Pauvre petite !/IX

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Paul Ollendorff (p. 123-141).
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IX



Sincèrement, je me demande quelle est la conduite que j’aurais dû tenir, et je ne puis me répondre clairement. Notre vieille amitié plaidait pour la « pauvre petite »… mais cet acharnement dans la mauvaise voie !

« Pauvre petite », elle n’aurait pas fait volontiers de la peine à son pire ennemi ; elle était charitable et douce, et savait toujours excuser les autres ! Et, se révoltant contre toute légèreté… tandis que sa conduite à elle était des plus coupables.

C’est qu’elle avait fini par se persuader à elle-même, que le sort seul était responsable. Si son mari eût été plus habile à la prendre, c’est lui qu’elle aurait aimé ! Si dom Pedro ne s’était pas acharné à la persécuter de son amour, elle ne l’aurait point écouté ; la preuve, c’est qu’elle l’avait d’abord repoussé. Lui, son unique tendresse, elle ne l’avait jamais trahi ; elle ne le trahirait jamais, elle en était sûre. Ce n’était donc pas sa faute ! disait-elle. Est-on maître de ses sentiments ?

Mais lorsque le déshonneur absolu, par sa maternité illégitime, se dressa devant elle, ce fut une révolte complète contre l’humanité tout entière, et surtout contre Dieu. Mais là, il n’y avait plus de lutte possible ; la nature l’emportait sur sa volonté et elle en arrivait à justifier le suicide. Elle voulait légitimer la mort avant de l’appeler à elle, comme elle s’était imaginé avoir légitimé sa vie ! Pauvre petite, avec quelle inconscience, elle a galvaudé son existence ! Elle lui était offerte si simple et si facile ! Elle ne lui a pas suffi, et elle a piétiné sur son bonheur pour une ombre de satisfaction ; aussi n’a-t-elle éprouvé qu’un écœurement d’elle-même, et sa dernière heure a sonné dans un élan de désespoir !


Il y avait longtemps relativement que nous ne nous étions vues ; instinctivement je m’en éloignais et, quoique je ne croie pas aux pressentiments, un soir que j’étais plus inquiète sur son compte, je me rendis chez elle et la trouvai par hasard seule. Son mari était au théâtre, sa mère absente, je vis qu’elle avait pleuré, je ne lui en demandai pas la cause, pensant trop bien la deviner ; elle me prit la main silencieusement, ce fut son unique bonjour.

— Si je te faisais demander au milieu de la nuit, viendrais-tu ? me dit-elle.

— Pourquoi pas ? répondis-je étonnée de cette question.

— Merci, Jeanne, tu es une vraie amie, toi.

— Ma petite chérie, j’espère que tu n’en as jamais douté ?

— Tu sais, continua-t-elle, dom Pedro ?…

— Allons, encore ?

— Ne m’interromps pas. Dom Pedro m’avait promis, formellement promis, que son absence durerait à peine un mois, et il y en aura bientôt trois qu’il est parti.

— Peut-être n’est-ce pas sa faute, un retard imprévu ou bien…

— Oh ! s’il n’est pas pressé de revenir, dit-elle en m’arrêtant, c’est qu’il ne m’aime plus… plus… ou du moins pas autant. Je comprends bien que je dois être une charge pour lui, un embarras ! Du reste, il a écrit une fois de plus à Mathilde qu’à moi !

— Qu’en sais-tu ?

— Elle me l’a bien fait remarquer. Tu comprends, si elle pouvait m’ôter de sa route ! Je lui porte ombrage : mon Pedro bien-aimé n’ose pas encore la préférer ouvertement à moi ! — Il ne peut pas, dit-elle en s’animant, il ne le doit pas, je ne retire pas ce mot ; maintenant il a des devoirs envers moi, et, comme il est honnête !… Ne souris pas, je dis vrai, et pourtant ce qui m’effraye, c’est que rien ne l’oblige à ne pas briser ces liens qu’il a formés lui-même ! Oh ! Jeanne, Jeanne, que j’ai peur de l’avenir !

Je ne répondis pas. Elle s’était levée et se promenait à pas lents, dans ce délicieux boudoir qu’ils avaient arrangé amoureusement ensemble ; je me gardai de troubler sa rêverie, elle allait, s’asseyant dans le coin qu’il préférait, effleurant de ses lèvres brûlantes les feuilles de fougères qu’il avait touchées, murmurant comme un écho lointain les airs qu’il aimait le plus à entendre ! Qu’elle était belle ainsi, malgré ses souffrances cachées ! Ses yeux, qui s’étaient un peu creusés, n’avaient rien perdu de leur éclat ; ses joues amaigries donnaient un reflet poétique à sa douce physionomie, et lui prêtaient un charme de plus !… Je me sentais émue, et, malgré moi, je la plaignais de tout mon cœur.

À cet instant la porte s’ouvrit, et son domestique lui présenta sur un plateau d’argent un petit billet sur l’enveloppe duquel je remarquai ce mot Pressé.

— Est-ce qu’on attend la réponse ? demanda-t-elle.

— Non, madame, lui fut-il répondu.

Elle l’ouvrit, et j’entendis comme un coup de marteau sec… c’était un cri de douleur qu’elle retint en me passant ce chiffon de papier, où je lus :


« Chère amie,

« Je reçois à l’instant, une dépêche de dom Pedro, il arrive demain et me charge de vous en prévenir.

« Bien à vous.

« Mathilde. »


— Eh bien, Louise, qu’y a-t-il d’étonnant ? Matt est sa cousine, il lui adresse sa dépêche, sûr que tu seras prévenue tout de suite, c’est bien naturel !

— Ah ! tu trouves ?… Je suis fatiguée, Jeanne, bonsoir mon amie ; va, laisse-moi me reposer… n’est-ce pas, quand tu le verras, tu lui diras que je ne l’aime plus. Oh ! non, je ne le reverrai jamais. Dors bien, ma Jeanne. Adieu !

Louise me dit ces paroles d’un ton profondément triste, mais si résolu, que je ne trouvai rien à répondre. Je restais immobile et sans forces ; elle vit mon embarras, se mit à sourire avec amertume et me répéta froidement ce mot : adieu. Puis ce fut tout, son regard plongeait dans le mien, elle comprenait que je voulais rester, ce qui la contrariait visiblement.

— Je vais sonner, dit-elle, à demain.

Ce mot me décida, je me levai, et, l’ayant embrassée, je sortis.

C’était une tiède soirée de juin, il n’était pas tard, je voulus rentrer à pied, marchant doucement, absorbée par la pensée de Louise.

Pourquoi suis-je partie, avant que son mari ne fût là ? pensai-je, j’aurais peut-être réussi à la calmer ? Que va-t-il se passer quand il rentrera ? Si je retournais ? Mais non, c’est ridicule. D’ailleurs on ne me laisserait plus entrer ; elle va s’endormir, et peut-être demain… Elle m’a dit : à demain, sa vie prendra-t-elle une nouvelle face ? Qui sait ?

J’étais enfin arrivée chez moi, après mille hésitations ; je n’avais même pas dégrafé mon manteau, et je m’étais assise presque inconsciente, lorsque j’entendis des pas précipités. Un coup violent retentit à ma porte, contre toute habitude à cette heure avancée.

— Qui est là ? qu’y a-t-il ? demandai-je vivement.

Mme la baronne de X… fait demander Madame immédiatement !

Ressaisir mes gants, ouvrir ma porte et descendre ne furent que l’affaire d’un instant, mon cœur se heurtait si fort à ma poitrine, qu’on en eût facilement compté les battements. En quelques minutes, je fus chez Louise ; je me trouvai à la porte en même temps que Jules.

— Qu’a-t-elle ? lui criai-je.

— Qui, elle ? quoi ? que voulez-vous dire ?

Je vis qu’il ne se doutait de rien, il rentrait simplement du théâtre.

— Louise est malade, je pense, elle vient de me faire demander, et j’accours !

— Quelle admirable amie vous êtes !

Je n’en écoutai pas davantage. Le saisissant par la main je l’entraînai vers l’appartement de Louise, à la porte duquel se tenait sa femme de chambre. Cette femme me dit avoir défense d’entrer chez sa maîtresse avant mon arrivée.

Je ne sais si je l’ouvris ou la brisai, cette porte, dans mon trouble ; mais dès que j’eus fait un pas dans la chambre, une odeur violente, qui ne me trompa point, vint me saisir au front.

— De l’air ! criai-je.

Jules courut à la fenêtre, et moi, je bondis vers Louise et, saisissant ses mains crispées, j’en arrachai, pour le dissimuler sur moi, un flacon de chloroforme qu’elle avait eu le triste courage de respirer jusqu’à ce qu’elle eût cessé de vivre.

— Morte ! m’écriai-je en tombant à genoux.

Jules poussa un cri de véritable désespoir.

— Êtes-vous sûre ? me dit-il tout bas en me désignant le corps de sa femme.

Un imperceptible soubresaut venait d’agiter la couverture… sans doute la dernière convulsion de ce pauvre petit être, auquel elle n’avait pas voulu donner le jour… puis, plus rien ne bougea !

— Oui, répondis-je à mi-voix, oui, j’en suis sûre !

Il prit sa main déjà glacée et l’inonda de larmes !…



Jules ignore tout ; jamais il ne soupçonnera la cause de ce dénouement terrible.

Quant à dom Pedro, je négligeai, cela va sans dire, la commission suprême dont Louise m’avait chargée pour lui. À quoi bon ? d’ailleurs, huit jours après il était à l’Opéra avec Matt !…

Moi, je me souviens… et je prie.



FIN