouter une parole, mais en saluant d’un air amical. Quand il fut parti, Anfry s’écria :

« Eh bien, il a du bon, tout de même ! C’est beau d’être venu lui-même et tout de suite reconnaître ses torts. C’est le bon Dieu qui récompense ta patience et ton humilité, mon Blaisot.

— Le bon Dieu est trop bon pour moi. C’est étonnant le plaisir que m’a fait la visite de M. le comte et tout ce qu’il m’a dit ; et la main qu’il me serrait à la briser, et son air tout autre ; lui qui a l’air si sévère, il avait l’air doux et attendri !… Mais c’est donc M. Jules qui lui aura dit quelque chose ? C’est bien de sa part ! »

Le pauvre Blaise dormit bien cette nuit ; son cœur était plein de reconnaissance pour le bon Dieu, pour le comte, pour Jules. Il ne se souvenait plus des sévérités du comte, des méchancetés et des calomnies de Jules ; il ne pensait qu’aux bonnes paroles qu’il avait reçues, et qu’il attribuait à un aveu complet de Jules. Il se réveilla donc le lendemain gai et heureux ; sa tristesse était remplacée par un sourire radieux ; son père et sa mère, heureux de cette transformation, l’embrassèrent avec tendresse ; le père lui demanda s’il irait au château.

« Oui, papa, dès que j’aurai déjeuné ; il me tarde de revoir M. le comte et de remercier M. Jules de sa franchise. »