Paysans et Ouvriers depuis sept siècles/01
L’histoire des salaires, c’est l’histoire de ces quatre cinquièmes de la nation qui sont tenus de signer en naissant un pacte avec le travail manuel, qui vendent leur vie pour avoir de quoi vivre, pour jouir seulement d’un nécessaire plus ou moins strict, semblables en cela à des marchands qui se donneraient beaucoup de mal pour revendre leur marchandise au prix coûtant. Un des problèmes dont notre époque s’honore de rechercher la solution est celui de savoir par quels moyens peut être amélioré le sort de cette majorité laborieuse qui n’a pas d’héritage à léguer ni à recueillir, qui n’a point ou presque point de part à la possession du capital, et ne saurait même, dans son ensemble, en avoir qu’une très faible. Car si, par l’épargne persévérante, le cuivre en ses mains devient or, l’or aussitôt « devient à rien » ou à peu de chose, précisément à cause de son abondance qui fait à la fois baisser le taux de l’intérêt et augmenter le prix de la vie. Et plus elle épargne, cette classe des travailleurs, pour parvenir à cesser son travail, plus elle élève le chiffre minimum du revenu indispensable à l’homme qui veut demeurer les bras croisés, plus elle accroît aussi l’écart entre le loyer de l’argent et sa valeur. C’est un nouveau rocher de Sisyphe, qui ne roule plus au bas de la montagne lorsqu’il en touche le sommet, comme celui de la mythologie antique, mais devant lequel le sommet se dérobe comme si la montagne ne cessait de se hausser à mesure qu’on la gravit.
C’est le côté insoluble de ce qu’on nomme la « question sociale ». Les réformateurs les plus utopistes veulent bien reconnaître que dans aucun temps, proche ou lointain, l’universalité des hommes ne pourront vivre de leurs rentes ; c’est donc à augmenter les salaires qu’ils entendent s’appliquer. Mais le prix du travail, non plus que celui de la terre ou celui de l’argent, n’obéit à personne. Sur lui les lois n’ont guère de prise. Que ces lois émanent d’un monarque, en pays despotique, ou d’une assemblée populaire en pays démocratique, il leur échappe et s’en joue. Par compensation, il a ses règles qui lui sont propres et il y demeure soumis, en tous les temps, sous toutes les latitudes, de quelque manière que les sociétés soient construites et que les individus soient groupés. « Au fond de l’histoire intérieure et de l’histoire extérieure des nations, a dit quelque part Victor Hugo, il n’y a qu’un seul fait : la lutte du malaise contre le bien-être. A de certains momens les peuples mal situés dérangent l’ordre européen, les classes mal partagées dérangent l’ordre social. » Il est vrai, mais ni les invasions ne changent les lois géographiques, ni les révolutions les lois économiques. On pourra plusieurs fois bouleverser le monde avant de faire que le nord ait autant de soleil que le midi et que le travail soit bon marché là où il sera rare.
A l’appui de cette observation, banale et pourtant méconnue, le témoignage de l’histoire mérite d’être recueilli. Pour dissiper l’obscurité qui règne encore dans ces régions de la science, on nous pardonnera l’accumulation des chiffres, froids et nus, qui se succèdent dans cet article. Le lecteur se souviendra que chacun de ces chiffres, dont la longue suite forme un texte rebutant, recouvre mille émotions secrètes de nos pères, que ces hausses ou ces baisses de quelques centimes sur la journée du manœuvre cachent cent plaisirs et cent peines ignorés, qui n’ont point trouvé place dans les chroniques. Tout au plus les annalistes leur consacrent-ils quelques lignes s’il s’agit d’une catastrophe fameuse, d’une famine bien caractérisée, où la plèbe silencieuse est morte par grands tas. L’intimité des petits foyers, des petits budgets, les salaires nous la révéleront, et seuls ils peuvent nous la révéler.
Longtemps nos yeux, dans le passé, n’ont aperçu que l’écorce des choses, les modifications tout extérieures des royaumes, les têtes qui dépassaient le niveau des foules, les faits qui contrariaient le cours ordinaire de la vie. Mais le champ des études historiques s’est élargi de nos jours ; il s’élargira encore. Les mesquines affaires des grands de ce monde, le récit de leurs passions, de leurs intrigues, de leurs vertus ou de leurs forfaits n’ont plus le don de nous intéresser uniquement. On s’est lassé d’admirer les stratagèmes des généraux, de compter les cadavres sur les champs de bataille. Les finesses des diplomates qui amènent la guerre pour profiter de la paix et profitent de la paix pour préparer la guerre, l’élargissement des empires qui soudent les hommes en grosses masses, leurs morcellemens qui divisent les citoyens en minces troupeaux, ne sont-ce pas là des matières à réflexions qui vieillissent et qui s’usent ? Au contraire, pour cette foule intelligente que nous sommes, passionnés pour nos destinées de demain, est-il rien dans les siècles d’hier qui mérite mieux de fixer notre attention que la marche du progrès moral et matériel, que l’histoire de ces deux biens dont la possession est en somme le seul objectif de l’humanité : la liberté et le bien-être ?
Or ces deux biens n’ont entre eux aucun lien positif ; ils ne s’appellent pas, ils ne s’engendrent pas l’un l’autre : les temps passés le démontrent clairement. Dans une société civilisée, il peut arriver, il arrive quelquefois, qu’un homme meure de faim ; cela n’arrive jamais à un cheval. Sans aller jusqu’au décès par inanition, il est des misères dont souffrira maint électeur et que n’endurera jamais un bœuf. Les conditions économiques dans lesquelles ces animaux sont placés les préservent, durant la vie, de certaines privations dont la civilisation ne préserve pas toujours des hommes. Un esclave que son maître peut battre ou tuer est plus à l’abri de certains dénûmens que bien des travailleurs maîtres de leur existence.
Prenons le serf du moyen âge : il vit dans un pays où la population est rare, où la plupart des produits de la terre sont à bas prix. Il jouira donc, tout serf qu’il est, d’un nombre de kilogrammes de pain ou de viande, de laine ou de bois, comparativement plus grand que le journalier libre des XVIIe et XVIIIe siècles, qui doit partager, avec vingt millions de concitoyens, des denrées dont la somme n’a pas augmenté autant que le nombre des bouches à nourrir. Est-ce à dire que le moyen âge, dans son ensemble, vaille mieux que les temps modernes ? La civilisation en créant l’épargne, en morcelant le sol et en consacrant la propriété exclusive de quelques individus, en multipliant les habitans surtout et en faisant par-là renchérir les vivres, a été jadis défavorable à l’être qui n’avait que ses deux bras pour toute fortune. Chaque paire de bras représentait une bouche ; la bouche de ce nouveau convive qui arrivait ainsi, lorsque déjà tant d’autres étaient à table qui avaient peine à se suffire, paraissait de plus en plus importune ; ses bras semblaient de moins en moins nécessaires. Notre XIXe siècle a trouvé le moyen d’accueillir beaucoup de nouvelles bouches et d’utiliser beaucoup de nouveaux bras. Il a su renouveler, au profit des travailleurs, le miracle de la multiplication des pains. Les bras et les bouches ne se déclarent pas encore satisfaits, puisque les premiers trouvent qu’ils ont trop à faire et les secondes qu’elles n’ont pas assez à manger ; mais qui donc est jamais satisfait en ce monde ? On verra si nos contemporains, comparés à leurs aïeux immédiats, sont bien fondés à se plaindre.
La mesure universellement admise des prix du travail, c’est la journée du manœuvre, la rémunération de la force brutale, dépouillée autant que possible de science et d’intelligence. Les exemples des salaires de ce genre sont rares au XIIIe siècle. Presque tous les journaliers sont alors, ou des serfs qu’on ne paie point ou des vassaux que l’on a, une fois pour toutes, payés en terres. Les relations d’homme à homme étaient alors exclusivement féodales ; le féodalisme s’était fourré partout. L’on prêtait hommage-lige à un voisin pour cinq cents francs dont il vous faisait cadeau en espèces — féodalité financière. — De même on s’assurait les services perpétuels d’un boulanger ou d’un charron moyennant l’octroi de quelques hectares labourables — féodalité ouvrière. — Brasseur, berger, messager, forgeron, tous sont fiefs. Toute besogne, tout achat, apparaissent ainsi sous forme fieffée aux gens du moyen âge. Au lieu de payer son cordonnier ou son tailleur, le rentier, laïque ou clerc, passe avec eux des contrats à perte de vue, compliqués et éternels. Chacune des parties concédait des avantages et se soumettait à des obligations qui parurent peu à peu aussi gênantes aux employeurs qu’aux employés.
Si ces derniers ont une postérité abondante, la terre qui constitue leur rétribution passe à une collectivité assez nombreuse : le fief du vacher de telle abbaye normande est représenté, en 1400, par sept personnes, celui du vigneron par quatorze, celui du maréchal par plus de vingt. En ce cas, l’aîné du fief en rend le service, taille les vignes, ferre les chevaux. Avec ces emplois héréditaires il arriva, au bout de plusieurs générations, qu’une charge incombant dans le principe à un chevalier échut à des paysans, qu’au contraire un métier peu illustre, comme celui de portier, ou exigeant un minimum de compétence, comme celui de cuisinier, vint en partage à des bourgeois qui se substituèrent des remplaçans quelconques. Mieux valait, en pareil cas, se rendre mutuellement sa liberté. C’est ce que firent, du XIIIe au XIVe siècle, des conventions intervenues pour détruire ce que les conventions antérieures avaient cru organiser à jamais. Un « queu » fieffé se libère, en 1524, par une rente en argent, de l’office dont il est encore tenu.
Aucune époque ne s’est plus efforcée de combiner entre les individus des rapports immuables ; aucune n’a été ensuite plus embarrassée de son œuvre et n’a plus souffert pour l’anéantir. Les prix de toutes choses étant dans un mouvement perpétuel, ces marchés permanens qui avaient satisfait, le jour de leur conclusion, l’intérêt réciproque des deux parties, cessaient, au bout de très peu de temps de plaire à l’une ou à l’autre. Tantôt le maître estimait payer trop cher, tantôt le travailleur se jugeait payé trop bon marché. Le travail fieffé était, autant qu’on en peut juger, très largement rémunéré au XIIIe siècle ; non pas que les particuliers de ce temps fussent plus généreux que ceux d’aujourd’hui, mais simplement parce qu’ils en avaient fixé, à l’origine, le prix invariable en une monnaie — la terre — qui avait, depuis, augmenté de valeur. Un terrassier qui jouit d’un fief de 7 hectares et demi, en 1270, doit, comme redevance, labourer, ensemencer de blé et moissonner 54 ares de terre, faucher et engranger le foin de 27 ares de pré. Au prix actuel ces diverses façons agricoles représentent une centaine de francs, si le cultivateur fournit la semence ; tandis que le revenu de 7 hectares et demi, par lequel ce travail est jadis rétribué, correspond présentement à un chiffre moyen de 375 francs. L’écart entre la valeur de la main-d’œuvre et celle de la terre était donc ici, au XIIIe siècle, trois fois moindre qu’il ne l’est de nos jours.
Ces inféodations s’étant faites librement, il avait fallu, pour que le seigneur et le vilain tombassent d’accord, qu’à une heure donnée la possession des 7 hectares et demi fût aussi avantageuse à l’un que l’était à l’autre l’exploitation des 80 ares en blé et en herbe. C’était le résultat d’une situation économique qui s’imposait. On ne saurait en faire honneur politiquement au régime féodal, pas plus qu’on ne serait fondé à louer la générosité du gouvernement des États-Unis d’avoir vendu, depuis cinquante ans, pour 10 francs l’hectare, nombre de surfaces fertiles aux colons européens. Seulement il n’est pas niable que la condition de l’ouvrier fieffé du XIIIe siècle ait été avantageuse et que son salaire, évalué en argent, ait à cette époque singulièrement progressé. Ce qui le prouve, c’est que les maîtres d’alors offrent fréquemment aux prolétaires ruraux une prime pour annuler les anciennes conventions. Un monastère rachète ainsi, sous Philippe le Hardi, les emplois de charretier, de gardeur de porcs, de fournisseuse héréditaire du fil à coudre, — ce dernier moyennant 560 francs de nos jours, — afin de supprimer en même temps les distributions de lin et de chanvre qui constituaient le paiement de cette ouvrière. Il fallait que les propriétaires, pour agir ainsi, eussent la certitude de se faire servir à meilleur compte, soit par des paysans affieffés à des conditions nouvelles, soit par des colons indépendans.
Cependant ce travail libre était lui-même bien payé : un faucheur gagne, en 1200, 5 francs par jour de notre monnaie, en tenant compte et de la valeur intrinsèque du métal et de sa valeur relative par rapport au prix de la vie, — de la puissance d’achat de l’argent, — ainsi que seront établis tous les chiffres qui vont suivre[1]. Les journaliers de Languedoc et de Normandie reçoivent, en 1240, 2 francs ; et si, à Paris, la journée des porteurs d’eau de Saint-Louis n’est que de 1 franc, c’est qu’ils sont nourris et logés au palais royal, et qu’il s’agit de gages assurés pour toute l’année. Comparés aux salaires actuels, que l’on évalue, pour le manœuvre non nourri, à 2 fr. 50 et pour le manœuvre nourri à 1 fr. 50 par jour, les rétributions du XIVe siècle ne leur sont pas inférieures. Celles que nous avons recueillies fournissent une moyenne de 2 fr. 34 entre 1301 et 1325, de 2 fr. 80 de 1326 à 1350, de 2 fr. 70 de 1351 à 1375, pour la journée des laboureurs, vendangeurs, bûcherons, batteurs en grange. Les plus heureux vont jusqu’à 4 fr. 20 ; les moins favorisés descendent à 1 fr. 40 ; on constate, dans notre France de 1896, des différences semblables, et même de plus grandes, suivant les départemens et les saisons. Or les moyennes qui précèdent, résumés de chiffres venus des quatre points cardinaux et puisés à mille sources diverses s’appliquent à l’ensemble de l’année. On tomberait dans de singulières exagérations, si l’on ne prenait pas garde que les salaires de moisson ou de vendange, — les plus nombreux et aussi les plus hauts de ceux que l’on rencontre dans les comptes, parce qu’en ces périodes beaucoup de gens embauchaient des ouvriers supplémentaires, — ne sont pratiqués que durant des momens assez courts. Le traitement de l’homme le plus bas placé dans la hiérarchie laborieuse était donc égal à ce qu’il est aujourd’hui et certainement plus avantageux qu’il n’a été de 1801 à 1840. Il était impossible qu’il en fût autrement, si l’on se reporte aux conditions de la France entre 1301 et 1350. Les causes qui favorisaient alors le travailleur rural sont analogues à celles qui faisaient payer, il y a trente ans, un manœuvre du Far-West 12 et 15 francs par jour. Quand on peut devenir propriétaire sans bourse délier, comme au temps de Philippe de Valois, et cultiver son propre fonds, personne ne veut plus cultiver la terre d’autrui. Pour que ce serf affranchi, à qui son maître d’hier, devenu simplement son seigneur, « accensait » le sol à discrétion, consentît à travailler à la tâche, il fallait qu’il n’eût pas en poche les quelques dizaines de francs indispensables à l’achat du matériel sommaire d’une petite exploitation. C’est pourquoi les services de l’ouvrier agricole furent à plus haut prix sous Jean le Bon que sous Louis XVI. Il en est de même des femmes employées aux besognes des champs, dont on évalue aujourd’hui le salaire moyen à 90 centimes, quand elles sont nourries, et 1 fr. 50 quand elles ne le sont pas. Elles gagnaient en moyenne, au XIVe siècle, 1 fr. 80 sans nourriture, en Normandie ou en Champagne ; et les faneuses de l’Anjou n’ont que 1 fr. 50, mais les vigneronnes de la Lorraine ont 2 fr. 10.
Que serait-il advenu de cette prospérité d’un pays, que Froissart nous dit être « gras, plein et dru, les gens riches et possédant de grands avoir », si la guerre de Cent ans ne fût venue brusquement l’interrompre ? Sans doute la population eût continué à s’accroître, le sol eût été rapidement utilisé. Le contraire arriva ; avec la fin du XIVe siècle commence une ère navrante où la civilisation, rudement, fut refoulée en arrière ; la terre tomba au XVe siècle à moins du cinquième des prix qu’elle avait naguère atteints. Mais les salaires augmentèrent à mesure que le pays se dépeuplait. Au lieu de 2 fr. 70 sous Charles V, le manœuvre gagna 3 fr. 15 sous Charles VI et 3 fr. 60 sous Louis XI. De son côté la journalière rurale qui recevait, en 1326-1350, 1 fr. 80, acquiert, de 1401 à 1500, une paye normale de 2 fr. 25 à 2 fr. 30. Les bras mâles ou femelles, les simples bras du XVe siècle sont moitié plus rémunérés que ceux du XIXe, si l’on n’envisage que le taux de la journée.
Les travaux auxquels s’appliquent les chiffres qui précèdent sont tous de la nature la moins compliquée, travaux des champs pour la plupart : tasseurs de foin, hotteurs de raisins, scieurs de bois, faucheurs ou laboureurs, les moindres d’entre eux touchent 1 fr. 20 s’ils sont nourris, et 2 fr. 40 s’ils ne le sont pas ; les mieux rétribués ont jusqu’à 3 francs avec nourriture et jusqu’à 6 francs lorsqu’ils se nourrissent à leurs frais. Les femmes occupées à cueillir du lin ou des pommes, à sarcler ou à blanchir le linge, touchent de 1 fr. 25 à 3 fr. 50. Et cela dans les diverses provinces, au nord ou au sud de la France, sans que l’on puisse discerner une supériorité quelconque du journalier urbain : en effet les hommes de peine — « sommeliers du corps » — de la maison royale ne reçoivent pas plus de 1 fr. 50 en 1380 ; les balayeurs de Paris n’obtiennent pas davantage au début du règne de François Ier ; les uns et les autres étant, bien entendu, nourris. Le journalier de Bayreuth, en Bavière, recevait, dans les mêmes conditions, un salaire identique ; celui d’Augsbourg avait 3 francs, mais sans alimens, et ceux d’Angleterre un salaire un peu plus élevé, 3 fr. 50 à 3 fr. 80, qui se rapprochait par conséquent beaucoup de notre moyenne française. Ce n’est pas une des moindres singularités du moyen âge que le faible écart de ces chiffres, d’un pays à l’autre, au XVe siècle.
Par combien de jours faut-il multiplier cette paie quotidienne pour connaître le salaire annuel ? Le nombre des jours chômés a beaucoup varié sous l’ancien régime suivant les siècles, les régions et, dans chaque région, suivant la nature du travail. Si l’on en croyait Boisguillebert, il n’y aurait pas eu dans l’année plus de 200 jours où il fût permis de se livrer aux « œuvres serviles ». Les magistrats, à en juger par leur calendrier, respectaient avec scrupule 89 fêtes d’obligation, en plus des dimanches ; mais de tout temps, les administrations publiques chôment plus volontiers que la classe ouvrière. Il est par exemple inadmissible que le paysan ait jamais consenti à se croiser les bras au mois d’août, en pleine récolte, pendant les quinze jours que les gens du Tiers État classaient comme « non ouvrables ». Mais on peut considérer que, sur les onze autres mois, étaient répartis, en sus des jours où le cultivateur se repose aujourd’hui volontairement, une cinquantaine de jours de chômage obligatoire : soit 250 jours de labeur par an.
La comparaison du salaire des journaliers nourris avec celui des domestiques de ferme tend à prouver que la durée du travail était autrefois moindre que de nos jours : il a dû exister de tout temps, entre ces deux salaires, une marge représentant la somme des dépenses incombant au journalier et non au domestique, telles que le loyer, l’éclairage, le chauffage ; et l’écart n’a jamais pu représenter beaucoup plus que ces dépenses. La journée du manœuvre nourri, à 1 fr. 50, donne aujourd’hui, multipliée par 300, 450 francs par an, soit 100 francs de plus que le salaire du domestique, évalué à 350 francs. Proportionnellement le journalier semble moins payé que le domestique. Il a pu l’être davantage au temps jadis. Le service personnel était aussi honorable et noble, aux XIVe et XVe siècles, qu’il est discrédité dans l’esprit de nos travailleurs contemporains, et si l’état de domestique s’est depuis cent ans amélioré plus que tous les autres, sous le rapport du salaire, c’est précisément parce qu’il a été moins recherché par les salariés.
Mais en admettant l’influence de ce courant d’opinion, qui a dû faire monter les gages du serviteur rural et baisser ceux du journalier, il serait toutefois inexplicable que les propriétaires d’il y a quatre et cinq cents ans se fussent plu à donner bénévolement aux seconds le double de ce que leur eussent coûté les premiers. Si le manœuvre nourri du XIVe siècle, payé 1 fr. 40 par jour, eût travaillé 300 jours, il aurait eu au bout de l’année 420 francs, tandis que le valet de ferme n’avait alors que 192 francs. Le salaire moyen du domestique de 1896 représente 233 journées du manœuvre nourri : jamais cette proportion n’a été atteinte au moyen âge. Du XIIIe siècle au XVIe siècle le salaire du domestique équivaut au maximum à 187 journées et au minimum à 150 journées de manœuvre nourri. De sorte qu’en attribuant au manœuvre nourri, comme revenu annuel, le produit de 250 jours de travail seulement dans les siècles passés, on trouve encore, entre ce revenu et les gages du domestique, un écart plus grand qu’aujourd’hui. Le fait est d’autant plus notable que les dépenses incombant au journalier et non au domestique, notamment le chauffage et le loyer, sont au nombre de celles qui ont le plus augmenté.
Cette observation confirme ce que je disais tout à l’heure, que la condition du journalier était meilleure autrefois que celle du domestique, tandis que c’est le contraire en 1896. Il y avait pourtant, proportionnellement au nombre d’hectares cultivés, plus de bras dans les campagnes : d’abord parce qu’il en fallait davantage pour la culture — le batteur au fléau avait en grange de la besogne pour une partie de l’hiver ; — ensuite parce que beaucoup des moissonneurs et des faneuses étaient des ouvriers de métier, fileuses ou tisserands souvent, qui quittaient le rouet ou la navette pour la fourche ou la faucille. S’il y avait aujourd’hui, avec les machines agricoles et l’organisation mécanique de l’industrie textile, autant de monde aux champs qu’il y en avait au XVe ou au XVIe siècle, comme le souhaitent ceux qui se plaignent de la dépopulation des campagnes, les malheureux laboureurs, privés d’ouvrage, crèveraient de faim durant dix mois de l’année.
Pas plus que ceux de 1896 les domestiques de ferme d’autrefois n’étaient habillés aux frais de leurs maîtres ; la preuve, c’est que, dans un bon nombre de contrats, il est stipulé que ces derniers fourniront aux hommes une robe, un chaperon, aux femmes une jupe, un surcot, aux uns et aux autres quelques aunes de toile ou quelques livres de laine, mais les gages monnayés subissent toujours une réduction proportionnée à l’importance de ces objets de toilette, et il importe peu qu’ils soient remis en nature par le maître, du moment où le serviteur paie leur prix en argent.
Comme les salaires des manœuvres, les gages des domestiques ruraux s’élevèrent du XIIIe au XVe siècle : de 1276 à 1325, la moyenne est de 180 francs par an ; de 1326 à 1350, elle fut de 192 fr. ; dans la seconde moitié du siècle elle se hausse à 242 francs ; puis, en 1401-1450 elle passe à 320 francs et à 342 francs en 1451-1475. Ces gages étaient, comme on voit, presque équivalens à ceux de nos jours ; ce fut, on vient de le dire, le point culminant de la courbe des prix du travail ; mais à cette même date le journalier, avec ses 3 fr. 60 par jour, se faisait 900 francs avec un labeur de 250 jours par an, c’est-à-dire 20 pour 100 de plus que le journalier de 1896 avec un labeur de 300 jours.
Les moyennes qui précèdent recouvrent naturellement de grandes inégalités : nous ne regarderons pas, il est vrai, comme des domestiques, ces « charretiers à pied », ou à cheval, dont les uns reçoivent 5 francs et les autres 10 francs par jour pour convoyer l’armée de Louis IX en 1231, ou celle de son fils en 1285 ; il s’agit ici d’un service militaire — le train des équipages — non d’un service agricole, et tout ce qui a trait à la guerre est fort bien payé en ce temps-là. Nous ne comprendrons pas non plus, dans la catégorie des adultes employés à l’exploitation rurale, les bambins auxquels on ne donnait que 20 francs par an et quelquefois 12 francs. Le besoin de bras, la hausse des gages, multiplia, dès la fin du XIVe siècle, les embauchages de petits êtres saisis par le travail à des âges invraisemblables. Tel père loue pour un an et demi, comme servante, sa fille âgée de 8 ans ; tel autre « baille « pour 9 ans, à un fermier voisin, « le corps d’une sienne fille âgée de 4 ans. » Les liens de famille ne sont pas un obstacle à ces engagemens : des fils se louent comme serviteurs chez leurs pères, avec leurs femmes et leurs enfans, au nom desquels ils se portent garans. Dans les mœurs d’une époque qui sortait à peine du servage, il ne pouvait s’attacher aucune idée humiliante au service domestique. Le peuple des campagnes, au sein duquel le mouvement des idées s’opère avec plus de lenteur, n’a pas encore là-dessus la même manière de voir que celui des villes : il est aujourd’hui nombre de métayers et de curés de village qui ont chez eux leur sœur comme servante appointée. Les valets ne mangent-ils pas à la ferme à côté des maîtres, dont la prérogative est seulement d’occuper à table le « haut bout » ?
Dans la hiérarchie du faire-valoir rural, le petit berger, le gardeur de porcs, le « petit valet pour les chevaux » tiennent le plus bas degré : ils touchent 80 à 100 francs par an. Beaucoup de ceux d’aujourd’hui, à l’âge égal, n’ont pas autant. Les « bons valets de charrue » bouviers, vachers, domestiques batteurs en grange, constituent le gros de l’effectif ; leurs gages variaient de 200 à 350 francs suivant la capacité ; enfin, au haut de l’échelle, sont les charretiers — comme de nos jours d’ailleurs, le « fin charretier » était un personnage rare ; on lui donnait jusqu’à 400 et 500 francs par an.
Comparera-t-on à ces valets rustiques les serviteurs attachés, dans le « plat pays » ou dans une « bonne ville », non à la terre, mais à la personne d’un bourgeois ou d’un châtelain ? Si l’on néglige ceux qui ont une aptitude spéciale, cochers, cuisiniers, etc., et si l’on ne s’occupe que de la province, — les gages des hommes à Paris étant aujourd’hui exceptionnellement élevés, — on remarque que les domestiques de l’intérieur ressortent à l’heure actuelle en moyenne à 370 francs, contre 350 francs pour ceux de la ferme. La même analogie de traitement se retrouve au moyen âge. Il faut naturellement laisser de côté les privilégiés : le valet de chambre de saint Louis payé 728 francs, ou le barbier-valet de Charles le Sage qui recevait 2 000 francs ; comme aussi les valets de princes, bien que celui du comte d’Artois ne soit pas appointé plus de 550 francs au XIVe siècle, et celui de la comtesse de Savoie plus de 316 francs en 1299. Encore moins doit-on ranger dans la simple domesticité les semi-fonctionnaires auxquels incombent les emplois cynégétiques des châteaux opulens : un fauconnier qui touche 3 300 francs, un veneur qui touche 1 500 francs. On pourrait plutôt y faire rentrer les pages — à 190 francs par an en 1313 — puisque aux XIVe et XVe siècles ces jeunes gens, poétisés par le roman et le théâtre, joignaient à leur service d’honneur les tâches les plus vulgaires, voire les plus malpropres. Le valet d’un rentier urbain, d’un curé, d’un marchand, d’un notaire, avait des gages peu différens de ceux du domestique de ferme, un peu plus bas cependant, tandis qu’aujourd’hui ils sont un peu plus hauts. On en rencontre depuis 150 francs au XIVe siècle, et les plus favorisés vers la fin du XVe siècle ne dépassaient pas 300 francs dans les familles bourgeoises. Des gages de 500 francs, comme en donne la comtesse d’Angoulême, mère de François Ier, en 1497, ou 600 francs, ainsi que paye à la même époque la vicomtesse de Rohan, sont vraiment hors de pair.
On en peut dire autant des « valets de chariot » — cochers — et palefreniers, des cuisiniers à la journée qui se font 5 francs par jour à Paris, au XIIIe siècle, ou des « queux » de grande maison, auxquels on paye jusqu’à 600 francs de gages chez le duc d’Orléans fils de Philippe VI, et jusqu’à 1 000 francs chez le prince de Piémont. Ceux des simples particuliers ont depuis 500 francs jusqu’à 300, chiffre dont se contente le chef de cuisine de l’évêque de Troyes. Si l’Hôtel-Dieu de Paris paye ce dernier prix, d’autres hospices trouvent à meilleur marché à qui confier la direction de leurs casseroles. Quant aux aides, aux « valets d’escuellerie », ils descendent à 100 francs et ne dépassent jamais 250. On rencontre même en Allemagne des marmitons à 40 francs par an. Le reste du personnel qu’abritait le manoir féodal et dont l’effectif variait selon le rang et la richesse des maîtres, depuis une douzaine de personnes chez des seigneurs ordinaires jusqu’à deux cents chez la duchesse de Bourgogne, avait une condition analogue. La diversité de leur traitement en numéraire vient de l’importance plus ou moins grande de leurs loisirs et des bénéfices en nature qui leur sont concédés.
Pour les domestiques femmes, la distinction entre celles des fermes et celles des bourgeois offre moins d’intérêt que pour les hommes ; non seulement parce que les salaires des unes et des autres se ressemblent, mais aussi parce que leurs fonctions, du XIIIe au XVIe siècle, différaient peu dans les petits ménages urbains, où elles traient la vache et font la litière du cochon, de leur emploi aux champs, où elles poussent le rouet et remplissent la marmite dans l’âtre. La moyenne des unes et des autres, servantes de ferme et d’intérieur, « chambelières » ou filles de basse-cour, balayant la salle ou battant en grange, bonnes à tout faire, suivant l’expression moderne, est de 108 francs de gages au XIVe siècle, de 145 francs au XVe où, comme les hommes, elles ont enchéri. La moins payée ne touche qu’une soixantaine de francs chez un charretier ; une vachère, « servante à la cour », près d’Orléans, n’a guère davantage ; mais une chambrière de chanoine a 135 francs ; une lavandière de ville en a 200. Au-dessus de cette plèbe de la domesticité est l’élite, naturellement peu nombreuse, les « femmes de chambre » des châtelaines, dont les gages n’ont pas de règles et vont à 500 francs et même à 750 chez une princesse, belle-sœur du roi. Les cuisinières, que le XIXe siècle traite avec une faveur marquée, étaient à peu de chose près sur le même rang que les autres servantes. Quant aux nourrices, leur lait est payé suivant sa destination : celles de l’Hôtel-Dieu de Paris n’ont que 45 francs sous Louis XII, celle d’un bourgeois d’Angers avait 110 francs, tandis que la nourrice d’une princesse avait 500 francs et que le sein qui alimente, au XIIIe siècle, un frère de Philippe le Bel est appointé à 8 francs par jour, allaitement exceptionnellement coûteux, puisqu’il ferait ressortir l’année entière à 2 900 francs.
Si nous rapprochons le salaire des servantes de celui des journalières nourries, nous voyons que l’écart entre ces deux catégories est très certainement supérieur à la somme des dépenses dont la première est dispensée et qui incombent à la seconde. On en doit conclure que journalières ou manœuvres, travaillant 250 jours par an, ont été beaucoup mieux rétribués au moyen âge que les domestiques des deux sexes ; ce qui est le contraire aujourd’hui, quoique les manœuvres travaillent 300 jours. Il y a là un phénomène positif, quoique singulier : les servantes de ce temps étaient moins payées que celles du nôtre, les journaliers l’étaient davantage qu’aujourd’hui.
Autre matière à réflexion : la proportion variable du salaire des hommes à celui des femmes, dans la suite des âges. On évalue en 1896 la journée des uns à 2 fr. 50, celle des autres à 1 fr. 50, c’est-à-dire aux trois cinquièmes — 60 p. 100 ; — mais il s’en faut de beaucoup que ce rapport soit uniforme sur tout le territoire de la République. Ceux d’entre nous qui habitent la campagne peuvent s’en rendre compte par leur expérience personnelle. Les salaires masculins sont plus élevés dans tel département où les salaires féminins sont bas, que dans tel autre où les femmes sont mieux rémunérées. Quelle est la cause de cette anomalie ? Les ennemis du travail féminin se hâteront de répondre que la faute en est au sexe faible, qui fait, par sa concurrence, baisser le prix du travail des hommes. Mais comment se pourrait-il faire alors que, dans les districts où un plus grand nombre de femmes travaillent, elles soient mieux rétribuées que dans ceux où il y en a peu à aller en journée ; qu’en un mot leur travail soit plus cher quoique plus abondant ?
Nous venons de dire que la journée de femme équivaut aujourd’hui à 60 p. 100 du prix de la journée d’homme. Dans l’espace de quatre cents ans (1 200-1 600) le rapport entre les bras mâles et femelles varia au point de faire estimer ceux-ci jusqu’aux trois quarts du prix de ceux-là, à la fin du XIVe siècle, et de déprécier ensuite au XVe le labeur des femmes jusqu’à près de moitié seulement de celui des hommes. Quelle a été la cause de ce changement, et ne faut-il pas dire, en retournant l’argument de ceux qui cherchent de nos jours à entraver le travail féminin pour faire hausser le masculin, que c’est au contraire la baisse de la paie masculine, provoquée par des causes indépendantes des salaires, qui, amenant la gêne du ménage, contraignit un plus grand nombre de femmes à solliciter de l’ouvrage et à en restreindre la valeur par leur mutuelle concurrence ?
Jamais le salaire des paysans n’avait été au moyen âge aussi élevé que dans la seconde moitié du XVe siècle ; jamais dans les temps qui vont suivre il n’atteindra des chiffres équivalens, pas même de nos jours. Dès le règne de Louis XII (1 498-1 515), les dépenses du prolétaire, comparées à ses recettes, accusent une situation moins favorable : l’influence de la crue de population se manifestait.
Le journalier qui gagnait 3 fr. 60 sous Charles VIII, ne gagna plus que 2 fr, 90 sous François Ier, 2 fr. 25 sous Charles IX et 1 fr. 95 à l’avènement d’Henri IV. Le laboureur de la fin du XVIe siècle n’avait ainsi, pour vivre, que la moitié de ce qu’avait eu son aïeul, cent ans auparavant. Il n’avait guère plus des deux tiers de ce dont avait joui le moins fortuné de ses pères depuis le milieu du XIVe siècle. Le salaire, sous Henri III, oscille depuis 1 fr, 27, prix d’un vendangeur à Issoudun, jusqu’à 3 francs, prix d’un journalier de Bourgogne. Nourri, le manœuvre doit se contenter en moyenne de 90 centimes à cette époque, tandis qu’un siècle plus tôt il recevait 1 fr. 80, et que 50 ans avant il touchait 1 fr. 20. Une paie quotidienne de 1 fr. 60, encore assez ordinaire en 1510, est tout exceptionnelle en 1545 pour un journalier nourri ; le seul à qui nous la voyons accordée, à cette date, doit en retour un service particulièrement pénible : il soigne les pestiférés à Montélimar.
Le XVIe siècle, qui vit le triomphe des propriétaires fonciers, vit aussi la déroute des travailleurs manuels ; tandis que le XVe siècle, où les terres étaient tombées presque à rien, avait été l’ère la plus avantageuse pour les salariés. Veut-on se rendre compte de la valeur respective du travail et de la terre ? Rapprochons les moyennes du revenu de l’hectare labourable de celles du salaire des manœuvres. Au XIIIe siècle et jusqu’au premier quart du XIVe — époque où le sol labourable n’est que très partiellement dans le commerce, — le gain annuel du vilain correspond au revenu annuel de 8 hectares, puis au revenu de 19 hectares (1326-1350) ; enfin au XVe siècle, le journalier est aussi riche avec sa paie que le propriétaire oisif de 32 hectares. Cet état de choses, il est vrai, ne dure pas longtemps ; le travailleur ne gagne déjà plus à l’avènement de Louis XII que l’intérêt de 19 hectares, puis de 15 hectares vers 1550, enfin de 9 hectares et demi en 1600. Quelle qu’ait été, depuis cette époque jusqu’à nos jours, où l’hectare rapporte 50 francs, la hausse du sol cultivé, le salaire de notre journalier actuel à 750 francs égale l’intérêt de 15 hectares, et le travail par conséquent est plus apprécié, par rapport à la terre, qu’il n’était il y a 300 ans.
La dépression des gages au XVIe siècle ne se produit pas brusquement ; elle n’est le résultat d’aucune catastrophe, d’aucun krack dans la fortune publique ; au contraire elle s’accentue en raison inverse des progrès de cette fortune et procède insensiblement comme une mer qui se retire. L’avilissement des salaires atteint an même degré presque toutes les professions : le domestique de ferme, au lieu de 306 francs en 1500, ne reçoit plus en 1600 que 150 francs ; le domestique de ville ou d’intérieur, au lieu de 282 francs, n’en touche plus que 120. Tous ces chiffres sont formulés, ainsi qu’on l’a expliqué ci-dessus, d’après le pouvoir d’achat de la monnaie. Nominalement, intrinsèquement, le prix du travail s’élève à la vérité de 33 pour 100, mais le prix de la vie augmente de 200 pour 100.
Les servantes qui, de 1476 à 1525, avaient 138 francs et qui, à ce taux, étaient beaucoup moins payées que celles d’aujourd’hui, dont le salaire est de 210 et de 300 francs selon qu’elles sont employées à la campagne ou dans les villes, les servantes n’ont plus en 1600 que 73 francs. La fille de ferme et la bonne à tout faire sont donc, au point de vue des gages, sans avoir fomenté aucune grève, les privilégiées de la civilisation moderne, celles qui en ont le plus profité. Du commencement à la fin du XVIe siècle, la journalière nourrie est passée de 1 fr. 20 à 50 centimes. Si elles se nourrissent à leurs frais, les femmes employées aux travaux champêtres n’obtiennent plus que 1 fr. 07 en moyenne, au lieu de 1 fr. 92. Pour prétendre davantage il faut des capacités particulières : une ouvrière en tapisserie se fera 1 fr. 75 à Orléans ; près de Nancy on donnera 1 fr. 60 à une vigneronne.
Ce n’est pas que les métiers ruraux aient été, plus que les bras du simple manœuvre, épargnés par la crise nouvelle. Les vignerons, dont le salaire moyen est, en 1600, de 2 fr. 50 sans nourriture, étaient payés, cinquante ans avant, 3 fr. 84. Ils avaient gagné 3 fr. 50 au XIVe siècle, 3 fr. 37 au début du XVe siècle et 4 fr. 50 sous Louis XI. Il en est de même des jardiniers à la journée, auxquels on donnait 3 fr. 50 au XIVe siècle et seulement 2 fr. 10 au XVIe. Employés à l’année, ce genre de serviteurs n’avaient pas en 1590 plus de 227 francs, tandis qu’on les payait 330 fr. en 1490.
Par le salaire des vignerons au moyen âge l’on peut augurer que la culture de la vigne coûtait aussi cher qu’aujourd’hui. Il serait facile de s’en rendre compte par la comparaison, à diverses époques, du prix des façons, si les indications des comptes n’étaient souvent trop vagues pour servir de base à des calculs. Le travail qu’exige le vignoble se divise, comme on sait, en une série d’opérations de valeur inégale. La connaissance détaillée des unes ou des autres — enlèvement des échalas, labourage, taille, recépage, binage, liage des ceps — ne nous instruit pas du total des frais qui seul ici nous importe. Pourtant la culture à forfait de la vigne, lorsqu’elle paraît embrasser l’ensemble des soins nécessaires, durant les douze mois de l’année, à la préparation d’une bonne récolte, revient en 1202, dans le département de la Seine, à 418 francs l’hectare. En 1350, à Dourdan, dans Seine-et-Oise, elle coûte 714 francs. En Normandie elle s’élève, en 1410, à 1 125 francs l’hectare, chiffre extraordinaire qui tenait sans doute à la pénurie des hommes du métier ; ceux sur lesquels on parvenait à mettre la main faisant la loi aux propriétaires. A la fin du siècle on ne dépensait plus dans la même localité (1498) que 756 francs. Mais au XVIe siècle l’hectare de vigne ne représentait que 660 francs de débours à Argenteuil et 540 sous les murs de Paris. Au temps de la Ligue la moyenne, en France, était tombée depuis le centre jusqu’à l’est à 380 francs ; le vigneron devait donc se contenter, sous Henri III, d’un gain non seulement inférieur de près de moitié à celui qu’il avait eu sous Charles VI et sous Louis XII, mais qui n’égalait même pas celui dont, quatre siècles auparavant, il jouissait sous Philippe-Auguste.
Les autres façons agricoles, rapprochées de leurs prix actuels, viennent confirmer les observations précédentes. Je laisse de côté tous les travaux malaisément comparables, soit parce qu’ils sont peu définis, — défrichement de terres, abatage d’arbres, creusement de fossés, — soit parce qu’ils n’ont plus leurs pareils de nos jours.
Dans la catégorie des ouvrages sans analogie présente rentre le battage des grains à façon. Il n’existe presque plus en France de batteurs au fléau, ni pour le blé ni pour l’avoine ou l’orge. Si quelques fermiers bretons usent encore, pour leur sarrasin, de cet instrument antique, le nombre en diminue sans cesse et cette besogne, en tous cas, n’est l’objet d’aucun de ces contrats si usités jadis pour la séparation du grain et des pailles. Comparons toutefois la fin du XVIe siècle avec les quatre cents années antérieures : en 1590 le battage et le vannage de l’hectolitre de blé coûtaient 73centimes ; au XVe siècle ils avaient valu en moyenne 1 fr. 60, et, dans les deux siècles précédens, 1 fr. 28.
Il est des travaux champêtres, comme le labourage, qui sont demeurés les mêmes jusqu’à ce jour ; il en est, comme le fauchage de l’herbe, pour lequel les machines commencent à se substituer aux bras, mais qui se font encore exclusivement de main d’homme dans les régions où la petite propriété domine. Ceux-là permettent d’assez exactes assimilations entre le présent et le passé. Or le labour à façon se paie aujourd’hui 25 francs pour les blés de mars et 50 francs pour les blés d’hiver, dont les semailles sont précédées du passage deux fois répété de la charrue. Ce double labour valait en 1346, à Montauban, 73 francs ; il se payait à Rouen, en 1404, 68 francs J’hectare, et en 1588, en Artois, 35 francs seulement. Quant au fauchage des prés à façon, qui se paie environ 15 francs l’hectare dans la Normandie du XIXe siècle, il coûtait jusqu’à 24 francs dans la Normandie du XIIIe siècle, et en général 18 francs. Le prix moyen haussa aux siècles suivans et se maintient à 22 francs de 1401 à 1500. A la fin du XVIe siècle il était descendu à 12 francs.
J’ai essayé de montrer que le moyen âge, par les conditions matérielles où il se trouvait, — et non pas par ses institutions sociales ni politiques, — avait été contraint de payer la main-d’œuvre un prix très élevé et de la payer d’autant plus cher qu’elle était plus rare à l’époque de nos désastres. La même force des choses, qui agissait alors en faveur des classes laborieuses, en procurant au serf affranchi la propriété de la majeure partie du sol cultivable, l’avait gratifié aussi, par les « droits d’usage », de l’usufruit d’une autre portion très notable de la terre française : la superficie boisée ; elle lui avait conféré enfin, par le « droit de vaine pâture », la jouissance de tout le reste du territoire pendant la moitié de l’année.
Ces deux derniers avantages constituaient, pour le « pauvre homme de labeur » d’autrefois, de véritables subventions nationales. C’était une propriété collective, une richesse banale, à la participation de laquelle étaient admis tous les citoyens des champs. Notre temps ménage aux non-possédans des subventions d’un autre ordre — telle est l’instruction gratuite ; — il dote et entretient sur le budget, cette bourse commune, beaucoup d’institutions d’assistance pour les enfans, les malades, les infirmes, les vieillards, et tout fait prévoir que la part des déshérités est destinée à s’accroître, sinon par les soins du législateur, du moins par l’initiative privée. On objectera que la charité, sous toutes ses formes, n’est pas nouvelle et que le régime féodal, qui l’a pratiquée sur une vaste échelle vis-à-vis des malheureux non valides, abandonnait en outre aux valides, destitués de tout capital, des biens que la civilisation leur a repris.
Ce serait soutenir que la civilisation ou du moins le peuplement est un mal, et que, au-dessus d’un certain chiffre, plus les hommes sont nombreux, plus ils sont misérables. C’est la thèse de Malthus et, jusqu’à notre siècle, il semble qu’elle ait été vraie. L’étude des temps qui ont immédiatement précédé le nôtre en fournit la preuve. Toujours le développement de la population pose des problèmes redoutables, et il ne les résout pas toujours. Pour que notre siècle se soit tiré à sa gloire des difficultés qu’il a eues à surmonter de ce chef, difficultés contre lesquelles nos pères, accablés pendant trois cents ans — de 1525 à 1830 — sous le poids de leur nombre, ont vainement lutté, il a fallu des inventions, des découvertes, qui ont changé la face du monde. C’est à ces découvertes contemporaines que nous devons d’avoir pu augmenter la production des marchandises, plus encore que n’augmente le chiffre des hommes ; tandis qu’auparavant c’était le contraire qui avait lieu. C’est à ce progrès récent de la science que nous devons par conséquent notre richesse et la faculté de créer, au profit des moins favorisés d’entre nous, des subventions artificielles qui remplacent les subventions naturelles d’époques à demi barbares.
Les forêts devaient être, au XIIIe siècle, dans une telle disproportion, avec la population d’une part, et de l’autre avec le reste du sol, qu’elles ressemblaient, entre les terres cultivées, aux surfaces couvertes par la mer entre les continens. Les arbres n’avaient guère plus de valeur sans doute que les flots de l’Océan. De ce sol commun, de cette étendue « vaine et vague », le seigneur se déclara plus ou moins propriétaire, parce qu’à ses yeux les choses qui étaient à tout le monde n’étaient à personne, et que les choses qui n’étaient à personne étaient à lui. Possession nominale du reste, là même où elle fut reconnue. Comme il n’en aurait tiré aucun profit, le maître se trouva heureux de laisser, pour quelques francs ou quelques centimes, user et abuser de son bien.
En matière de bois le droit d’usage des habitans fut donc général : usage pour pâtures, pour chauffage, pour charpente, pour meubles et ustensiles de toute sorte, aussi bien dans les forêts royales que dans les domaines des seigneurs laïques ou clercs. Il en était du chêne dans la futaie, comme aujourd’hui du moellon qui sommeille dans les entrailles de la terre, et qui n’a de prix que par le travail d’extraction, de charroi, de façonnage, dont il est l’objet. Les habitans de Perpignan prennent en 1296 le bois dont ils ont besoin moyennant 20 centimes le stère — 80 centimes de notre monnaie ; — somme élevée et qui n’était payée qu’aux abords d’une ville, puisque cent ans plus tard, dans la même province, de vastes forêts sont concédées à des particuliers avec autorisation d’y mettre le feu, « pour tuer et mettre en fuite les bêtes sauvages. » Ce mode sommaire de défrichement est encore appliqué dans le Midi au début du XVe siècle.
D’autres personnes, même sans être propriétaires, obtiennent le droit d’incendier ou de détruire certains bois de leur voisinage, pour détruire en même temps les sangliers et les ours qui les habitaient. Rien qui ressemble moins à nos idées étriquées, à nos économies sordides, sur cet article, que la magnifique prodigalité de nos pères en fait de bois. Aux portes de Paris, en 1346, le roi de France donne au duc de Bourgogne quatre hectares de la forêt de Crécy-en-Brie « pour la construction d’une nouvelle salle à son château » ; politesse bien naturelle, puisque l’année précédente ce duc, recevant dans ses Etals le roi Philippe de Valois, lui offrait une suite de festins dont la cuisine avait consommé 14 hectares de taillis. Quand on absorbe, pour débiter quelques solives ou faire rôtir quelques moutons, de telles surfaces forestières, c’est qu’elles ne sont pas bien précieuses. Dans le Gard, en 1271, la tuilerie de Campagnoles est louée moyennant une redevance de 6 000 tuiles par an, valant 300 francs d’aujourd’hui, avec pouvoirs pour les preneurs de couper tout le bois que bon leur semble, et de faire paître partout leurs bestiaux. A Chéry-Chartreuve, dans l’Aisne, le seigneur concède même aux riverains (1231) une partie du sol boisé ; il en interdit seulement le défrichement, sans doute afin que le droit de chasse qu’il s’est réservé ne devienne pas illusoire. Dès le milieu du VIIIe siècle, on trouve les populations de la Marche en possession des droits d’usage et de pacage les plus larges dans la forêt d’Aubusson. Une charte seigneuriale reconnaît ces droits en 1265, « sans qu’il soit permis aux habitans de disposer des bois ni pour trafic, ni pour don. » Le seigneur se réserve seulement « un certain lieu de la forêt » ; on le cantonne. Plus tard, en pareil cas, ce sont les usagers que l’on cantonnera. Les paysans, pour prix de cet usage, doivent seulement au suzerain une journée de charroi, « un voyage au bois. » Les choses marchaient ainsi depuis des centaines d’années quand, au XVIe siècle, le procureur fiscal du seigneur — ce fief appartenait alors à la dame de Beaujeu, fille de Louis XI — voulut troubler les vilains dans leur jouissance. De là, entre les officiers de la princesse et les usagers, un procès où ces derniers obtinrent d’ailleurs gain de cause.
Dix-sept paroisses de l’arrondissement d’Avallon louent en 1319 le droit d’usage dans la forêt d’Hervaux ; elles pourront y couper « tous bois qui leur seront nécessaires » moyennant un cens annuel de 10 deniers par feu. Au XIVe siècle ces 10 deniers valent 1 fr. 75, moins d’une journée de travail ; au XVIIIe siècle ils vaudront 8 centimes. Pour une poule et 5 deniers par tête et par an, les paroissiens de Parassy, en Berry, obtiennent la libre possession de la forêt qui les entoure. Ces « concessions », il faut le dire, ne sont en général que des « reconnaissances » de droits plus ou moins obscurs, plus ou moins anciens, qui s’affirment et se précisent. Les gens de Jumièges et de Braquetuit, en Normandie, soutiennent, dans un procès de 1579, que la forêt est commune entre eux et l’abbaye à qui nominalement elle semble appartenir ; que, moyennant un sol par an et par famille, ils y ont droit de pâture, de chauffage et de glandée pour leurs porcs.
Outre ces droits d’usage et de pâturage dans les bois seigneuriaux, les campagnards possèdent en propre une grande quantité de bois communaux ; soit qu’ils en jouissent de temps immémorial, soit qu’ils leur aient été abandonnés par des traités en bonne forme. Le revenu des forêts demeure, en bien des localités, si minime au XVIe siècle que ces « accords » ne sont pas bien onéreux au détenteur du fonds. En 1573, les herbes d’une forêt entière, celle de Fletz, en Limousin, ne sont affermées à nouveau que pour 10 sous et 2 poules (à peu près 7 francs par an). Le cens féodal des habitans de Chalonnet, en Franche-Comté, pour droit d’usage dans les forêts royales, ne s’élève en 1584 qu’à 6 centimes par personne.
Le seigneur de La Rochefoucauld avait « accordé à toujours » au XIIIe siècle, aux riverains de la forêt de La Boixe, en Saintonge, dont il était propriétaire, le droit de pacage à raison de 2 deniers — soit intrinsèquement 18 centimes — par chaque bœuf ou vache avec son veau. Il crut évidemment faire un bon marché, et les riverains crurent en faire un mauvais, puisqu’ils prétendaient avoir ce droit pour rien. Ils n’acceptèrent l’arrangement que parce qu’ils ne purent faire autrement, « n’ayant, disaient-ils, d’autre justice à laquelle il leur fût loisible de recourir. » Au XVe siècle les vassaux jouissent non seulement du pacage, mais aussi du chauffage dans la forêt ; un procès leur est intenté à ce sujet par les seigneurs, qui le perdent. Les juges transforment seulement les 2 deniers de jadis en une redevance de 36 litres de froment, à payer par chaque « laboureur à bœufs », quel que fût le nombre de ses bestiaux, et de 18 litres par chaque « laboureur à bras ».
En 1515, nouveau procès, puis en 1634, puis en 1740 ; chaque siècle voit renaître d’interminables litiges. La rente en nature avait été, dans l’intervalle, reconvertie en numéraire ; mais comme la dépréciation du numéraire était continue et que le prix du bois suivait une progression constante, elle était devenue presque nulle. En même temps la population augmentait ; par suite le droit d’usage devenait plus onéreux à celui qui le supportait. Au XVIIe, siècle une douzaine de paroisses envoient leur bétail à La Boixe ; chaque matin des caravanes de bœufs, de vaches, de porcs et de moutons se dirigent en longues files vers la forêt. Le seigneur trouvait toujours qu’on prenait trop de bois ; les usagers n’en avaient jamais assez. Pour 6 fours banaux, dont le revenu était insignifiant, on employait annuellement 70 000 fagots, qui très probablement ne servaient pas tous à cuire du pain. En 1759 La Boixe ne rapportait au propriétaire que 5 400 francs par an, et sa contenance était de 1 330 hectares.
Certes elle avait été dans le principe beaucoup plus étendue. Les cultivateurs ne se contentaient pas de tondre le sol forestier à mesure qu’il se repeuplait ; ils s’en emparaient tout doucement, d’âge en âge, et le défrichaient à leur profit personnel. Les « accrues », accroissemens, ou, pour mieux dire, les empiétemens des riverains étaient chose si prévue, si naturelle, que souvent dans des chartes on règle d’avance de quel seigneur ils relèveront. Rarement il arrive que le châtelain songe à placer des bornes, pour empêcher de nouvelles annexions du paysan. Les bornes d’ailleurs ne sont pas éternelles. S’il s’agit de biens d’église, les moines auxquels ils appartiennent, le receveur de l’abbaye, sont parens ou amis des paroissiens du voisinage. Ils ferment les yeux sur leurs main mises, timidement accomplies, sillon par sillon, ou font cause commune avec eux. Quand un supérieur plus attentif « blâmera » les « aveux », c’est-à-dire criera à la spoliation, il sera trop tard. Des procès nombreux nous révèlent que, depuis un temps infini, une lutte incessante se poursuit entre le château et la chaumière qui entame tous les jours la forêt, « laquelle, à chaque génération, perd plusieurs centaines d’arpens » (1482). L’homme d’épée accuse l’homme de bêche d’avoir transformé ici près de 1 500 hectares en terres labourables. Une fois défrichés, avec l’absence de cadastre, impossible de revendiquer les bois. Rongés par le bétail, hachés par la main de l’homme, les bords « abroutis » de la forêt étaient bientôt impuissans à se défendre contre la charrue, qui venait sournoisement par derrière. Ce fut ainsi que l’usage et le pacage eurent raison de centaines de milliers d’hectares.
De-ci, de-là, il est bien opposé quelque digue à ces envahissemens, comme aux abus des usagers que l’on essaie de faire jouir en bons pères de famille. En certains cantons de l’Ile-de-France, les droits de pâture ne peuvent être exercés que dans les taillis âgés au moins de trente ans. On inflige à Gray, en Franche-Comté, une amende à deux hommes qui ont abattu un chêne « parce qu’ils le croyaient mort, tandis qu’il avait encore du vif. » Pour prévenir le gâchage, une transaction intervient à Allan, en Dauphiné, entre le seigneur et ses vassaux (1464), portant que nul ne pourra couper des poutres pour sa maison sans la permission du seigneur, qui ne pourra la refuser. Si, après avoir coupé ces poutres, il les laissait pourrir sur place, le vilain devrait en payer le prix à dire d’expert au profit de la commune.
Mais ce fut seulement au milieu du XVIe siècle, avec l’accroissement de la population, que les intéressés commencèrent à se préoccuper sérieusement de la déperdition inutile des arbres. Dans telle paroisse où, cent vingt ans auparavant, on reconnaissait à tout le monde le droit de couper du bois pour son usage ou pour le vendre, un accord de 1551 déclare que « ni le seigneur ni les habitans ne pourront en couper que pour leur provision et ustensile. » La durée du pacage est bornée alors en quelques forêts : il commencera au 15 mars pour finir au 1er octobre. A d’autres égards les déboisemens, opérés sans aucune règle, avaient leurs dangers ; la population s’en apercevait. Le vice-légat d’Avignon défend, dans le Comtat-Venaissin (1595), « de dépopuler les bois et de faire aucun essart aux montagnes, attendu les grands dégâts que cela apporte au plat pays. »
Quelques gentilshommes, pour mettre fin à la communauté orageuse qui existait entre eux et les usagers, s’efforçaient de divorcer à l’amiable : le duc de La Trémoille offrait aux paysans de Benon de renoncer à leur droit sur la totalité de cette forêt, contre l’abandon en toute propriété d’une partie du sol (1599) ; mais tous les suzerains n’étaient pas aussi raisonnables. Puis, quand il s’agissait de traiter, de définir les droits réciproques, le campagnard sentait obscurément sourdre dans sa cervelle les prétentions inavouées des aïeux à la possession exclusive du bois, comme de la lande. La tradition confuse du communisme foncier, que pratiquent toutes les sociétés humaines dans leur enfance et dont tant de vestiges subsistaient encore, le rendait hostile au partage. « Nous avons des griefs au sujet des bois », disaient dans leur manifeste de 152a les paysans révoltés de l’Alsace, qui pourtant, moyennant quelques pfennings par arpent, jouissaient de très vastes superficies ; « nos seigneuries ont usurpé les forêts pour elles seules. Notre opinion est que tous les bois, aux mains d’ecclésiastiques et de laïques qui ne les ont pas acquis par achat, doivent retourner à la communauté. »
Un autre reste de ce communisme rural dont nous parlons était le droit de vaine pâture. On constate dans l’Europe du moyen âge, comme dans tous les pays à demi barbares d’aujourd’hui, une grande différence entre la propriété du bétail, qui est entière, et la propriété du sol qui est restreinte et bornée. Le maître d’une prairie n’avait droit qu’à la récolte du foin ; il n’était chez lui que pendant trois mois et demi par an, de mars à juin ; les coutumes fixent soigneusement les dates : ici le 1er mars, là le 8, ailleurs le 15. Sauf cette période, les prés appartiennent à tout le monde. Chacun peut y faire paître son bétail ; c’est pour les paroissiens un bien public, comme la grande route pour les citoyens d’un même pays. Une prairie ne pouvait donc jamais être enclose, du moins complètement, puisque la généralité des habitans, pendant huit mois et demi par an, devaient y avoir accès. Là-dessus l’opinion est aussi susceptible que la jurisprudence est formelle. Pour soustraire égoïstement quelques hectares à la communauté, il faut qu’elle y consente par une transaction spéciale, comme on en voit une à Taulignan entre le suzerain et ses vassaux, qui déclare « en défense » toute l’année le pré du seigneur « lorsqu’il sera clos ». Trop de gens sont intéressés à maintenir intact ce patrimoine pour qu’aucune infraction puisse passer inaperçue. Quelques propriétaires de Bort (Limousin) ayant enclos des prés en 1564, la masse des paysans leur intente un procès, « comme étant privés ainsi du droit de secondes herbes » ; et ces propriétaires s’empressent de déclarer, par acte notarié, « qu’ils n’entendent pas faire du revivre (ou regain) leur profit particulier », et qu’ils n’ont droit audit pré que depuis le 25 mars jusqu’à la récolte de la première herbe. Aux prairies s’ajoutent toutes espèces de pâtures, que l’on appelle « vaines, » — et qui effectivement le sont assez, il n’y pousse pas grand’chose, — les terres labourables après la moisson enlevée, les jachères, les friches, les landes et les marais.
Chacun peut seulement clôturer les alentours de sa maison, à la campagne comme à la ville, son jardin, son parc. En certaines provinces le laboureur a droit en plus à la retenue de 35 ares environ, à une « épargne » de prairie, voisine de son habitation. Sauf ces exceptions le sol, pendant la moitié ou même la totalité de l’année, s’il s’agit de terres au repos, reste banal. Le droit de vaine pâture n’est limité dans son exercice qu’en ce qui concerne le nombre des têtes de bétail que chacun peut ainsi envoyer chercher leur vie à travers champs : 4 bœufs par charrue en Languedoc, 4 moutons par florin d’impôt en Provence. Quelquefois ce n’est qu’à proportion de son bien personnel que l’on a part au bien commun. La vaine pâture est alors un mutualisme limité aux seuls propriétaires. Il est rare pourtant que les pauvres, quoique sans terre, n’entretiennent pas gratis une vache et quelques brebis.
Tantôt ce droit de vaine pâture est restreint à la commune ; on applique la règle du chacun chez soi en Bourgogne, Auvergne, Bourbonnais. Tantôt il comporte, entre communes voisines, une réciprocité assez étendue ; c’est le cas en Orléanais ou en Champagne. Mais partout, jusqu’à un temps très proche de nous, a subsisté cette idée que, si la culture des céréales exigeait la propriété individuelle, la jouissance collective du sol s’imposait pour la nourriture du bétail. L’agriculture contemporaine a fait justice de ce préjugé si bizarre, mais si puissant jadis qu’il était interdit de remettre en culture « une terre qui avait été une fois en nature de pré » ; le seigneur du lieu n’ayant pas plus de privilège à cet égard que le dernier des habitans. En effet, avec le système en vigueur, un propriétaire qui mettait sa prairie en labour frustrait toute la paroisse. Le labourage même ne doit pas se renouveler tous les ans : une culture intensive ne laisserait pas à l’herbe le temps de pousser dans les guérets entre les moissons d’été et les semailles d’automne.
Nécessaire pour assurer un supplément de subsistances, par un meilleur usage des biens-fonds, la révolution qui s’est opérée à cet égard dans les temps modernes constitua un incontestable progrès. Mais on doit remarquer qu’avec la propriété flottante et relâchée du moyen âge le non-possédant était chez lui à peu près partout ; tandis que, resserré ensuite entre des domaines jalousement exploités, celui qui n’eut pas quelque lopin en propre ne fut plus chez lui à peu près nulle part.
Quelle a été l’influence des corporations sur le salaire des ouvriers de métier ? C’est là une question qui se pose naturellement dans cette étude et dont l’intérêt nous semble d’autant plus vif que beaucoup de gens paraissent las, à l’heure actuelle, de la liberté du travail, telle qu’elle existe depuis cent ans, et recommandent la restauration, sous des noms modernisés, des pratiques socialistes de nos pères. L’histoire des corporations anciennes est faite. M. Levasseur, dans le livre magistral qu’il a consacré aux Classes ouvrières avant 1780, a épuisé le sujet. Mais si le fonctionnement de ces pesans rouages nous est révélé dans tous ses détails, les conséquences qu’ils ont pu avoir sur le prix de la main-d’œuvre ne nous sont pas connues encore.
Il les faut étudier sans parti pris pour se convaincre de l’inanité des efforts tentés en ces matières par les pouvoirs publics du moyen âge et des temps modernes. Nous avons vu la loi économique gouverner en souveraine le taux des gages du journalier, du domestique, de toutes ces paires de bras que les Anglais appellent unskilled — sans capacités ni connaissances spéciales. — Mais c’étaient là, dira-t-on, des espèces faciles à vivre, qui ne savaient point résister au courant des choses, qui ne formaient ni association, ni confrérie d’aucune sorte. Or il résulte des chiffres recueillis par nous que les corporations plus ou moins fermées, avec leur cortège de règlemens et les prérogatives dont elles s’étaient fait investir, n’ont pas exercé d’influence sur le prix du travail, ni aux temps féodaux, ni dans les derniers siècles. Les ouvriers de métier ont eu beau se grouper et se raidir dans leurs jurandes ; ils ont subi les mêmes vicissitudes que les malléables hommes de peine, isolés, désarmés, devant les mouvemens de hausse et de baisse des salaires que causaient la rareté ou l’abondance des hommes.
Ni la puissance des rois, ni la coalition des intérêts savamment organisée en faveur des beati possidentes, ne sont parvenues à maîtriser la valeur de la main-d’œuvre. La proportion a été, à peu de chose près, la même autrefois qu’aujourd’hui : entre le salaire des journaliers ruraux et celui des ouvriers de métier ; entre les salaires respectifs des divers métiers (maçons, charpentiers, couvreurs, etc.) et par suite entre le nombre de ceux qui s’y adonnaient. Enfin il n’y a aucune différence appréciable, dans la rétribution de chaque corps d’état, entre les villes où ces corps d’état étaient libres et celles où ils étaient monopolisés. Les corporations ne mériteraient donc, à ce point de vue, — et ce point de vue est le principal, — d’une hausse artificielle des salaires, ni les éloges, ni les colères dont elles ont été l’objet de la part de certaines personnes qui n’en parlent que par ouï-dire, d’après des légendes non contrôlées. Doit-on attribuer cet insuccès aux ordonnances de maximum, que promulguait de temps en temps la puissance sociale, — monarques ou municipalités urbaines. — pour réduire la paye des « gens de métier » à de « justes limites », lorsqu’elle paraissait « exorbitante » ? Nullement. L’ingérence de l’Etat et en général de toute autorité constituée, les efforts faits, par voie coercitive, pour diminuer les salaires quand ils s’élevaient naturellement, ont été aussi peu efficaces que ceux des salariés pour les maintenir quand, d’eux-mêmes, ils tombaient. Peut-on croire cependant que les corporations, j’entends les corporations propriétaires exclusives, dans une certaine ville, d’une certaine branche d’activité manuelle, aient été une institution indifférente ? Non pas. Ces corporations, inspirées par un communisme assez étroit, par le besoin d’une farouche égalité, arrivaient en effet à empêcher personne de s’enrichir. Le souci d’un niveau à faire passer et repasser sur chacun de leurs membres remplit les ateliers du moyen âge. Les commerçans d’alors semblaient condamnés à vivoter à perpétuité. Malgré tout, les conditions humaines étant nécessairement instables, il se trouvait que les uns grandissaient, ne fût-ce qu’à force d’économie, et que les autres se ruinaient. Mais l’association, née d’une prévoyance et d’une jalousie mutuelles, avait pour but de faire marcher ses membres du même pas, de les faire flotter à la même hauteur, en interdisant par exemple aux « maîtres » d’occuper plus d’un ou deux compagnons, d’instruire plus d’un ou deux « apprentifs ». Ce système, qui s’opposait à la réduction des frais généraux, à la division du travail, qui paralysait les efforts d’innovation et d’amélioration et consacrait la routine, constituait dans son ensemble une entrave à la production ; et toute entrave à la production est une entrave au bien-être de la masse, dont les travailleurs font partie.
A ce titre, les corporations furent plutôt nuisibles au peuple des ouvriers. Ces derniers y gagnèrent-ils, comme consommateurs, une qualité meilleure dans les marchandises fabriquées ? La probité industrielle a-t-elle été plus grande dans les obscures échoppes de jadis que dans les gigantesques usines ou les magasins administratifs de nos jours ? Personne ne serait assez naïf pour le croire. Ces « chefs-d’œuvre » qu’il fallut exécuter, dit-on, pour accéder à la maîtrise, les jeunes gens aisés, après avoir esquivé tous les règlemens d’apprentissage, les confectionnaient chez des patrons indulgens qui les laissaient aider ou les aidaient eux-mêmes, et, quelle que fût l’incapacité du candidat, le chef-d’œuvre dans ces conditions était toujours admis. Dès le XVIe siècle les « gardes » et « jurés » de ces petites églises aristocratiques se recrutaient entre eux, et les membres de ce conseil de surveillance, inaccessible au vulgaire, pouvaient impunément, à l’abri des visites et des saisies, débiter de la camelote. En somme, l’ancienne organisation du travail, malgré son appareil très compliqué, aboutissait pour les salaires à peu près au même résultat que la complète liberté contemporaine. La société on général éprouva, aux derniers siècles surtout, par le fait de ces restrictions chicanières, un préjudice difficile à chiffrer, mais réel. Les artisans n’en ressentirent, directement, ni avantage, ni inconvénient. Les ouvriers réunis en corporation, ai-je dit, n’étaient ni mieux ni plus mal rémunérés que ceux des professions libres. Rien de moins uniforme en effet que l’état de la France sous ce rapport ; à la campagne le travail demeura, jusqu’à la fin de la monarchie, aussi indépendant que de nos jours ; on voyait au XVe siècle des femmes employées comme maçons. Beaucoup de villes, et non des moins importantes, furent à cet égard semblables aux simples villages : Saint-Malo n’avait aucun corps de métier « juré », c’est-à-dire exclusif. Lyon, qui en avait eu jusqu’alors, fut, par lettres patentes de 1606, affranchie à jamais des maîtrises. Le contraire arriva plus fréquemment ; l’on transforma aux XVIe et XVIIe siècles, en corporations fermées, bien des métiers exercés au moyen âge sans aucune entrave. Le maire de Saintes érigea en 1600 la pharmacie en maîtrise ; le premier venu tenait auparavant, dans cette localité, boutique d’apothicaire. A Nîmes l’industrie était à peu près libre ; on n’y voyait que quatre ou cinq maîtrises au XVIe siècle ; de 1550 à 1640 il y fut créé trois corporations nouvelles. Durant le même laps de temps il en est créé vingt-huit à Bourges ; ce qui prouve qu’il n’en devait pas exister beaucoup avant. A Paris même, chef-lieu de la réglementation, où elle était le plus minutieusement usitée, bon nombre des associations que l’on voit au XVIIIe siècle avaient une origine récente. Il y eut ailleurs des confréries qui surgirent et disparurent dans la suite des temps, sans laisser de trace, après avoir passé tour à tour pour utiles et pour gênantes.
Si le régime corporatif avait eu les conséquences que l’on suppose, les ouvriers de métier eussent été autrefois beaucoup mieux payés que les journaliers ; et ils l’eussent été beaucoup mieux dans les villes où leur privilège les eût rendus maîtres des prix du travail que dans les localités où la concurrence était ouverte à tout le monde. Or rien de tout cela ne s’est produit. On évalue en 1896 le salaire du journalier non nourri à 2 fr. 50, celui du maçon à 3 fr. 40, celui du charpentier à 3 fr. 70, celui du couvreur à 3 fr. 50. Le maçon gagne donc un tiers plus que le journalier ; le journalier gagne les trois quarts du maçon. Eh bien ! cette proportion a été identique depuis six siècles. Malgré leurs variations respectives, qui élèvent tantôt l’un de ces salaires, tantôt l’autre, on peut les considérer comme demeurant en moyenne dans le rapport de 3 à 4.
Pour les maçons, du XIIIe au XVIe siècle, une observation est nécessaire : le mot de « maître-maçon » n’a pas alors la même signification qu’aujourd’hui. Il s’applique souvent à un entrepreneur de maçonnerie, à moitié architecte. Il s’ensuit que sa rémunération ne peut servir de base aux salaires des simples compagnons. Les maîtres sont des patrons, propriétaires d’un matériel dont la location est comprise dans leur salaire individuel. Il faut prendre garde aussi que parfois le terme « maçon » désigne un maître et parfois un compagnon, que le mot « aide-maçon » s’employait, ou pour un ouvrier véritable, ou pour un simple gâcheur de mortier, ou même pour le premier journalier venu, montant des moellons dans sa hotte. De tout cela résulte quelque confusion, parce que, dans ces essais de statistiques rétrospectives, on marche à tâtons, sans avoir pour guide aucune de ces vastes enquêtes, de ces innombrables tarifs, où les administrations modernes ont condensé les renseignemens et établi des classifications multiples. On sait qu’à Paris, aujourd’hui, la journée de ceux qui collaborent à la maçonnerie d’un édifice varie de 5 francs, pour les garçons, à 12 fr. 50 pour les sculpteurs, en suivant une échelle ascendante depuis les « limousins » jusqu’aux « bardeurs » et aux « ravaleurs ». En province aussi et dans les campagnes, il y a des maçons à 5 francs et à 2 fr. 50, dont les derniers ne sont que simples manœuvres.
Aux XIIIe et XIVe siècles on rencontre des tailleurs de pierre parisiens payés 6 fr. 10 par jour et des « serviteurs de maçons » payés 2 francs, voire des apprentis gagés à 1 fr. 20 par jour. Dans la première moitié du XVe siècle, en pleine crise, il se produisit le même phénomène que pour le salaire des journaliers : on paie les bras plus cher parce qu’ils sont plus rares. Et ce phénomène se produit, pour les ouvriers de métier, avec plus d’intensité parce qu’il était moins aisé de parer à cette pénurie, et de confier à d’autres une besogne qui exigeait un certain savoir-faire. On vit ainsi, au milieu de la guerre de Cent ans, des maçons gagner jusqu’à 8 fr. 50 à Orléans, en 1429, au lendemain du siège que Jeanne d’Arc avait fait lever, jusqu’à 9 fr. 50 à Dieppe, jusqu’à 11 fr. 25 à Perpignan. Et, où l’on peut observer que seule la loi de l’offre et de la demande, et non les combinaisons factices des associations ouvrières, amène ces fluctuations, c’est quand on voit le maçon, payé 6 francs à Rouen, ville corporative, et 7 fr. 60 à Alihermont, commune rurale de la Seine-Inférieure dont les métiers sont accessibles à tout venant. En ce temps-là le maçon ne gagnait que 4 fr. 60 en Angleterre. Ce furent aussi les prix des journées du « maître-des-œuvres de maçonnerie », dans les villes que je citais tout à l’heure, aussitôt que l’état normal eut reparu.
Le salaire moyen des ouvriers maçons, pour les différentes provinces et pour l’ensemble de l’année, avait été de 4 francs au XIIIe siècle ; il s’abaisse à 3 fr. 45 de 1350 à 1300 et se maintient à ce chiffre pendant les vingt-cinq années suivantes. Puis, de même que celui du travailleur des champs, ce taux s’élève à la fin du XIVe siècle, sous l’influence de la dépopulation, à 4 fr. 16, et, dans la première moitié du XVe siècle à 4 fr. 60 ; enfin, en 1451-1475, à 5 fr. 20. Quoi de plus naturel qu’une hausse de la rétribution des ouvriers du bâtiment à l’heure où la France commença à respirer et à rebâtir ses maisons en ruines ? Quoi de plus probable ensuite qu’une multiplication du nombre de ces ouvriers, tentés par l’appât d’un gain exceptionnel et qu’une diminution de leur salaire provoquée par cette augmentation même de leur nombre ? Toutes les fois que l’on pourra discerner les causes des révolutions survenues dans le traitement des ouvriers en général, ou d’une catégorie d’ouvriers en particulier, on les trouvera purement mécaniques, pour ainsi dire, dominées par la force des choses, non par les artifices des intéressés.
On ne saurait nier qu’il y eut parfois pléthore et parfois disette dans tel ou tel corps d’état d’une ville ou de l’autre ; mais la faute n’en est pas imputable au régime des corporations, car les campagnes libres offraient souvent le spectacle d’une distribution aussi défectueuse, et aujourd’hui, sous l’empire d’une liberté absolue, cette accumulation d’un trop grand nombre d’hommes dans une même profession se rencontre encore : parmi nos 86 chefs-lieux de départemens, les uns possèdent, par 10 000 habitans, 7 boulangers, les autres en ont 15, d’autres 30 et jusqu’à 40. Et ces localités, si diversement partagées, ne sont distantes que de quelques lieues les unes des autres, et celles où le chiffre des boulangers est proportionnellement le plus haut ne sont pas celles où la consommation du pain, par tête, est la plus forte.
La paie moyenne de 5 fr. 20 par jour pour les maçons, en 1451-1475, comprend des salaires de 11 francs, pour un piqueur de pierre du Roussillon, et de 3 fr. 25 pour un compagnon de Limoges. Notons en passant que ce chiffre, le plus bas de l’époque, diffère peu de notre salaire contemporain, Paris excepté. La journée de ce Limousin était exactement la même que celle de son congénère saxon, à une date peu éloignée (1492). Le maçon anglais gagnait alors le même prix que le nôtre — 5 fr. 20 — * d’après les recherches de M. Thorold Rogers ; et les chiffres fournis pour l’empire germanique par le docteur Janssen nous apprennent que le maçon autrichien était payé 4 fr. 70.
Avec le XVIe siècle commence la baisse des salaires, pour les maçons comme pour les manœuvres. La journée était descendue à 4 fr. 80 à l’avènement de Louis XII ; elle se réduit à 4 francs sous François 1er et continue de s’avilir jusqu’à la mort de Charles IX, où elle n’était plus que de 2 fr. 85. Ainsi, quoique les corporations se fussent multipliées de 1500 à 1600, elles n’avaient pas sauvé les artisans des « œuvres de maçonnerie » qui en faisaient partie, non plus que les ouvriers isolés de la campagne, des privations que leur imposait la baisse des salaires.
Ce que nous venons de dire du maçon s’applique à l’ensemble des corps d’état du moyen âge. Si nous avons pris celui-là pour type, c’est que sa paie actuelle (3fr. 40) s’écarte peu de la moyenne des salaires ouvriers en 1896, dont le taux, d’après les statistiques officielles, est de 3 fr. 53 dans la grande industrie — comprenant 3 millions de personnes — et de 3 fr. 20 dans la petite industrie — occupant 6 millions d’individus. — Cette profession nous a paru capable aussi de refléter plus fidèlement que beaucoup d’autres les variations séculaires que nous étudions, parce que la nature du travail ne s’y est guère modifiée. Quantité de besognes qui ont occupé les bras d’il y a cinq cents ans — ceux des écrivains, enlumineurs, potiers d’étain, tisserands, fileuses, etc. — n’existent plus ou sont en train de disparaître. Quantité d’autres ont tellement changé que l’on ne peut les comparer sincèrement aux anciennes ; elles exigent plus ou moins de force, plus ou moins d’intelligence que jadis. Tout ce que nous appelons « grande industrie » (métaux, mines, textiles) rentre dans cette catégorie. Il y a trois cents ans, toute industrie ne pouvait, légalement et matériellement, être que petite ; et parmi ces ouvrages qui composent notre « petite industrie » actuelle, il y a des métiers nouveaux — carrossiers, imprimeurs… — et des métiers transformés, bien qu’ils portent les mêmes noms : les vitriers contemporains n’ont vraiment rien de commun avec les verriers du XIVe siècle, dont la plupart étaient peintres, ni les tapissiers de 1896 avec les haut-liciers de 1500.
Les chiffres que j’ai recueillis sur les divers corps d’état de l’alimentation ou des tissus, de l’ameublement, de la métallurgie ou du bâtiment, suffisent d’ailleurs pour établir que leur rétribution était naguère, vis-à-vis les uns des autres, dans le même rapport qu’aujourd’hui. La moyenne en France — Paris non compris — est actuellement pour les charpentiers de 3 fr. 70, pour les couvreurs de 3 fr. 65, pour les peintres en bâtiment de 3 fr. 40. Ces diverses payes se rapprochent donc fort de celle du maçon. Il en était de même au moyen âge. De 1200 à 1350, les charpentiers gagnent 3 fr. 35 ; les peintres et couvreurs 4 francs ; dans la seconde moitié du XIVe siècle, les mêmes corps d’état reçoivent 3 fr. 50 et 3 fr. 80. De 1401 à 1450, les couvreurs, les peintres et les charpentiers touchent, à quelques centimes près, une rémunération identique à celle des maçons, 4 fr. 60 ; en 1451-1500, où les maçons avaient 5 francs, les peintres ont 5 fr. 60, et les charpentiers 6 francs. De 1501 à 1575, les charpentiers ont 4 francs, les peintres ont, ainsi que les maçons, 3 fr. 60. Enfin, de 1576 à 1600, ces divers ouvriers descendent presque uniformément à 2 fr. 80.
Comme ces moyennes, bien qu’issues d’un grand nombre de prix, ne peuvent être regardées que comme des indications utiles et non comme des résultats mathématiques, qu’il en faut par suite retenir uniquement les grandes lignes, on en peut conclure qu’il n’y a pas eu, depuis quatre, cinq et six cents ans, de changement dans l’appréciation sociale des services d’un couvreur, d’un peintre, d’un charpentier et que, malgré toutes les combinaisons féodales, malgré le morcellement des souverainetés et l’absence de communication des territoires, les besoins locaux avaient, pour se satisfaire, dosé et réparti d’eux-mêmes, sur chaque kilomètre carré, le nombre voulu de maçons, de charpentiers, de peintres et de couvreurs. Non certes que cette parité, cette proportion, soit immuable partout et toujours ; il se rencontre des charpentiers à 8 francs et des charpentiers à 2 fr. 50 ; il en est de même aujourd’hui, mais souvent les mieux rétribués travaillent dans des villages, les plus modestes dans des cités populeuses ; c’est la capacité de l’individu, la difficulté de l’ « œuvre de charpenterie » à entreprendre, qui déterminent la quotité du salaire et non le taux artificiel imposé par une corporation quelconque. Ainsi, en 1500, un charpentier de Romorantin est payé 5 fr. 16, le même prix qu’à Orléans, ce qui semble naturel vu la proximité des lieux ; en 1530, le charpentier d’Orléans gagne 3 fr. 20, et à Romorantin, un maître-charpentier est payé 7 fr. 60.
Les oscillations que nous venons de suivre ont été supportées par tous les autres salaires ouvriers. Leur énumération serait insupportable si nous voulions les faire passer, les uns après les autres, sous les yeux du lecteur. Aussi bien pourra-t-on juger de la tendance qu’eurent ces rétributions multiples à se rapprocher du rapport qu’elles observent entre elles au XIXe siècle, tellement les lois mystérieuses qui règlent les prix sont fortes et durables. Il faut toutefois prendre garde de classer aveuglément les ouvriers du moyen âge d’après leur nom, parce que la signification de ces noms n’est pas toujours la même. Elle a changé en six siècles comme celle des noms de facteur, de commis, de notaire, de domestique, de concierge, de sergent, de valet, d’écuyer, de physicien, et comme le sens, l’acception de mille mots de notre langue et de toutes les langues. En Artois (1299) un « maître-peintre » est payé 6 fr. 40, un simple peintre 4 fr. 80, un apprenti 2 francs et un manœuvre broyant les couleurs 1 fr. 60. Cet apprenti gagnant ici 25 pour 100 de plus qu’un manœuvre devait déjà posséder quelque habileté de main. Le terme d’apprenti lui aussi a varié. Il ne s’appliquait pas exclusivement à l’espiègle et joyeux gamin qui symbolise aujourd’hui le type. C’était souvent, si l’on songe à la longue durée des apprentissages, un ouvrier capable.
De même voit-on des charrons à 2 fr. 70 en Normandie, tandis que pendant la guerre de Guienne, sous saint Louis, un autre charron est payé 10 francs. Ce ne sont pas seulement les risques à courir, ni le caractère éminemment provisoire de ce salaire qui en expliquent l’élévation, c’est que ce charron du XIIIe siècle est plus qu’un ouvrier, plus qu’un contre maître, c’est un patron. Un patron d’aujourd’hui ne travaille guère personnellement à la journée. Quand il le fait et qu’il se contente pour lui-même d’un salaire moyen, c’est à la condition d’être accompagné d’un certain nombre de compagnons, de « garçons » ou d’apprentis, dont il compte le salaire à son client plus cher qu’il ne le paie lui-même. Cette majoration d’un quart ou d’un cinquième de la journée de ses ouvriers, constitue la rémunération de son expérience, de sa responsabilité, l’intérêt de ses avances, de ses outils. Au moyen âge, où il n’y a aucun gros entrepreneur, il y en a beaucoup de petits. Quand ces petits industriels, ces « maîtres », vont en journée chez un particulier, l’usage est qu’ils ne prélèvent rien sur le salaire de leur personnel. Ce que paie le bourgeois pour le manœuvre, pour l’apprenti, est vraiment ce que reçoivent ces derniers ; mais le patron se fait payer ouvertement beaucoup plus cher.
Le boulanger, nourri, touche 1 fr. 30 à Poitiers, le pâtissier, défrayé de tout, reçoit 1 franc à Arras au XIVe siècle ; de même le boucher à Colmar. Ils avaient ainsi une paie un peu plus faible que le journalier nourri de la même époque à 1 fr. 26. Il en est de même en 1896, où le traitement des manœuvres nourris est de 1 fr. 50, tandis que la paie des bouchers et des boulangers n’est que de 1 fr. 31 et 1 fr. 35. Au XIVe siècle, comme d’ailleurs au XIXe, les corps d’état de l’alimentation, dont les membres sont engagés à l’année, prennent rang parmi les moins lucratifs ; boulangers et brasseurs, entretenus par leurs patrons, ne touchent pas en espèces plus de 1 fr. 80, au moment des plus forts salaires du XVe siècle.
Nous ne pouvons classer parmi les ouvriers ordinaires le tailleur des robes royales, sous Charles V, à 8 fr. 40 par jour ; c’est presque un fonctionnaire. Un couturier pour dames, un coupeur, pour mieux dire, employé par une princesse aux environs de Paris vers la même date, a 6 francs par jour ; ce sont là des privilégiés. Ils sont de beaucoup dépassés encore, au siècle suivant, par le tailleur ordinaire de monseigneur le duc de Bourgogne, le fastueux Philippe le Bon, dont la paie journalière est de 20 francs en 1424, tandis que le couturier d’un couvent de la Seine-Inférieure ne gagnait que 60 centimes. Entre les 20 francs de cet aristocrate du ciseau et les 60 centimes du modeste confectionneur des frocs de moines normands, il y a toute la distance qui sépare actuellement le coupeur anglais des maisons parisiennes du quartier de l’Opéra — à 10 000 francs par an d’appointemens — de la petite « cousette » de nos fermes de l’Ouest, nourrie et invitée « es noces des filles », dont elle a fait le trousseau, mais payée seulement 50 centimes par jour. Le salaire normal du moyen âge nous est fourni par le tailleur à 3 francs par jour en Alsace, par le couturier de 2 fr. 80 à Dijon.
Parmi les ouvriers en métaux, le « premier maréchal du roi » et le fondeur de canons occupent au XIVe siècle le haut de l’échelle : tous deux gagnent 8 francs par jour. Les forgerons et maréchaux les plus ordinaires avaient seulement 1 franc, s’ils étaient nourris et occupés à l’année. A la fin du XVIe siècle le fondeur de Franche-Comté, un graveur de la monnaie à Bruxelles, nourris tous deux, ne touchaient que 1 fr. 40, tandis qu’au XVe siècle le simple forgeron, non nourri, était payé 4 fr. 50.
Un enlumineur et son « compagnon » se faisaient à Tours, sous Louis XI, 24 francs par jour chacun ; c’étaient des artistes sans doute ; car d’autres enlumineurs, nourris, ne reçoivent que 3 fr. 10 à Cognac, sous Louis XII, et un « écrivain » copiste, obtient seulement 2 fr. 20, lorsque le journalier nourri avait 1 fr. 80. Parmi les plus favorisés nous remarquons l’ « artilleur » (fabricant de poudre) gagnant 11 fr. 50 à Nevers (1505), l’armurier « pileur de poudre à canon » payé 7 francs, le « huchier », sculpteur de coffres, recevant à Amiens 8 fr. 40. Au nombre des salariés moyens on peut classer l’ouvrier en orgues qui touche 4 fr. 40, d’autres ouvriers nourris tels qu’un pelletier au service de l’Hôtel-Dieu à 2 fr. 70 par jour, un peintre payé 2 fr. 40 pour lessiver les chambres de l’Hôtel de Nesle à Paris, un plâtrier à 2 fr. 20 ; tandis qu’au nombre des moins estimés l’on peut classer les matelassiers à 2 fr. 90 par jour sans nourriture, le paveur à 1 fr. 80. Mais quelque variées que soient ces besognes, lorsque l’on compare les gages du XVe siècle à ceux du XVIe, on s’aperçoit que, d’une date à l’autre, le loyer des bras, comme celui de l’intelligence, a baissé de prix. Tandis qu’un simple plafonneur avait 4 fr. 50 sous Charles VII, un tapissier peintre-décorateur n’a que 3 fr. 90 sous Henri III.
Nous avons constaté plus haut que le salaire de l’artisan avait été, de 1200 à 1600, à peu près dans la même proportion que de nos jours avec le salaire du journalier. Le premier gagne aujourd’hui 36 p. 100 de plus que le second ; or la différence moyenne des quatre siècles qui viennent de passer sous nos yeux a été de 39 p. 100. Cette prime de 39 p. 100, qui rémunéra la capacité de l’ouvrier de métier, est loin, il est vrai, d’avoir été invariable de Philippe-Auguste à Henri IV. Mais à travers les oscillations qu’elle a subies, nous pouvons discerner encore la loi inflexible de l’offre et de la demande. Si par exemple l’écart, après s’être réduit jusqu’à 20 p. 100 en 1326-1350, époque de la hausse continue des salaires ruraux, provoquée par le développement de l’agriculture, s’élève à 57 p. 100 sous Charles VI, au profit des individus possédant une éducation professionnelle, n’est-ce pas, au milieu du désarroi universel, la difficulté du recrutement et de l’apprentissage, par suite la rareté des ouvriers instruits, qui les fait renchérir ?
Comparerons-nous le salaire ouvrier du moyen âge au salaire actuel ? La rémunération annuelle calculée sur 250 jours de travail seulement débute au XIVe siècle à 782 francs et s’élève à 860, puis à 1 040 francs en 1376-1400. Au XVe siècle elle oscille entre 1 100 et 1 240 francs. Elle était donc incontestablement supérieure à la paie de 1896 qui, pour un travail de 300 jours, n’atteint que 1 020 francs par an. On objectera que ces fixations du chiffre des jours de labeur contiennent quelque part d’arbitraire, parce que toutes les professions subissent un chômage plus ou moins prolongé ; mais cette considération a peu d’importance dans une étude du genre de celle-ci. Si l’on adoptait le même nombre de jours, autrefois et aujourd’hui, l’avantage de l’ouvrier ancien serait seulement exprimé en argent au lieu de l’être en loisirs.
De 1 240 francs qu’il recevait en 1476-1500, — c’est-à-dire en espèces 20 pour 100 de plus qu’en 1896, avec 17 pour 100 de moins en efforts, — l’ouvrier tombe à 980 francs à la fin du règne de François Ier, puis à 750 francs à la fin du XVIe siècle. Pour avoir moins perdu que le journalier, qui, de Louis XII à Henri IV, était passé de 900 francs à 490, l’ouvrier d’état n’en avait pas moins subi une baisse de 62 pour 100 dans ses recettes. Et sa condition ne devait pas se relever, dans les deux cents ans qui séparent le début du XVIIe siècle de la Révolution de 1789, au contraire !
Vte G. D’AVENEL.
- ↑ Ce procédé a pour but d’épargner au lecteur des calculs perpétuels et fastidieux. Voyez notre Histoire économique de la propriété, t. I, p. 27 et 62. Ainsi le journalier touche 6 deniers tournois en 1240 ; ces 6 deniers valent intrinsèquement 0 fr. 50, parce qu’ils signifient 2 grammes et demi d’argent fin, et comme ces 2 grammes et demi d’argent fin ont une puissance d’achat quatre fois plus forte que celle qu’ils ont aujourd’hui, les 30 centimes de 1240 correspondent à 2 francs de 1896.