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Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 139-151).


CHAPITRE X

MENEH-OUIAKON[1]


La nuit avait surpris les Apôtres à table ; et, depuis quelque temps, des torches de bois résineux, tenues par des femmes, éclairaient leur orgie.

Ces torches, aux lueurs sanglantes, projetaient de lourdes vapeurs, qui, se réunissant, se condensant au plafond de la salle, formaient sur les convives un nuage épais, sous lequel leurs figures, si fortement caractérisées, se détachaient en relief et semblaient flamboyer comme dans une ardente fournaise.

Il y avait là un de ces rares, un de ces puissants sujets de peinture qui firent la joie et la gloire du chef de l’école hollandaise. Grand cadre, fantastique distribution d’ombre et de lumière ; personnages étranges, aussi saisissants par la sauvage expression de leur mine que par la forme, la couleur et la matière de leur accoutrement ; la scène, enfin, se fût à jamais gravée dans le cerveau d’un artiste.

Quelle scène !

Montrerai-je ces gens ivres d’alcool, enflammés de désirs sensuels, qui sommeillent accoudés sur la table, ou bredouillent quelque sale refrain, ou, l’haleine brûlante, les doigts et les prunelles avides, fourragent brutalement les charmes grossiers de leurs maîtresses ! Les esquisserai-je, elles aussi, ces Indiennes, débraillées, demi-nues, mendiant à l’envi les dégoûtantes caresses du maître ? Me faudra-t-il faire entendre les conversations immondes, ou le retentissement des lèvres qui se collent sur les chairs palpitantes, mêlés au bruit écœurant des hoquets ? À quoi bon ! le théâtre, les décors, les acteurs sont suffisamment indiqués, continuons plutôt notre récit.

L’entrée de Meneh-Ouiakon fut accueillie par des hourrahs formidables, qui réveillèrent les dormeurs.

Chacun des Apôtres prit une posture plus décente, et les squaws réparèrent à la hâte le désordre de leur toilette.

— À la santé de Meneh-Ouiakon ! dit le Mangeux-d’Hommes, après avoir versé quelques gouttes de whisky dans sa coupe qu’il tendit à la jeune Indienne.

— À sa santé et à celle de notre brave capitaine ! beugla toute la bande, hommes et femmes.

Épouvantés par le tintamarre, les chiens poussèrent un long hurlement.

Cependant, Meneh-Ouiakon avait repoussé le gobelet du capitaine avec un geste de dégoût, et en murmurant quelques paroles que Dubreuil ne comprit pas, car elles avaient été prononcées dans un idiome indien.

Mais le Mangeux-d’Hommes les entendit sans doute : il fronça les sourcils, jeta sur Meneh-Ouiakon un regard sinistre et fit, du bras, un mouvement comme pour lui jeter le gobelet au visage. Pour elle, cette colère ne parut point l’émouvoir : debout, à deux pas du capitaine, l’œil provocateur, la lèvre dédaigneuse, elle semblait vouloir exaspérer plutôt qu’apaiser le courroux du chef des Apôtres.

Adrien Dubreuil se sentit frissonner pour cette créature si frêle, si belle, qui ne craignait point de braver ce monstre sanguinaire. Un instant, il crut que le colosse allait se ruer sur elle et la briser comme un roseau. Mais il n’en fut rien : Jésus laissa retomber son bras, éteignit sous leurs longues paupières le feu sombre qui brillait dans ses prunelles, et dit d’une voix sourde, après avoir précipitamment vidé la coupe refusée par Meneh-Ouiakon :

— Ouennokedjâ[2], chante-nous le chant de Pontiac.

— Oui, le chant de Pontiac ! dirent plusieurs Apôtres.

Cette demande changea sans doute les dispositions de l’Indienne, car l’expression méprisante, de sa physionomie fit place à un fin sourire ; et, soulevant à la hauteur de la tête sa main gauche, au poignet de laquelle était attaché par une cordelette en écorce un tambourin, assez semblable à un tambour de basque, elle fit résonner les coquilles et becs d’oiseaux suspendus autour en guise de plaques de cuivre, et dit, sur un ton rhythmique, tantôt élevé et hautain comme l’allocution d’un sachem à ses guerriers, tantôt doux et tendre comme la prière d’un amant à sa maîtresse :


« Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac ! Le coup-d’œil de l’aigle était le sien. Plus fine que celle de la wolverine il avait l’oreille. Dans ses membres régnait la force des bisons ; dans son esprit séjournait l’habileté des grands sagamos. Suave comme le miel pour ses amis, sa parole retentissait comme le tonnerre quand il s’adressait à un ennemi.

« Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac !

« Les perfides Saiganoschs[3] avaient déterré la hache de guerre contre les braves Nitigusk[4] ; Pontiac, qui aimait les derniers, rassembla ses amis, et leur parla ainsi :


« Un Indien de la tribu des Lenapies désirait connaître le Maître de la vie. Sans faire part de son dessein à qui que ce soit, il résolut de se rendre au paradis où il savait que Dieu faisait sa résidence. Mais quel était le chemin du ciel ? Il l’ignorait. Pensant qu’aucun de ses amis n’était mieux informé que lui, il se mit à jeûner dans l’espoir de tirer de ses rêves un présage favorable. »


« Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac !


« Dans son rêve, l’Indien s’imagina qu’il n’avait qu’à commencer son voyage, et qu’un chemin continu le mènerait au céleste séjour. Le lendemain matin, de très-bonne heure, il s’équipa en chasseur, prit son fusil, sa corne à poudre, ses munitions et sa chaudière pour cuire ses aliments, et se mit en route. La première partie de son voyage fut assez favorable. Il marchait sans se décourager, avec la ferme conviction qu’il arriverait à son but. »


« Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac !


« Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi, sans qu’il rencontrât un obstacle à ses désirs. Dans la soirée du huitième, il s’arrêta, au coucher du soleil, sur le bord d’un ruisseau, à l’entrée d’une petite prairie qui lui parut convenable pour son campement de nuit.


« Gloire au plus noble, etc.


« Comme il préparait son logement, il aperçut, à l’autre bout de la prairie, trois sentiers larges et bien battus. Cela lui parut singulier ; mais il n’en continua pas moins d’arranger son wigwam. Ensuite il alluma du feu, et fit cuire son repas. Cependant, quoique l’obscurité devînt de plus en plus profonde, il remarqua que les sentiers devenaient aussi de plus en plus visibles, à mesure qu’elle augmentait. Il en fut surpris et même effrayé. »


« Gloire au plus noble, etc.


« Devait-il rester dans son camp, ou en aller établir un à quelque distance ? En cette incertitude, il se rappela son rêve. Le seul but qu’il se proposait en entreprenant ce voyage n’était-il pas de voir le Maître de la vie ? Cette réflexion lui rendit le calme, et il se dit que, probablement, l’une de ces routes conduisait au lieu qu’il désirait visiter. »


« Gloire au plus noble, etc.


« En conséquence il se détermina à demeurer dans son camp jusqu’au matin, où il prendrait, au hasard, l’un de ces chemins. Cependant sa curiosité lui laissa à peine le temps de manger, il quitta son camp et prit le plus large des sentiers. L’ayant suivi jusqu’au milieu du jour suivant, sans difficulté aucune, il s’arrêta, vers le midi, pour souffler, et vit tout à coup un feu qui jaillissait du sol. »


« Gloire au plus noble, etc.


« Ce spectacle attira son attention. Il s’approcha pour voir ce que c’était, mais comme le feu semblait croître à mesure qu’il avançait, notre Indien fut tellement frappé de terreur, qu’il rebroussa chemin, et prit le plus large des deux autres sentiers. »


« Gloire au plus noble, etc.


« L’ayant suivi pendant le même espace de temps que le premier, il trouva la même chose. Sa frayeur s’éveilla de nouveau et il fut obligé de prendre le troisième sentier, le long duquel il marcha une journée entière sans rien voir. Soudain, une montagne d’une blancheur merveilleuse frappa ses regards. Quoique étonné au plus haut point, il s’arma de courage et avança pour l’examiner. »


« Gloire au plus noble, etc.


« Arrivé à son pied, il ne vit plus aucune trace de chemin. Cela le plongea dans une tristesse profonde, car il ne savait plus comment poursuivre sa route. Dans cette conjoncture, il regarda de tous côtés, et découvrit une femme assise sur la montagne. Elle était d’une beauté ravissante, et la blancheur de sa robe surpassait celle de la neige. »


« Gloire au plus noble, etc.


« La femme lui dit dans la langue qu’il parlait : « Tu parais surpris de ne plus trouver de chemin pour parvenir au terme de tes désirs. Je sais que tu cherches le Maître de la vie. La route qui conduit à sa demeure est sur la montagne. Pour y arriver, dépouille tous tes vêtements, lave ton corps dans la rivière qui coule près de toi, et ensuite gravis la montagne. »


« Gloire au brave, etc.


« L’Indien obéit ponctuellement aux ordres de la femme. Mais il restait une difficulté à surmonter. Comment atteindre le sommet de la montagne, qui était escarpée, sans un sentier, et unie comme une glace ? Il demanda conseil à la femme. — « Si tu souhaites réellement, dit-elle, de voir le Maître de la vie, tu dois grimper en te servant seulement de la main et du pied gauches. »


« Gloire au plus brave, etc.


« Cela paraissait presque impossible à l’Indien. Cependant, encouragé par la femme, il commença de monter, et réussit avec beaucoup de peine. Parvenu au sommet, il fut étonné de ne voir personne, la femme avait disparu. Il se trouva seul et sans guide. Trois villages inconnus étaient en vue. Ils différaient du sien par leur construction, et étaient beaucoup plus beaux et plus réguliers. »


« Gloire au plus brave, etc.


« Après quelques moments de réflexion, il prit le chemin du plus attrayant. Il n’était plus qu’à quelques pas du village, quand il se rappela qu’il était nu. Alors, honteux, incertain, il s’arrêta. Mais une voix lui dit de s’avancer et de marcher sans crainte puisqu’il s’était purifié. Il marcha donc fermement jusqu’à un endroit qui lui parut être la porte du village. »


« Gloire au plus brave, etc.


« Tandis qu’il considérait l’extérieur du village, la porte fut ouverte et l’Indien vit venir à lui un bel homme tout vêtu de blanc, qui lui dit qu’il allait satisfaire ses désirs en le menant devant le Maître de la vie. Et aussitôt il le conduisit dans un lieu d’une incomparable beauté, où il vit le Maître de la vie qui le prit par la main et lui donna pour siége un chapeau bordé d’or. »


« Gloire au plus brave, etc.


« Craignant de gâter le chapeau, l’Indien hésitait à s’asseoir ; mais, en ayant de nouveau reçu l’ordre, il obéit sans réplique. Alors Dieu lui dit : « Je suis le Maître de la vie, que tu désires voir et à qui tu désires parler ; écoute ce que j’ai à te dire, à toi et à tous les Indiens :


« Je suis le Maître du ciel, de la terre, des arbres, des lacs, des rivières, des hommes et de tout ce que tu vois et as vu sur la terre ou dans les cieux ; et parce que je t’aime toi et les Indiens, vous devez faire ma volonté, vous devez aussi éviter ce que je hais ; je hais que vous buviez comme vous le faites, jusqu’à en perdre la raison ; je désire que vous ne vous battiez pas les uns les autres.


« Vous prenez deux, trois, quatre femmes, ou courez après les femmes des autres, vous faites mal. Je hais une pareille conduite. Vous devriez n’avoir qu’une femme et la garder jusqu’à la mort. Vous mentez, vous volez, vous assassinez, je hais tout cela. La terre sur laquelle vous êtes, je l’ai faite pour vous. D’où vient que vous souffrez que les blancs s’en emparent ! Ne pouvez-vous vous passer d’eux ? Je sais que ceux que vous appelez les enfants de votre grand Père fournissent à vos besoins. Mais si vous n’étiez misérables comme vous l’êtes, ils ne vous seraient pas nécessaires. Vous devriez vivre comme vous le faisiez avant de les connaître. Avant que fussent arrivés ceux que vous appelez vos frères, votre arc et vos flèches ne vous suffisaient-ils pas ?


« Vous n’aviez besoin ni de poudre, ni de plomb, ni de fusils. La chair des animaux suffisait à votre nourriture, leur peau à votre habillement. Mais quand je vous vis enclins au mal, je chassai les animaux dans les profondeurs des forêts, afin que vous dépendiez de vos frères pour vos aliments et vos vêtements. Redevenez bons, exécutez mes volontés, et je vous renverrai des animaux en abondance.


« Toutefois, je ne vous défends pas de souffrir parmi vous les enfants de votre Père. Je les aime, ils me connaissent, ils me prient ; je subviens à leurs besoins, et leur donne ce qu’ils vous apportent. Mais il n’en est pas de même pour ceux qui sont venus vous troubler dans vos possessions[5]. Chassez-les, chassez-les ; faites-leur la guerre. Je ne les aime pas. Ils ne me connaissent point. Ils sont les ennemis de vos frères, ils sont les miens. Repoussez-les dans les terres que je leur ai faites. Qu’ils y restent.


« Oui, chassez les de votre territoire, ces chiens en habits rouges : ils vous font injure, vous déshonorent. Mais unissez-vous à vos autres frères blancs qui me servent et m’adorent, pour les obliger à quitter votre pays où ils ne sont restés que trop longtemps et ont commis trop de méchancetés, de crimes, sur vous-mêmes, vos femmes et vos enfants.


« Le Maître de la vie ayant fini de parler, l’Indien lui promit d’exécuter sa volonté et de la faire observer aux hommes de sa race. Son conducteur revint alors. Il le guida jusqu’au pied de la montagne et lui dit de reprendre ses vêtements et de retourner à son village, ce que l’autre s’empressa de faire. »


« Gloire au plus brave, etc.


« Son retour causa beaucoup de surprise aux habitants du village, qui ne savaient ce qu’il était devenu. Ils lui demandèrent d’où il arrivait. Mais comme le Maître de la vie lui avait recommandé de ne parler à personne avant d’avoir vu le chef du village, il leur fit signe avec la main qu’il arrivait d’en Haut. »


« Gloire au plus brave, etc.


« Il alla immédiatement au wigwam du chef, à qui il transmit la parole du Maître de la vie, pour que moi je vous la répète, illustres guerriers, et vous excite à soutenir nos frères Nitigusks dans la guerre qu’ils ont entreprise contre les Saiganoshs. Aiguisez vos flèches, affilez vos couteaux à scalper, chargez vos fusils, et tous ensemble allons combattre ces odieux ennemis. J’ai dit. »
« Tel fut le discours du chef, et moi j’ajoute : Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac ! Le coup d’œil de l’aigle était le sien. Plus fine que celle de la volverenne il avait l’oreille. Dans ses membres régnait la force des bisons ; dans son esprit séjournait l’habileté des grands sagamos. Douce comme le miel pour ses amis, sa parole retentissait comme le tonnerre quand il s’adressait à un ennemi.


« Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac ! »


Cette longue mélopée avait été dite en français, langue que parlent ou comprennent généralement tous les aventuriers du Nord-ouest américain.

Malgré leur ébriété, la plupart des Apôtres l’avaient écoutée avec une attention soutenue, soit qu’ils fussent charmés par la voix mélodieuse de Meneh-Ouiakon, soit par déférence pour leur capitaine, dont les yeux couvaient avec amour la chanteuse.

Mais, à peine eut-elle fini, que l’un d’eux, Thadée, celui qui s’était senti blessé par les couplets de Jacques-le-Majeur, et qui, plus d’une fois, avait tenté d’interrompre la jeune fille, se leva dans un transport de rage.

— On nous insulte ! cria-t-il d’une voix altérée.

— Qui ? Quoi ? demanda l’Écorché.

— On insulte les Anglais, et nous sommes plusieurs ici de cette origine.

— D’abord, fit le flegmatique Judas, nous ne reconnaissons pas de nationalité ici. Tu as tort de te fâcher.

— Eh bien, alors, par le diable, je vais chanter à mon tour, et rira bien qui rira le dernier, reprit Thadée.

— Chante si ça te fait plaisir. Mais il me semble que c’est assez de chansons comme cela.

— Non, j’ai dit que je chanterais, et je chanterai !

— À ton aise, répliqua froidement l’Écorché.

Aussitôt Thadée, sautant sur la table, se mit à invectiver la France en une méchante pièce de vers, aussi absurde par le fond que détestable par la forme, débutant par ces mots :

Dam’nd France, dam’nd coward Frenchmen

Dubreuil aurait dû rire des efforts que faisait Thadée pour se rendre comique et qui n’aboutissaient qu’au grotesque, mais notre ingénieur avait la fibre nationale d’une délicatesse excessive ; au premier couplet, il sentit le rouge lui monter au visage, au second il faillit éclater, au troisième, l’explosion eut lieu.

— Scélérat ! proféra-t-il, en faisant un bond pour se jeter sur Thadée.

Par malheur, celui-ci le prévint.

Saisissant une cruche de grès à demi pleine de whisky, il la lança à la tête du jeune homme, qui, atteint par le projectile, roula aux pieds de Meneh-Ouiakon en poussant un cri douloureux, tandis que l’Apôtre répétait de sa voix insultante :

    Dam’nd France, dam’nd coward Frenchmen !

  1. Termes naodessis : ils signifient l’Eau-de-Feu ou l’Esprit.
  2. Terme naodessis : il signifie femme. C’est ainsi que les Indiens du Lac supérieur apostrophent les squaws. Rarement les appellent-ils par leur nom propre.
  3. Les Anglais.
  4. Les Français.
  5. Les Anglais qui nous avaient récemment enlevé le Canada.