Pauvre petite !/VII

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Paul Ollendorff (p. 97-111).
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VII



Louise redoutait Mathilde. À son point de vue, hélas coupable, elle avait raison, car Mathilde était créole et ses grands yeux noirs, qui avaient des reflets de soleil, rappelaient agréablement à dom Pedro le ciel pur de son pays étincelant.

Avant le départ du Portugais, Matt et lui se parlaient donc forcément comme des amis, et cette intimité ne choquait que ma pauvre Louise ; mais ce que je n’admettais pas, c’était la malice avec laquelle Matt parlait de dom Pedro devant « pauvre petite », soulignant les attentions qu’il avait pour elle : insistant exprès, en racontant leurs faits et gestes, sur ce qui pouvait prêter à quelques sous-entendus. Autre avantage de Matt, elle connaissait le Portugal. Quand ses parents étaient venus se fixer en France, ils s’étaient arrêtés à Lisbonne où dom Pedro les avaient reçus, car ils étaient parents.

Il les avait gardés quelque temps chez lui, à peu de distance de cette ville, et le souvenir de ce séjour lui était resté présent, comme un de ces rêves auxquels on s’attarde quand le réveil est venu !

Elle racontait souvent qu’il y avait réellement une grande poésie dans cet endroit privilégié de la nature : l’habitation était simple, mais les palmiers, les orangers, les citronniers, les musas et autres arbres de ces pays ensoleillés, rivalisaient de beauté et de grâce. Elle disait comment, à travers leurs longs doigts d’émeraude, on apercevait l’océan bleui, qui semblait leur faire un encadrement de saphir, et tout au loin, tout au loin, ce bleu transparent se reliait à celui du ciel par une dégradation si douce, qu’on se demandait souvent où finissait l’un et où commençait l’autre !

Le soir, quand le soleil semblait vouloir se baigner dans cette onde attirante, Mathilde, quoique fort jeune alors, s’échappait de la maison et courait sur une grande terrasse bordant la mer, et là, dans un coin connu d’elle, elle contemplait, séduite par un charme inconnu et croissant, ce sublime spectacle, qui, toujours semblable à lui-même, ne se ressemble pourtant jamais !

Tantôt la mer semblait vouloir éteindre ce globe de feu, qui descendait sur elle comme pour la menacer, et de chaque petite pointe des lames s’envolait une fine poussière d’eau brillante comme des diamants ; puis cette irradiation diminuait, s’éteignant peu à peu, laissant la nuit triomphante envelopper la mer de ses voiles mi-transparents ; tandis que Matt rentrait en cherchant à compter les étoiles.

D’autres fois, se souvenait-elle encore, le soleil ne semblait pas vouloir entrer en lutte avec l’eau et se ternissait avant même de disparaître. Ces soirs-là, de nombreuses petites voiles blanches et grises parsemaient la vaste étendue mouvante qui s’étendait à ses pieds, et c’était une autre joie de les voir glisser sur l’eau, se croiser, se dépasser ou s’arrêter comme à bout de forces, semblables à de grandes mouettes qui jouent.


Malgré les charmes de son pays enchanté, dom Pedro revint, et devant lui les noires idées de Louise s’envolèrent, mais il avait rapporté de là-bas le désir le plus violent d’y retourner, il en parlait sans cesse avec Mathilde devant la « pauvre petite » dont le visage devenait livide et qui prenait le parti de ne plus rien dire ; sa jalousie cependant la torturait, et lui faisait faire, les unes sur les autres, toutes les maladresses possibles. Dom Pedro ne l’aimait plus que sensuellement, elle l’agaçait visiblement. Jules aurait bien voulu reprendre ses droits d’époux, mais la sévérité de Louise le tenait éloigné, et il en gémissait en secret.

De temps en temps une petite scène conjugale était tentée, mais il était toujours obligé de s’avouer vaincu, et s’en retournait dans ses appartements sans jamais pouvoir rien obtenir !

Louise m’avait conté cela, et je m’étais hasardée à lui démontrer l’imprudence de sa conduite !…

Elle haussait les épaules en riant :

— Bah ! disait-elle, à mon âge, il n’y a plus de danger !

Plus de danger, elle touchait à peine à ses trente ans !

— Pourvu que dom Pedro ne se lasse pas de moi ! recommença-t-elle un jour.

— Pourquoi donc ?

— C’est qu’il me semble qu’il est plus souvent avec Matt, ne l’as-tu pas remarqué ?

— Je t’affirme que non.

Un jour que nous causions ainsi confidentiellement, dom Pedro entra.

Je me levai, n’aimant pas à me trouver entre eux, car de quelque manière que la conversation s’engageât, j’avais toujours peur qu’il ne m’échappât quelque parole blessante, et d’ailleurs, comme je ne doutais pas que dom Pedro ne sût que Louise m’avait tout confié, je n’osais plus le regarder en face ; car je ne voulais pas jouer le rôle de confidente, je ne voulais pas surtout qu’on me soupçonnât d’approuver la conduite de Louise, d’aider à leur désordre !

Mais je ne fis qu’un pas, et m’arrêtai vivement : dom Pedro, nous ayant saluées, annonça brusquement son départ.

« Pauvre petite » s’y attendait si peu, qu’elle se renversa dans son fauteuil, agitée d’un tremblement convulsif, et perdit connaissance !

Je ne vis plus qu’elle et me précipitai pour lui prodiguer tous les soins possibles ; je ne sais comment un flacon de sels se trouva dans ma main ; je le lui fis respirer, je lui frottai les mains et les tempes avec de l’eau de Cologne.

Enfin sa respiration étant redevenue calme, je fus plus tranquille sur son compte et levai instinctivement les yeux pour examiner dom Pedro.

Il me fit presque pitié : il se tenait appuyé près de la porte comme un homme qui chancelle ; sa pâleur me surprit, et pour la première fois depuis que je le connaissais, je crus à une émotion de sa part.

Cependant Louise avait laissé retomber sa tête sur mon épaule, ses yeux restaient fermés, mais ses lèvres faisant un suprême effort, elle murmura, « Jeanne, il est parti, sans me dire adieu ! »

— Mais non !

— Cours après lui, mon amie, dis-lui qu’il me pardonne !

— Louise, je t’en prie, reviens à toi !

— Qu’il me pardonne le trouble que j’ai apporté dans son existence !

— Tais-toi, te dis-je !

— Sans moi, il aurait à présent un foyer moins triste, une famille… il serait heureux !

— Reviens à toi, chérie !

— Promets-moi, Jeanne, dit-elle en se ranimant, promets-moi, quand je serai morte, d’implorer son pardon, pour ma mémoire !

Et comme je cherchais à me dégager, ne pouvant supporter que dom Pedro restât aussi longtemps impassible, elle se raccrocha à mon bras, et d’un ton absolu, quoique étouffé, elle ajouta :

— Ne fais pas ton regard sévère, Jeanne, je l’aime ! oui… plus que tout : entends-tu ; plus que tout !

— Parlerez-vous, enfin ! criai-je à dom Pedro en me dégageant des bras de Louise ?

Ces mots lui firent reprendre tout à fait connaissance ; elle aperçut son amant cloué à la même place, d’un bond elle se précipita vers lui…

— Je ne partirai pas, dit-il.

Je ne vis plus rien, je n’entendis plus rien. Tout ce que je me rappelle, c’est que je me retrouvai dans la rue, le cœur plein d’angoisses.