Paysages introspectifs/Ergo erravi
Ergo Erravi
Mais les bois ont, ce soir, tant de mélancolie
Que notre cœur s’émeut à son tour et s’oublie
À parler du passé, sous le ciel qui s’endort,
Doucement, à mi-voix, comme d’un enfant mort.
Nos chevaux sont fourbus : asseyons-nous au bord
De l’étang solitaire où vogue notre sort.
Déjà les sons du cor et la chasse s’éloignent ;
Laissons les cerfs s’enfuir blessés, qu’ils se rejoignent
Au carrefour crucifié de trois chemins.
Buvons, et que l’oubli ruisselle entre nos mains,
Rafraîchissant les coins amers de notre bouche :
N’entends-tu pas au loin la meute qui débouche
En la clairière ; et nous sommes venus ici
Pour guetter son retour comme en un raccourci :
Restons encor, veux-tu, tandis qu’on nous oublie ?
C’est bon de respirer la moiteur affaiblie
De l’Automne béni dans sa virginité
De nouvelle jeunesse et de maturité ;
Comme si le soleil, teinté du sang des vignes,
Brillait pour l’aile froide et la pâleur des cygnes,
Et comme si l’étang, quoique mort sous les joncs,
Et conservant pourtant l’âme des vieux donjons
Sous le glacis couvert par l’arcade des branches,
Réverbérait encore un peu de formes blanches,
Que la lune retient du bout de son croissant.
Oh ! l’automne ! l’automne ! où Diane tressant
L’ambre de ses cheveux humides de rosée,
Appuie au bas d’un tronc sa hanche reposée,
Et, tendant son mollet, s’amuse à le roidir !
Heure, où l’on se surprend à regarder blondir
La broussaille agriffée aux fûts noueux du rouvre ;
Où de l’âme jaillit comme un trouble qui s’ouvre,
Chrysanthème en bouton, subtil et décevant,
Déjà courbé sitôt pubère, et mort avant
D’avoir épanoui la fleur de sa jeunesse,
Sans qu’on fasse pourtant des vœux pour qu’il renaisse,
Tant notre être jouit à s’écouter mourir :
Ayant compris que cet émoi ne peut fleurir
Deux fois, sans dissiper un peu de son arome,
Et qu’il vaut mieux, tout lentement, comme un atome,
Se volatiliser, sentir qu’on ne sent plus…
— Heure, où le cœur se pend à mille bruits confus
Et devient chaque son de l’étrange harmonie,
Comme un mystique extasié qui communie
Avec tout l’univers et passe en lui, si bien,
Que ces chants qu’on dirait d’un plectre éolien,
Accroché par hasard à la feuille qui vibre,
Sont des lambeaux d’un cœur pincé dans chaque fibre,
Qui pleure sous l’archet sympathique du vent ;
Et qu’on croit percevoir dans le rameau mouvant,
Non plus le friselis de la bise en personne,
Mais l’Être tout entier qui tremble et qui frissonne.
— Heure de panthéisme et d’amour suggestif !
Heure où le temps s’écoule en songe intuitif !
Où l’âme s’exaspère, où la femme se donne !
Heure grise ! heure lourde ! heure exquise ! l’Automne…
Pas de bruit. L’air est tiède et pesant. Cachons-nous.
Peut-être verra-t-on Pan lui-même à genoux
Devant l’inscription d’une pierre tombale,
Animer ses pipeaux ou choquer la cymbale ;
Et ses chèvres se dresser sur leurs sabots blancs.
Peut-être, tristement du profond de l’étang,
Les visions des anciens jours monteront-elles,
À travers la buée à peine grise, et telles
Qu’on voudrait tous les deux les contempler vraiment
Pour oublier…
Revivre ! oh revivre un moment
L’innocence perdue et la joie envolée !
À travers les tilleuls, au détour des allées,
S’en revenir tout doucement vers le Passé,
Dont les jardins vieillots ont conservé tracés,
Parmi le fol élan des jasmins et des menthes,
Le caprice enfantin de nos courses démentes !
Se plonger dans la peur du mystère ambiant,
Qui dégoutte le soir du feuillage ondoyant.
Oh ! ce rêve ! être ainsi qu’un Josué de l’ombre !
Pouvoir éterniser chaque minute sombre ;
Au bord du ciel pâli des souvenirs, pouvoir,
Afin de la revivre ou de mieux la revoir,
Fixer sa vie errante aux confins de l’espace,
Et s’immobiliser dans l’image qui passe !
Oh ! s’endormir encore aux chants de nos pommiers,
Et subir l’attirance intime des premiers
Murmures d’intuitions métaphysiques !.....
Te sens-tu pas frôlé par de frêles musiques
Qui viennent d’autrefois, qui nous ont câliné
Jadis, alors que l’on était à peine né,
Et qui, tendres, voudraient nous chatouiller encore !
Je vois planer dans la clarté qui s’édulcore,
Au-dessus de l’étang taché de nénuphars,
De languides Éons et des Sylphes blafards,
Dont les gestes à peine esquissés nous désignent.
Tous nos rêves transis semblent nous faire signe
Du fond de notre enfance enfouie, et leurs pleurs
Débordant des canaux ravinés de nos cœurs,
Ont noyé nos esprits sous un lac d’amertume.
Oh ! respirer un peu de leur parfum posthume !
Pour retrouver dans leur suprême effeuillaison
Cette ancienne douceur dont nous agonisons !……
Ne nous en allons pas ! Il fait si bon ! Il fait si doux
Dans l’ombre où le Jadis se donne rendez-vous,
Que le désir me prend de dresser là nos tentes,
Et d’y coucher notre vieillesse pénitente,
Qui regrette la vie et qui maudit le sort,
D’avoir jeté tous nos espoirs par dessus bord !
Nos espoirs ! nos espoirs ! naufragés en bas-âge,
Qui nagez éperdus dans notre blanc sillage,
Comme nous aimerions à vous tendre la main !
Mais la vague nous pousse et le flot inhumain,
Engloutissant vos bras plaintifs levés sur l’onde,
Suggère à notre esquif sa course vagabonde.
..................
Mais quel est ce fracas qui nous fait tressaillir
Comme un cerf endormi !… Ne pourrons-nous vieillir
En paix loin des soucis, loin des vains bruits des hommes !
… Les cors ont dissipé notre songe et nous somment
D’obéir aux appels fougueux du hourvari.
La meute se rapproche et sa voix renchérit
Sur les taïauts éclaboussés dans l’or des chênes.
… Hélas jusqu’à la mort la chasse nous entraîne
Dans son lourd tourbillon à travers monts et vaux.
Reprenons notre rang ; enfourchons nos chevaux,
Et galopons encor, grisés, l’âme asservie,
À travers la forêt terrible de la Vie.