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Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 125-138).


CHAPITRE IX

LA CÈNE DES APÔTRES


— Adrien ! cria le capitaine.

— Me voici, répondit Dubreuil, qui s’était empressé de regagner son cadre.

— Monte.

L’ingénieur gravit lentement l’échelle qui conduisait sur le tillac de la Mouette.

Là, un spectacle nouveau, unique, l’attendait : le pont du navire était littéralement encombré de femmes. Il y en avait une quarantaine au moins, de tout âge, de tout costume, je dirais presque de toutes couleurs, activement occupées à transborder la cargaison, sur une multitude de canots en écorce disséminés autour de la barque.

Quant aux Apôtres, ils fumaient, paresseusement accroupis sur le gaillard d’arrière.

On eût dit des sagamos surveillant le travail de leurs femmes.

De fait, ces créatures leur servaient de femmes pour la plupart : Indiennes ou métis, elles étaient, par eux, traitées comme les squaws peaux-rouges par les hommes de même race, c’est-à-dire comme des bêtes de somme.

Après une chasse ou une expédition, elles étaient tenues d’aller ramasser le gibier ou le butin et de le serrer dans les magasins de la troupe. En campagne, elles portaient les fardeaux, tentes, piquets, ustensiles de cuisine ; au camp, elles dressaient les wigwams, allumaient les feux, apprêtaient les aliments ; et, quand le maître était de folâtre humeur, elles partageaient sa peau d’ours.

En retour des nombreuses obligations qu’il leur devait, celui-ci les battait souvent, leur donnait à manger quelquefois, et parfois aussi les laissait mourir de faim ; mais il ne manquait guère de les couvrir de clinquant, parce que leur parure satisfaisait sa vanité et lui valait cette réputation d’adresse qu’ambitionnent tous les aventuriers du Nord-ouest américain.

Aussi les femmes des Apôtres, — bande célèbre s’il y en eut jamais, — étaient-elles étincelantes de pierreries fausses et de bijoux en chrysocale. Outre cela, toutes portaient des jupes rouges, vertes, bleues, jaunes, d’une vivacité de couleurs à blesser les yeux.

Ces jupes, cependant, créaient de terribles jalousies parmi les beautés du lac Supérieur !

S’ils l’eussent voulu, les Apôtres auraient attiré à eux toutes les jeunes squaws du pays, à cent milles à la ronde, tant la coquetterie a d’empire sur l’esprit féminin — des sauvagesses elles-mêmes.

Mais un article de leur Règlement défendait que chacun eût plus de cinq femmes ; et, généralement, ils se montraient satisfaits de ce nombre… assez raisonnable d’ailleurs.

On peut se contenter à moins.

Sauf l’addition du similor, soit dans leur chevelure, soit sur leur habillement, nos rouges odalisques étaient vêtues à la mode indienne : — robe courte, en laine ou calicot, à peine serrée à la taille, mitas et mocassins de peau de daim, ornés de broderies en rassade ou poil de porc-épic.

Elles avaient la tête nue, les cheveux plats, peu longs et peu fournis, divisés en deux bandeaux sur le milieu du front.

Si quelques-unes pouvaient passer pour jolies, le plus grand nombre ne paraissaient guère propres à inspirer de tendres sentiments. La laideur d’une certaine quantité devait même être un antidote contre l’amour.

C’est au moins la réflexion que se fit Dubreuil, en se trouvant tout à coup au milieu de cet essaim d’Indiennes, car, pour les Apôtres, il est probable qu’ils n’y regardaient pas de si près.

— Tu vois notre harem, dit de sa voix mélodieuse le Mangeux-d’Hommes à l’ingénieur. Si, pendant ton séjour avec nous, tu te sens quelque désir, tu m’en avertiras. Mais garde-toi de faire les yeux doux à l’une de ces femmes, car alors je ne répondrais pas de ta vie. Mes gens sont jaloux comme des tigres, et ils ne souffrent pas qu’on se mêle à leurs affaires de ménage. Sois tranquille du reste : il ne manque pas, aux environs, de jeunes filles…

— Merci pour votre complaisance, interrompit sèchement Dubreuil ; mais que pensez-vous faire de moi ?

— Tu le sauras bientôt. Par le Christ, mon frère aîné, tu le sauras bientôt ! seulement, souviens-toi de ton serment.

— Vous êtes le plus fort…

— Assez ! s’écria impatiemment Jésus. On va te mener à terre, dans cette île que tu vois sur la droite. Tu seras libre de t’y promener. Mais, je te le rappelle encore, n’oublie pas que tu m’as donné ta parole de ne pas chercher à fuir.

En prononçant ces mots, le capitaine indiquait du doigt un groupe d’îlots assez considérable qui marquetaient le lac, à une portée de pistolet du lieu où la Mouette était à l’ancre.

Ces îles formaient l’archipel des Douze-Apôtres.

Avec leurs côtes fantastiquement découpées, leurs rochers colorés en vert, en bleu, en jaune, par le suintement des eaux pluviales à travers des terrains miniers, leurs crêtes boisées et déjà tapissées d’une luxuriante verdure, elles offraient, en vérité, un coup d’œil charmant.

Autant qu’on en pouvait juger du pont de la Mouette, la majorité des îles des Douze-Apôtres était inhabitée ; mais sur celle désignée à Dubreuil par le Mangeux-d’Hommes se montraient divers bâtiments entourés d’une haute palissade, aux pieux taillés en fer de lance.

Tel était l’aspect extérieur de la Pointe, cet ancien poste de la Compagnie américaine de pelleteries, actuellement occupé par le Mangeux-d’Hommes et ses hideux compagnons.

Tandis que Dubreuil considérait attentivement ce tableau et tâchait de calculer la distance qui séparait l’ilet de la terre ferme, l’Écorché lui ordonna de le suivre.

Ils descendirent dans un canot ; deux Indiennes, accroupies sur les talons, se mirent à pagayer, l’une à l’avant, l’autre à l’arrière de l’embarcation, et, en quelques minutes, ils touchèrent au rivage, sous la palissade du fort.

— Tu peux te promener ou nous attendre ici, dit Judas à l’ingénieur après l’avoir déposé à terre.

Ensuite il retourna au navire, laissant sur la plage Dubreuil fort embarrassé de ce qu’il devait faire.

Mais il ne demeura pas longtemps dans cette perplexité.

La Mouette étant aux trois quarts déchargée, et ses marchandises emmagasinées dans l’ancienne factorerie, les Apôtres fixèrent plusieurs câbles au beaupré du navire et le remorquèrent, à l’aide de leurs canots, dans une anse étroite, près de la Pointe.

— Maintenant, camarades, faisons la cène ! cria le Mangeux-d’Hommes dès que la barque eut été solidement amarrée. Je permets de manger, de boire et de se divertir jusqu’à demain. Mais, avant tout, pour éviter les accidents, que chacun dépose ses armes dans l’arsenal.

— Bravo ! hourrah pour le capitaine ! clamèrent les Apôtres.

— Hourrah pour le capitaine ! répondirent en écho leurs femmes.

Puis tous se dirigèrent pêle-mêle vers la porte du fort, entraînant avec eux Dubreuil étourdi, enivré par l’étrangeté des événements auxquels il assistait depuis deux jours.

Sans trop savoir comment, il fut conduit dans une vaste salle basse que partageait, dans toute sa longueur, une table immense, flanquée de bancs, et qui ployait sous le poids des mets dont elle était couverte.

On y voyait des daims rôtis tout entiers, des estomacs de caribous, pendus par des ficelles au plafond et contenant la soupe[1], de monstrueux boudins de pemmican, des bosses de bison cuites enveloppées dans la peau de l’animal, des faisceaux d’os à moelle fumants, et d’énormes chaudières renfermant la fameuse tiaude, espèce de ragoût composé de poisson frais, saumon, esturgeon, maskinongé ou morue, et de tranches de lard, en haut renom sur les bords du lac Supérieur et du golfe Saint-Laurent.

Entre ces plats gigantesques, posés à même sur le bois brut, se dressaient des cruches remplies de whisky, de rhum, ou d’eau-de-vie de riz sauvage.

La table pouvait aisément contenir cinquante personnes, mais le couvert n’était mis que pour treize.

Quel couvert ! un morceau d’écorce en guise d’assiette, un vase de corne ou de bois servant de verre, une épine au lieu de fourchette.

Pour suppléer aux ustensiles qui manquaient, nos Apôtres n’avaient-ils pas leurs couteaux ?

Les voici attablés, le Mangeux-d’Hommes à un bout, l’Écorché en face, leurs gens dispersés à quatre ou cinq pieds les uns des autres. Mais les concubines de chacun envahissent les espaces intermédiaires. Elles s’empressent, par groupes, autour de leurs seigneurs, moins sans doute pour les servir que pour en recevoir un os à demi rongé ou un coup d’eau-de-feu.

Toutefois, elles ne sont pas assises à la table, — c’est un honneur inconnu aux femmes dans le Far-West, — elles se tiennent respectueusement debout.

Seul, le capitaine n’est pas environné de femmes. Il a placé Dubreuil auprès de lui ; une vieille squaw leur passe les aliments qu’ils désirent et leur verse à boire.

Pendant une demi-heure, on n’entend que le cliquetis des mâchoires, entrecoupé de quelques jurons énergiques à l’adresse des Indiennes qui se chamaillent, ou des hurlements d’une douzaine de chiens qui disputent à ces dernières les miettes du festin ; mais, pendant cette demi-heure, les Apôtres et leur famélique suite ont englouti tout ce qui était matière mangeable.

Sur la table il ne reste plus que les cruches de grès à demi vides. Le Mangeux-d’Hommes se tourne vers sa squaw et lui dit :

— Maggy, sorcière du diable, enlève les couteaux !

Chaque Apôtre remet alors son couteau à la vieille Indienne, car l’orgie va commencer, pantelante, échevelée, lubrique, ignoble, et il serait à craindre que ses coryphées ne s’entredéchirassent s’ils conservaient à leur portée des armes d’aucune sorte.

— Par le Christ ! mon frère aîné, braille Jésus qu’excitent les fumées de l’alcool, après avoir empli de whisky son gobelet, je bois, camarades, au succès qui a couronné notre dernière expédition. Grâce à la prise de ce jeune homme, dans quelques mois nous posséderons plus de richesses que la Compagnie de la baie d’Hudson. Mais qu’on veille bien sur lui, car il tient notre fortune entre ses mains. Allons, monsieur l’ingénieur français, continua-t-il d’un air narquois, trinquez avec moi.

— Vivat ! beuglèrent les brigands. À la santé du Français !

Bon gré, mal gré, Dubreuil dut accepter ce toast et choquer sa coupe contre celle des Apôtres.

— Maintenant, une chanson pour nous égayer, car j’ai la liqueur triste ce soir, reprit le capitaine.

— Oui, une chanson ! réclama-t-on de toutes parts.

— Voici, cria Simon, jetant au milieu du brouhaha les beaux vers de Byron :

Fill the goblet again ! for I never before
Felt the glow which now gladdens my heart to its core ;
Let us drink ! — Who would not, etc.

— À qui le tour ? interrogea le Mangeux-d’Hommes quand Simon se fut rassis.

— Oui, à qui le tour ?

— À Barthélemy.

— Va pour Barthélemy, mille buffles !

— Tant mieux, il daubera encore les Anglais !

— Qu’est-ce que tu dis, vilain Canadien ?

— Silence ! intervint Jésus. Sachez, enfants, que vous n’avez point de nationalité. Les Apôtres sont de toutes les origines, de tous les pays du monde !

— Bravo ! hurla la foule.

— Allons, Barthélemy, commence, nous t’écoutons.

— Attendez d’abord que je m’éclaircisse le timbre, répondit Barthélemy, qui se versa une rasade de rhum et l’avala comme si c’eût été un verre d’eau.

Puis il entonna, d’une voix de Stentor, les couplets suivants :

C’est sti’là qu’a pincé Berg-op-Zoom[2],
    C’est sti’là qu’a pincé Berg op Zoom.
    Qu’est un vrai moule à Te Deum,
    Qu’est un vrai moule à Te Deum.
    Dame ! c’est sti’là qu’a du mérite,
    Et qui trousse un siége bien vite.

    Comme Alexandre il est petit,
    Comme Alexandre il est petit.
    Mais il a autant d’esprit ;
    Mais il a autant d’esprit.
    Il en a toute la vaillance,
    De César toute la prudence,

    J’étrillons messieurs les Anglés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Je m’oppose, interrompit un des Apôtres furieux.

— Et moi, je dispose, répliqua le Mangeux-d’Hommes avec un coup d’œil sévère à l’interrupteur, qui se rassit en maugréant.

On applaudit chaudement au mot du capitaine, et Barthélemy reprit :

    J’étrillons messieurs les Anglés,
    Qu’avions voulu faire les mauvés,
    Qu’avions voulu faire les mauvés,
    Dame ! c’est qu’ils ont trouvé des drilles,
    Qu’avec eux ont porté l’étrille.

— Ta chanson, dit Jésus, ne manque pas de sel, mais je voudrais, ce soir, quelque chose qui sentît le trappeur. Voyons, toi, Jacques-le-Majeur, qu’as-tu dans ton sac ?

— Moi, je ne connais que la Gloire des Bois-Brûlés[3].

— Eh bien ! conte-nous la Gloire des Bois-Brûlés.

— Avec plaisir, capitaine, fit Jacques-le-Majeur, qui tout aussitôt s’écria :

    Voulez-vous écouter chanter (bis)
    Une chanson de vérité, (bis)
    Le dix-neuf de juin, la bande des Bois-Brûlés
    Sont arrivés comme de braves guerriers.

    En arrivant à la Grenouillère,
    Nous avons fait trois prisonniers,
    Trois prisonniers des Arkanys,[4]
    Qui sont ici pour piller notre pays.

    Étant sur le point de débarquer,
    Deux de nos gens se sont écriés,
    Deux de nos gens se sont écriés :
    Voilà l’Anglais qui vient nous attaquer.

    Tous aussitôt nous avons déviré,
    Nous avons été les rencontrer :
    J’avons cerné la bande des grenadiers,
    Ils sont immobiles, ils sont tous démontés.

    J’avons agi comme des gens d’honneur,
    J’avons envoyé un ambassadeur :
    Le gouverneur, voulez-vous arrêter
    Un petit moment, nous voulons vous parler ?

    Le gouverneur, qui est enragé,
    Il dit à ses soldats : Tirez.
    Le premier coup c’est l’Anglais qui a tiré.
    L’ambassadeur ils ont manqué tuer.

    Le gouverneur qui se croit empereur,
    Il veut agir avec rigueur :
    Le gouverneur qui se croit empereur,
    À son malheur agit trop de rigueur.

    Ayant vu passer tous ces Bois-Brûlés,
    Il a parti pour les épouvanter ;
    Étant parti pour les épouvanter,
    Il s’est trompé, il s’est bien fait tuer.

    Il s’est bien fait tuer
    Quantité de grenadiers,
    J’avons tué presque toute son armée,
    Quatre ou cinq se sont sauvés.

    Si vous aviez vu tous ces Anglais,
    Tous ces Bois-Brûlés après,
    De butte en butte les Anglais culbutaient,
    Les Bois-Brûlés jetaient des cris de joie.

    Qui a composé la chanson ?
    Perriche Falcon, ce bon garçon.
    Elle a été faite et composée
    Sur la victoire que nous avons gagnée.


— Oui, ajouta le chanteur en finissant, car je l’ai connu, Perriche Falcon, un brave trappeur, et j’y étais à la bataille que les Bois-Brûlés ont gagnée sur les Anglais. Je bois à la santé des Bois-Brûlés !

— C’est pas étonnant, car tu l’es, toi, Bois-Brûlé, dit un voisin de Jacques-le-Majeur.

On sait combien les aventuriers blancs et même les Indiens du désert américain méprisent les métis. Nulle injure ne leur est, je crois, plus sensible que l’appellation de Bois-Brûlé ou Demi-Sang. Aussi Jacques-le-Majeur, dont le cerveau était déjà allumé par l’ivresse, riposta-t-il en appliquant à l’insulteur un coup de poing à décorner un bœuf.

Sans broncher, celui-ci se précipita sur son adversaire, et une lutte terrible s’engagea entre eux.

Nul des spectateurs ne cherchant à les séparer, car la plupart avaient déjà perdu la raison ou folâtraient assez indiscrètement avec leurs squaws, il est probable que la rixe se serait prolongée jusqu’à ce que l’un des antagonistes eût été assommé, si le Mangeux-d’Hommes n’avait jugé convenable d’intervenir.

Il se leva froidement de table, s’avança, sans se presser, vers les combattants, les saisit l’un et l’autre par la ceinture, les souleva de terre avec ses puissantes mains, et les séparant aussi aisément qu’il eût fait de deux rameaux entrelacés, il dit de ce ton doux et musical qui contrastait si étrangement avec ses formes gigantesques :

— C’est un ami et non le capitaine qui vient vous réconcilier. Je ne veux pas qu’on se dispute, car, par le Christ ! mon frère aîné, j’ai juré que les Apôtres consacreraient cette journée à la table et à l’amour. Faites la paix, et, pour la signer, je propose la santé de Meneh-Ouiakon !

— Oui, vive Meneh-Ouiakon ! cria la bande.

Jésus alors fit un signe à la vieille squaw, qui sortit et reparut bientôt, poussant devant elle une jeune Indienne d’une beauté merveilleuse.

  1. Voir Poignet-d’Acier.
  2. Cette chansonnette, fort populaire en France vers la fin du siècle dernier, après la prise de Berg-op-Zoom la Pucelle, par le
    comte de Lowenthall, qui commandait nos troupes, — est encore en vogue au Canada.
  3. Cette chanson a trait à un combat sanglant qui eut lieu en 1818, à la rivière Rouge (Voir la Huronne), entre les Bois-Brûlés et les gens de lord Selkirk. On la chante toujours avec enthousiasme dans les réunions de trappeurs canadiens.
  4. Habitants des îles Orkneys.