Paysages et Sentiments/L’Automne

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Esquisses et Souvenirs
Société du Mercure de France (p. 82-92).




L’AUTOMNE




L’Automne va céder à l’Hiver, et, bientôt, les derniers rayons de novembre s’éteindront avec mélancolie.

Douce et féconde saison, ô déesse ! déjà les pampres de ta chevelure se délient et la belle grappe de raisin que lève ta dextre s’égrène à tes pieds. Les présents que tu offres aux mortels n’envahissent plus tes corbeilles et les cris joyeux de la vendange ont cessé de retentir autour de la cuve. Tes satyres et tes faunes regagneront leurs antres, et tes nymphes aux blanches épaules quitteront les bords des ruisseaux où elles aimaient à nouer des danses harmonieuses. Une fois encore ta tunique couleur de feuilles de vigne s’est fanée. Nous n’irons plus rêver dans les bois profonds, un livre à la main ; nous nous accouderons près de l’âtre et sous la lampe.

Le chasseur chanté par les poètes ne portera plus ses pas rapides le long des prairies, il ne lancera plus sa meute docile sur le lièvre et le daim craintifs. Ah ! qu’il avait du plaisir à prendre dans un piège le loup belliqueux et le renard retors, ou bien à découvrir dans les roseaux du fleuve l’ichneumon et le chat sauvage. Puis il emportait chez lui, en riant, le corps couvert d’épines d’un hérisson souple…

Avant que le Borée ne sème les funestes frimas, il me plaît de remémorer la vendange et de faire revibrer à ma façon la syrinx de Calpurnius :

… Des satyres joufflus la folâtre cohorte
Saisit la coupe alors que le hasard apporte :
L’un dans la corne courbe a savouré le vin,
Pour boire l’autre n’a que le creux de sa main.
Sur la cuve penché, j’entends cet autre encore
Qui pompe la liqueur d’une bouche sonore ;
Et quelques-uns, là-bas, sur le dos renversés,
S’inondent des raisins qu’eux-mêmes ont pressés :
De la grappe crevée, un jus de bon augure,
A force jaillissant, barbouille leur figure…

Les anciens célébraient l’Automne non sans tendresse, mais avec sérénité. Maintenant, quand l’humide auster tourbillonne, nous nous envolons, dans les sentiers désolés, avec les feuilles mortes, et nous nous accoudons près des eaux assombries où elles pourrissent.

Sommes-nous les victimes de l’Anglais Thomson et de son élève Jean-Jacques ? Que dis-je ! Notre âme a pris le pli. Nous ne pouvons pas être infidèles à notre âme. Efforçons-nous seulement à tirer un peu de beauté de ses caprices et de sa folie.

Le divin Chénier, né d’une mère grecque, se laissait aussi trop alanguir. Au bord d’un fleuve pur, sous de beaux feuillages, il inclinait sa tête sur son sein, et il évoquait des fantômes :

Ces fantômes si beaux, de nos cœurs tant aimés…

Lamartine qui, n’ayant presque que la poétique de Parny sous la main, sut s’élever au zénith de l’inspiration, et s’épancher, comme Virgile, en grand fleuve d’harmonie, a voulu mêler son âme avec les derniers soupirs du vent du soir dans les pampres, ou avec la lueur du dernier rayon de l’année sur les sommets rosés de neige des montagnes. Il a subi toutes nos modernes langueurs de l’Automne :

Salut, bois couronnés d’un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! le deuil de la nature
Convient à ma douleur et plait à mes regards.

L’Automne de Lamartine est une composition de sa jeunesse. Il produisit plus tard des strophes plus fortes. Toutefois, il est permis de penser que ses premiers ouvrages, dans leur ensemble, sont, peut-être, les meilleurs. Il faut le regretter, car, en matière d’art, si la jeunesse comporte tous les charmes, elle manque souvent de véritable solidité. On peut dire qu’elle ne creuse pas en profondeur, même dans les conditions les plus favorables.

Cent répugnances m’éloignent de Victor Hugo. Cependant, lui, s’est développé régulièrement jusqu’à un âge avancé. Voilà pourquoi certaines de ses poésies lyriques, dans les Contemplations, par exemple, nous bouleversent avec autorité.

Baudelaire était un fervent de l’arrière-saison. Avec lui, l’Automne entre dans les vieux appartements pleins de moisissure, dans les cours noires des maisons, où s’entasse le bois pour l’hiver. Loin des futaies que le vent dépouille et fait craquer, il préfère se lamenter avec les girouettes et dans les gouttières. L’Automne de Baudelaire se mêle aux intrigues et aux artifices du cœur. Il ne s’habille pas des classiques feuilles mortes, mais de robes bizarres ; il met du fard et joue avec les chats frileux et sédentaires…

Relisez le Sonnet d’Automne. Le goût y est rehaussé par les plus rares épices de la psychologie et même de la physiologie. Et si ces substances se sont éventées un peu, avec le temps, songez qu’elles commencèrent par être fort piquantes et d’un arôme très irritant.

J’ai beaucoup aimé les Fleurs du Mal, pendant mon adolescence et ma toute première jeunesse. J’admire toujours Baudelaire et ne le relis jamais. Ses préoccupations comme ses épithètes me gênent à présent jusqu’à l’angoisse : une angoisse physique. Certes, Baudelaire est un vrai artiste, comme nous l’entendons aujourd’hui, ou plutôt comme on l’entendait il y a quelques années. Allons, c’est un grand artiste tout simplement, c’est même un grand poète… Ce n’est pas un pur poète.

Verlaine était plus naturellement poète que Baudelaire. Il n’était que cela, il l’était de toute son âme. Ses vers jaillissaient comme l’eau du rocher, et, par un mauvais miracle, ils charriaient du limon. Verlaine, était habile dans son art, mais avec un désordre surprenant. « Il lui a manqué de savoir canaliser sagement sa merveilleuse sensibilité » a dit excellemment M. Jean de Gourmont, le jeune frère du savant auteur de l’Esthétique de la langue française.

Je crois que Verlaine n’était pas très affecté par la tristesse des campagnes et des bois jaunissants. Mais l’Automne entre dans son inspiration ; il y entre comme symbole et comme métaphore :

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne…

Avec sa figure de bandit mandchourien, Verlaine avait l’esprit le plus fin. Il avait aussi le goût et le sentiment de la mignardise. Et ce n’est pas pour rien qu’il excellait à mettre en rimes les Fêtes galantes. L’automne de ces peintures, d’un raffinement qui n’exclut pas le naturel, lui convenait :

Le soir tombait, un soir équivoque d’automne :
Les belles, se pendant rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si spécieux tout bas,
Que notre âme depuis ce temps tremble, et s’étonne.

Ce poète était débordant de poésie, d’une poésie d’actualité. Sans doute il n’a pas suivi la mode ; il l’a créée, ce qui est peut-être plus grave.

J’ai toujours été la proie de cette saison :

Automne malheureux que j’aime ton visage !

Qui sait si ce n’est point à tort que la tristesse de l’Automne a séduit mon âme ! La belle lumière épandue sur les plaines et sur la mer, n’est-ce pas elle le véritable aspect tragique de la vie ?

Quelle folie de ratiociner en pure perte. Que n’ouvré-je pas plutôt ma fenêtre, pour admirer l’Automne sur l’écran mordoré des arbres !

… Dans les jardins, les dahlias, jaunes, blancs ou foncés, les roses trémières et les chrysanthèmes de toutes sortes, hument les derniers rayons de soleil. Le haut marronnier s’y dresse avec le port et les nuances d’une gentille tête de rousse ébouriffée. Sur le sable des allées, sur le gazon des boulingrins, les feuilles tombées palpitent au vent qui, soudain, d’une haleine plus forte, les soulève jusqu’aux socles des statues, ou les précipite dans les bassins à l’eau noire. Si j’étais feuille morte, je voudrais pourrir dans la vasque d’une belle fontaine de marbre que je connais. D’antiques platanes l’entourent ; et lorsqu’au milieu de la nuit, elle filtre doucement, je crois entendre Byblis, sœur coupable, pleurer son funeste amour.

… Un jour j’avais choisi - entre cent, - trois roses : l’une jaune, l’autre blanche, et la troisième au cœur de feu. C’était afin d’en faire présent à une Dame, belle et docte comme les interlocutrices de l’Heptaméron ; comme cette jeune veuve Longarine, ou cette rieuse Emarsuitte.

Or, lorsque j’arrivai, la Dame tenait à la main un bouquet de feuilles mortes qu’elle avait eu la jolie fantaisie d’assembler : il yen avait de toutes les pâleurs, et quelques-unes d’un vert tardif et magnifiquement rouillé.

Ce bouquet automnal était si beau que, de dépit, je voulus jeter mes roses ; mais je manquai de courage.

L’Automne embellit aussi le cours des fleuves, et principalement celui de la Seine.

Alors tandis que l’infatigable pêcheur se penche sur ses roseaux attachés bout à bout, j’aime à suivre les berges à pas lents, soit que le matin délicat pointe à peine, soit que, déjà, la chute du crépuscule ait coloré l’eau de ses teintes successives.

Et quand la nuit est close, si la lune brille à l’horizon, je m’étends volontiers dans une barque et me laisse aller à la dérive.

Je m’étais assis, après une longue course, sur un tertre dans le bois de Verrières, lorsque j’aperçus un être étrange, cornu et chèvre-pieds. Son visage était rude et barbu, sa chevelure inculte, et il avait le dos couvert d’une peau de lynx. Vous vous doutez bien que je n’ai pas tardé à reconnaître en lui le fils de Mercure et de la nymphe Dryopé, Pan qui se plaît aux danses bruyantes et aux belles joutes des chalumeaux.

Il se tenait dans un hallier, et il y avait au-dessus de sa tête, suspendues à un flexible rameau, quatre syrinx finement percées.

Soudain, je vis le dieu saisir une de ces syrinx et l’approcher de ses lèvres.

Un son se fait entendre, allègre, comme rempli d’une espérance inconsidérée, et à l’instant, mille fleurs s’ouvrent, odorantes ou distillant le miel. Des branches et des tiges montent et s’allongent, toutes chargées d’une promesse diaprée de fécondité. L’air s’azure et s’irise, les cours d’eau murmurent sur le gravier. Dans le profond des forêts, le fauve s’élance en bondissant et la race ailée des oiseaux vole çà et là avec des cris. Plus abusés qu’eux, les mortels se réjouissent d’éprouver que l’univers n’est qu’amour et que félicité. C’est le printemps, c’est le printemps ! Mais quoi ! n’est-ce pas, en vérité, que les sons de l’instrument divin raillent à présent ?

Le dieu Pan, avec une moue, jette enfin à ses pieds cette première syrinx.

Alors le dieu prend la seconde des quatre syrinx suspendues au rameau flexible et il se remet à souffler. Le paysage change à vue d’œil : les fleurs languissent et leur parfum s’évapore ; les corymbes se nouent sur les branches ; les eaux commencent à tarir sous le ciel nu et brûlant. Toute la nature semble assoupie. Et l’homme pense avec satisfaction que c’est l’été de la vie, plein de vigueur et de sécurité.

Pan ne tarda pas à jeter à ses pieds cette seconde syrinx avec une moue plus dédaigneuse encore.

Le dieu marcha alors nonchalamment vers le rameau flexible et prit la troisième syrinx. Il l’anima de son souffle sans se presser. Un son en sortit, qui n’était ni allègre follement ni présomptueux sans raison, mais doux et mélancolique. Et l’automne naquit avec la sérénité de ses eaux, avec sa flore et ses feuillages modérés, avec la philosophie de son beau ciel et l’ironie charmante de ses vendanges. L’homme but le vin goulûment, mais l’automne lui parut fade. Car il s’était égaré depuis longtemps loin de la mesure et de la vérité.

Et le dieu Pan laissa tomber sa troisième syrinx sur un tapis de feuilles mortes, et sourit.

Puis il dépendit du flexible rameau la quatrième syrinx et souffla dedans avec violence ; l’hiver désola la terre aussitôt : La vaste forêt sans feuilles craque sous le vent, la brume efface l’horizon, la glace arrête les surgeons des fontaines et les fleuves impétueux, enflés sous la tempête, ravagent leurs rives. La faim et la maladie s’abattent sur les êtres vivants ; l’homme voit sa huche vide et son âtre éteint. Mais tout en se plaignant, il s’enorgueillit de subir la misère et la mort, qu’il juge des choses d’importance.

D’un geste sec, Pan lança au loin cette dernière syrinx en éclatant de rire…

Selon Tacite, les Germains ignoraient l’Automne ; et il est possible que les peuples du Septentrion ne connaissent jamais les fines nuances de cette saison…

O Novembre ! Es-tu ce jeune homme qui, couronné de rameaux d’olivier, s’appuie sur le signe du Sagittaire et songe ? ou bien, comme le veut Ausone, te montres-tu sous l’aspect d’un prêtre d’Isis, la tête rasée et vêtu de lin ?