Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 20

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 299-307).


CHAPITRE XX

LES MÉMOIRES DE FAMILLE


— Combien est difficile à combattre la puissance de l’amour, puisque ma raison a beau protester contre le désir de revoir cette jeune indienne, la tentation l’emporte, je le sens, sur les meilleures barrières que j’oppose à mon idée folle, — oui, bien folle ! car Meneh-Ouiakon ne m’aime pas, après tout ! Si elle m’aimait, bannirait-elle de son cœur l’espérance de nous unir un jour ? Les arguments contenus dans cette lettre sont pitoyables ! Du reste, elle a être écrite à diverses reprises. C’est plutôt un journal qu’une lettre, cela se voit ; et, après tout, je n’ai pas de préjugés de race, moi ! Eh ! j’épouserais aussi bien une négresse, si elle me plaisait, que la plus blanche de nos Françaises. Vraiment, elle me fait rire avec sa peau rouge ! Elle a tout bonnement la mine d’une Méridionale au sang chaud et généreux. Son esprit est original, son caractère héroïque, elle possède l’âme d’une reine, et si son extérieur offre, tant au moral qu’au physique, quelques singularités, disons mieux, quelques bizarreries, six mois de séjour à Paris la priveront bien complètement, hélas ! de ce délicieux parfum exotique. Est-elle belle ! est-elle noble ! Ah ! comme je l’aime, comme je comprends qu’on la puisse, qu’on la doive aimer…

À cette réflexion Adrien Dubreuil, qui se promenait, la lettre de Meneh-Ouiakon à la main, dans la chambrette qu’il avait occupée un an environ auparavant chez le père Rondeau, au Sault-Sainte-Marie, Adrien Dubreuil s’arrêta ; il croisa les bras sur sa poitrine, pencha la tête, et son front s’assombrit.

— Cependant, continua-t-il après un moment, si elle avait aimé cet homme… ce… Jésus… mon frère… elle avoue que son sein a battu pour lui… si… mais non, s’écria-t-il avec force, en frappant du pied, non, c’est impossible… Meneh-Ouiakon, grande et courageuse comme je la connais, se serait plutôt tuée que de se laisser souiller par les embrassements d’un pareil… N’ajoutons rien, il fut mon frère… Il a expié ses crimes !… Néanmoins, je ne puis donner mon nom à la femme qui vécut au milieu de ses concubines, qui partagea peut être leurs débauches… la sagesse, le devoir me le défendent… Ah ! j’accuse ma bienfaitrice, je suis un misérable… c’est indigne !

Dubreuil recommença à arpenter la pièce. Il était en proie à une vive agitation. Des larmes roulaient sous ses paupières et coulaient lentement de ses joues sur le sol.

On frappa à la porte. Il n’entendit pas.

Les coups redoublèrent ; il n’entendit pas davantage. Alors la porte fut ouverte discrètement, et Jacot Godailleur, en petite tenue de dragon, parut dans l’entrebâillement.

— Pardon de vous déranger, mar’chef, dit-il en portant la main droite à son bonnet de police ; pardon, mais sans vous manquer de respect, le bourgeois demande quand vous serez prêt à partir.

— Ah ! c’est juste ; dis-lui que je me tiens à sa disposition.

— Il voudrait encore savoir si nous gagnons Montréal ou New-York.

Adrien tressaillit. Il hésita, se frappa le front, et, au bout d’une minute, répondit comme un homme entièrement irrésolu :

— Eh bien, en route je me déciderai.

Il allait reprendre sa marche dans la chambre. Jacot Godailleur l’en empêcha.

— C’est qu’il y a quelqu’un qui désire vous parler, dit-il niaisement.

— Qui ça ?

— Un sauvage. Il arrive des pays d’en bas[1], comme dit le bourgeois Rondeau, et il a une lettre pour vous.

— Une lettre pour moi ! qu’il entre, fit Adrien avec vivacité.

Un Indien de haute taille et de belle prestance se présenta peu après.

— On m’appelle, dit-il, Sungush-Ouscta : mon frère me reconnaît-il ? il m’a sauvé la vie, je ne l’ai pas oublié.

— Sungush-Ouscta ! Oh ! oui, je vous reconnais, vous êtes le frère…

Dubreuil s’interrompit, n’osant prononcer le nom de celle qu’il aimait.

— Je suis, dit gravement le chef nadoessis, frère de Meneh-Ouiakon. Voici sa parole qu’elle t’envoie par moi, pour que tes yeux en prennent connaissance et la marquent dans ton esprit.

Et il lui tendit une lettre.

Adrien Dubreuil la parcourut rapidement, en frémissant et en pâlissant. Puis, d’une voix altérée, il s’écria :

— Quoi ! ce scélérat de Judas l’a poursuivie jusqu’à Montréal ; il a tenté de l’enlever, de lui faire violence, et, n’y pouvant parvenir, lui a jeté une bouteille de vitriol au visage. Oh ! le monstre !… Ah ! je suis déterminé, maintenant. J’irai droit au Canada, au lieu de retourner en France, comme c’était mon intention… je vengerai Meneh-Ouiakon et l’épouserai !… Elle est malheureuse… elle est affligée… plus de méprisables considérations mondaines… je serai son mari… son protecteur naturel…

Le brave jeune homme fondit en pleurs.

Pendant ce temps, Sungush-Ouscta l’examinait en silence, mais avec une attention soutenue.

Le voyant un peu plus calme, il lui dit :

— Meneh-Ouiakon est vengée, que mon frère se rassure. Voilà la main qui a frappé son lâche assaillant.

— Mais elle, où est-elle ? dites-le moi.

— Meneh-Ouiakon, répondit l’Indien, est parmi les robes noires de Montréal.

— Au couvent ?

— Oui.

— Ah ! s’exclama Dubreuil avec une explosion de douleur, j’ai mérité mon sort ! Si, au lieu de rester ici dans l’irrésolution, depuis que le père Rondeau m’a remis la première lettre de cette pauvre Meneh-Ouiakon, il y a déjà deux mois, j’étais parti pour Montréal… si j’avais écouté la voix de l’honneur, la voix de l’amour… Mais, dites-moi, mon frère, ses vœux sont-ils prononcés ?

— La parole de Meneh-Ouiakon, repartit le jeune chef, doit être écoutée. Elle ne veut plus voir mon frère ; que mon frère lui obéisse. À présent, je vais t’adresser une question : tu es Français de race.

— Oui, répondit distraitement Adrien.

— Né à Cambrai ?

— Oui.

— Tes ancêtres ont vécu sur nos territoires de chasse ?

— Oui, fit encore l’ingénieur, reprenant quelque intérêt à la conversation.

— Ils étaient chefs et s’appelaient du Breuil ?

— C’est juste ; lors de la Révolution française, nous nous sommes volontairement dépouillés de notre titre.

— Et ton aïeul est mort ici ?

— Je l’ignore…

— Il est mort glorieusement, en s’ensevelissant sous les ruines du fort Sainte-Marie, pour ne pas tomber entre les mains des Anglais.

— Comment savez-vous ?…

— Connais-tu cela ? fit l’Indien.

Et, tirant de son sac à médecine une miniature qui représentait un capitaine du temps de Louis XV, il la montra à Dubreuil.

— Mais, s’écria celui-ci, c’est mon grand-père ; nous avons son portrait en pied à la maison. D’où tenez-vous ce médaillon ?

— Je le tiens de mon père qui fut l’ami de ton aïeul, comme nos ancêtres le furent des tiens depuis bien des hivers. Suis-moi, je vais te rendre un héritage qui t’appartient.

Dubreuil céda à cette invitation sans trop savoir ce qu’il faisait, tant son cœur était gros d’émotions.

Ils sortirent silencieusement, accompagnés par Jacot Godailleur et le père Rondeau, munis de pioches et de pelles, et s’avancèrent à une courte distance du village.

Le printemps renaissait, égayé par les sourires de la nature et le ramage des oiseaux.

Nos quatre hommes firent halte sur une sorte de monticule, composé de terre et de pierres, sur lequel avait crû un épais hallier.

C’étaient les ruines, encore visibles, de l’ancien fort français du Sault-Sainte-Marie, alors que village était un des plus considérables établissements que nous eussions dans l’Amérique septentrionale pour la traite des pelleteries.

Sungush-Ouscta s’assit solennellement sur le sol, croisa ses jambes sous lui, bourra son calumet, l’alluma, et s’adressant au père Rondeau :

— Il faut fouiller là, dit-il, en indiquant le sommet du tertre.

Le Canadien et l’ex-dragon se mirent à l’œuvre, creusèrent un trou profond de plusieurs mètres, et tout à coup un son sourd se fit entendre.

Ils étaient arrivés sur la voûte de l’un des caveaux de l’ancien fort.

Cette voûte fut défoncée. Dans le caveau, on trouva un coffret de fer, annonçant par sa forme et ses fines ciselures l’art merveilleux du xvie siècle.

— En voilà une jolie boîte, un peu plus propre que la caisse du 7e, sans vous offenser, mar’chef ! s’écria Jacot Godailleur à la vue du coffret.

L’ayant soulevée, il ajouta en secouant la tête :

— Mais tout ce qui reluit n’est pas or ; sauf votre respect, mar’chef, c’est léger comme une plume.

La caisse fut apportée aux pieds de Dubreuil. Sungush-Ouscta, rompant la taciturnité dans laquelle il était plongé, dit à l’ingénieur, en lui présentant une clé qu’il avait prise dans son sac aux amulettes :

— Ouvre, mon frère.

D’une main tremblante, Adrien Dubreuil ouvrit le coffret.

Il renfermait une épée brisée et un fort rouleau de parchemin avec ce titre :

LA VIE ET LES AVENTURES

DE DIVERS MEMBRES DE LA NOBLE FAMILLE DES DU BREUIL

ES-PAYS DE LA NOUVELLE-FRANCE.

— Sans vous manquer de respect, mar’chef, vous nous lirez ça, dit Jacot Godailleur à Adrien, qui considérait avec un respect religieux ces souvenirs de ses aïeux.

— Et, si vous m’en croyez, jeune homme, vous en ferez des livres imprimés, afin qu’on sache dans la vieille France, qui nous a oubliés, quoique nous l’aimions toujours, ce que valurent les Canadiens, si malheureusement abandonnés par elle, continua le père Rondeau d’une voix émue.

— Et Sungush-Ouscta espère, ajouta le sagamo, que son frère n’omettra pas de mentionner, dans sa parole écrite, la vaillance des Nadoessis et leur vieil attachement pour les Français !

— Oui, vive la France ! s’écria Jacot Godailleur en se levant.

— Vive la France ! répétèrent le Canadien et l’Indien d’un ton enthousiaste.

— Mes amis, dit Adrien Dubreuil, profondément touché, j’essaierai de vous satisfaire.


FIN
  1. Les pays à l’est du désert, par opposition aux pays d’en haut. Voir nos précédents ouvrages.