Paysages et Sentiments/Henry Becque

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Esquisses et Souvenirs
Société du Mercure de France (p. 75-81).




HENRY BECQUE




Je disais avec tristesse : La vie a trahi Henri Becque, je crains que la mort ne se moque de lui.

Je tâcherai de m’expliquer :

Celui qui s’élève dans les hautes sphères de l’art, un Milton, un Corneille, s’il coule des jours malheureux, goûtera, dans son infortune même, une infinie douceur. Il se plaint, sans doute, et maudit son siècle. Cependant, en dépit de ces heures de faiblesse humaine, l’orgueil le soutient secrètement et lui rend déjà l’avenir visible. Je parle du noble et légitime orgueil, et non de cette passion équivoque qui n’en prend que les vaines apparences. Et je suis certain que peu de gens éprouvent en réalité ce véritable orgueil, au point d’en être secourus.

Ce que la vertu a de plus délicieux formait la nature de Becque. Il avait conscience de son grand mérite ; mais n’avait-il pas aussi, au fond de son cœur, comme un pressentiment de sa destinée ? II songeait peut-être que la Comédie bourgeoise, où il excellait, doit obtenir sa récompense du vivant de l’auteur, et que se fier, en pareil cas, à la postérité, c’est bâtir sur le sable.

C’est pour ces raisons que je disais avec tristesse : La vie a trahi Henry Becque, je crains que la mort ne se moque de lui.

En écrivant ses polémiques, Becque s’exprime toujours dans l’amertume de son âme, malgré la certitude qu’il pouvait avoir d’être le premier de son temps dans le genre littéraire qui lui était échu. Vous voudriez qu’il y trouvât un sûr remède contre d’injustes attaques ; le moyen ?

Je vous le dis, les genres existent.

Réjouissons-nous cependant de voir la Parisienne reprise au théâtre, et la mémoire de Becque agitée un instant avec respect par quelques-uns de ses anciens détracteurs, précisément. C’est une fiche de consolation.

Je rencontrais souvent Henry Becque pendant les dernières années de sa vie. II me témoignait beaucoup d’affection. Ne sentait-il pas que j’étais plus bête que lui dans la pratique de l’existence ?

J’aimais ses causeries familières. Il avait en parlant l’air de tirer de l’arc ; mais son rire n’était pas méchant, il me semble. Ce n’était que de l’agacement.

Ses mots cruels partaient d’un dépit bon enfant et l’on écoutait Becque comme il s’écoutait : avec plaisir.

A vrai dire, il avait du goût pour le potin, mais élégant, et filé de préférence, j’imagine, en compagnie de quelque dame sur le retour, tirée à quatre épingles et spirituelle. Ce penchant de Becque pour le potin a-t-il fait peur à l’Académie, le jour où il voulut en être ? La conversation que j’eus, dans le temps, avec un académicien qui ne détestait point l’auteur de la Parisienne, m’induit à le croire. Euh ! euh ! si notre Becque était bon enfant, il ne laissait pas d’être aussi un enfant terrible.

… Il ne concevait pas la vie en poète, mais en prosateur et particulièrement en auteur de comédies bourgeoises.

Ce n’est pas tant l’instrument qui sépare le poète du prosateur ; c’est plutôt la façon de penser et de sentir. Je parle seulement des vrais poètes et des vrais prosateurs : il n’y a de perfection que lorsque l’âme est en état de se servir de son expression naturelle.

Lamartine disait au versificateur de Némésis qui avait essayé de le piquer par des railleries :

… j’aurai vidé la coupe d’amertume Sans que ma lèvre même en garde un souvenir…

Becque gardait l’amertume sur ses lèvres, et passait la langue dessus avec une grimace.

Mais c’était d’un air de noblesse.

Dans ses œuvres, il n’est pas pamphlétaire comme Beaumarchais. C’est un Le Sage plus élégant, moins borné, avec une certaine capacité d’abstraire qui le rapproche de l’auteur du Misanthrope.

… Je me rappelle Henry Becque entrant au bureau de tabac pour acheter des brevas… Il aimait la vie jusque dans ses moindres détails. Mais ce n’était pas un jouisseur. Il aimait même sa propre vie — sombre vie — comme un amusement. Voilà l’artiste-né.

Quelle fut la vie amoureuse de Becque ? Je l’ignore. On a publié des vers de lui sur une rupture. Ils sont mauvais. Il sentait beaucoup, mais pas en poète.

Je crois — c’est une de ces suppositions que j’aime à forger et que je donne pour ce qu’elles valent — je crois que Becque n’était pas un amoureux vrai.

Une nuit pourtant que nous descendions en flânant l’avenue de l’Opéra, il se mit à me raconter les péripéties (cabinet particulier et mystère) d’une intrigue renouée, d’un regain d’amour. Il paraissait être aux anges, et il riait de son bon rire.

Je n’en démords pas.

Le commerce des femmes plaisait fort à Becque, je le veux bien. Mais l’esprit y balançait souvent le cœur.

Connaissez-vous : Souvenirs d’un auteur dramatique ? C’est un recueil d’artistes où coulent librement la gaminerie satirique, la gaîté, un peu forcée, la bonhomie, très réelle, le sentimentalisme, assez romance — ma foi ! — de Becque.

On rencontre avec plaisir, dans certaines pages de ce livre, la verve, l’entrain, le franc-parler, le coup de boutoir de l’auteur de la Parisienne, et l’on regrette que les Polichinelles soient demeurés en état d’ébauche. Becque y passe au fil de sa langue tous ses ennemis. Et ce n’est point là quelque fade raillerie, et la mauvaise humeur y prend de la grâce. Toutefois, nous n’en sommes pas intéressés constamment. Le temps a touché ces choses et ces figures ; elles s’effacent déjà. A part Sarcey ou Claretie, qui se souvient à présent des autres victimes de Becque ? O Raymond Deslandes, ô Charles de La Rounat, ô Henri Lavoix, ombres vaines !

Je me répéterai presque, en disant que le vrai Becque était bien supérieur à sa façon de considérer les incidents de la vie. Avec un peu plus de généralisation, l’importance de tous ces petits faits aurait pu, sans doute, gagner en durée. Tandis qu’il ne nous reste, de la sorte, que la cendre de la colère de Becque.

Mais n’allez pas croire que tout est à négliger dans les Souvenirs d’un auteur dramatique ! Entre ces feuillets, plus d’un morceau a conservé sa première vivacité. Le piquant et le tendre y alternent de façon curieuse, et nous renseignent sur la psychologie d’un homme de grand mérite.

Henry Becque avait posé sa candidature à l’Académie ; Verlaine brûlait de le faire. Le premier était la correction même, plein de scrupules, et, malgré son esprit et ses allures dégagées, très soucieux du qu’en-dira-t-on. L’autre a vécu en enfant perdu, et il a fini dans l’ivrognerie et dans la crasse. Eh, bien ! ces deux hommes avaient — outre leur génie — des traits de ressemblance. C’étaient des bourgeois français, dans le meilleur sens du mot, respectueux de l’ordre et même des préjugés. On l’admettra facilement pour Becque ; et quant à Verlaine, je garantis que s’il eut maille à partir avec la justice, il ne lui en garda point rancune. Vraiment, il avait un faible pour la magistrature et la gendarmerie.

… Un professeur qui se mêle de théâtre, éprouve-t-il la plus grande émotion de sa vie le jour où il parvient à franchir le seuil d’une loge d’actrice ? Becque l’affirme. Il avait une haute estime pour l’esprit et le talent de Weiss : mais il ne l’a pas raté. Il cite de lui cette exclamation fort ridicule : « Je ne passe jamais devant les Variétés sans ressentir le frisson de la vie parisienne ! »




… Voilà un joli mot de Becque sur une critique dénuée de loyauté : « Cela est fait de main de traître. »