Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 5

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 63-77).


CHAPITRE V

LE DÉPART


— Allons, bourgeois, la soupe est dressée ! Cria-t-on de la salle.

— Nous y sommes, répondit Adrien en ouvrant la porte.

— Bonjour ! dit un homme qui achevait de mettre le couvert.

— Bonjour, monsieur Rondeau. Vous vous portez bien ?

— Toujours bien, bourgeois ; et vous ? On m’a dit que vous aviez fait une bonne action, ce matin.

— Oh ! il n’en faut pas parler.

— Pas parler ! pas parler ! Savez-vous que ce n’est pas tout un chacun qui peut arracher un homme au Trou de l’Enfer ? N’en pas parler, ma conscience ! on en parlera dans cent ans. C’est moi qui vous le dis. Mais il était donc fou, d’aller se jeter dans l’Entonnoir ?

— Je n’ai pas compris qu’il voulût descendre la chute avec son canot.

— Sauter les Rapides ? On le fait tous les jours.

— Vraiment ?

— Était-ce un Indien ?

— Oui ; il m’a dit qu’il appartenait à la tribu des Nadoessis.

— Ah ! je conçois, dit le père Rondeau. C’est un étranger à la contrée… il ne connaissait pas la passe. Il vous doit un fameux cierge, et il peut se flatter d’être le premier qui en réchappe. Mais je bavasse comme une femme à la rivière… Le déjeuner refroidit… À table.

— Où donc est madame Rondeau ? demanda Adrien.

— Elle, elle est allée, avec les enfants, au bois, chercher un caribou que j’ai tué la nuit dernière.

— Comment ! exclama notre Français surpris, car le caribou est un animal de la grosseur d’un jeune taureau.

— Ah ! fit Rondeau, ça vous étonne. Mais ici nous avons adopté l’usage indien. Rarement nous ramassons le gibier que nous tuons. Ce sont nos femmes qui se chargent de le rapporter à la maison. Asseyez-vous.

On se mit à table.

Une soupe aux pois, un morceau de porc salé, des tranches de poisson fumé, puis grillé à même sur les charbons, faisaient, avec une sorte de galette, lourde comme du plomb, cuite sous la cendre, les frais du repas, qui fut arrosé d’eau claire.

Malgré sa simplicité, Adrien le trouva délicieux, et Jacot jura, qu’on me pardonne la locution, « qu’il n’avait jamais fait pareille noce. »

— Si seulement, sans vous manquer de respect, mar’chef, dit-il en avalant sa dernière bouchée, on avait pour deux sous de tord-boyaux…

— Ça compléterait la fête, acheva Adrien en riant.

— Attendez, mon brave, on va vous en servir, et du chenu ! fit le père Rondeau, qui se leva, prit dans un coin une cruche de grès au ventre rebondi et l’apporta sur la table.

À cette vue, les gros yeux ronds de Godailleur roulèrent voluptueusement dans leurs orbites, et il fit claquer sa langue contre son palais.

— C’est de l’eau-de-vie de riz sauvage ! goûtez-moi ça ! dit l’amphitryon en remplissant à demi les verres de ses convives, à la grande jubilation de l’ex-cavalier de première classe, et malgré les protestations d’Adrien, effrayé par cette libéralité.

— À votre santé et à celle de la vieille France ! dit le Canadien.

— À la vôtre, monsieur ! ajouta l’ingénieur.

— Va pour la mienne, reprit le père Rondeau, mais bumper, alors !

— Bum… qu’est-ce que c’est que ça ? interrogea Jacot, ne sachant s’il devait boire ou laisser son verre, qu’il couvait d’un regard attendri.

— C’est un mot anglais, ça veut dire : vide tout ! lui souffla Adrien.

— Quel joli mot ! je le retiendrai, sans vous manquer de respect, mar’chef ; y en a-t-il beaucoup comme ça dans l’anglais ? répliqua Godailleur après avoir avalé, d’un trait, le contenu de son verre.

Puis il continua en aparté :

— Ils ont de bonnes choses, ces Anglais. J’ai eu tort de leur en vouloir tant. Après tout, peut-être bien que ce mot bum… bonne… pompe, — oui c’est ça même, — ils nous l’ont aussi volé. Pompe, pardi c’est français ; pomper ! sans vous commander, ni vous manquer de respect, c’est pomper, le mot, n’est-ce pas, mar’chef ? ajouta-t-il à mi-voix, en se penchant vers l’ingénieur.

— Laisse-moi, dit celui-ci, avec un geste de la main, car le père Rondeau, ôtant de dessus sa tête sa tuque de laine bleue, avait pris la parole :

— Je ne suis pas trop curieux, bourgeois ; mais pourrait-on savoir ce que vous êtes venu faire par ici ?

— Oh ! parfaitement. Je vais vous le dire.

— Attendez, j’allume mon calumet.

Ce disant, il tira de sa poche une torquette ou rouleau de tabac, cordé comme un fouet et de la grosseur du pouce, en coupa, par tranches, une petite quantité sur la table, acheva de réduire en pièces les hachures, en les frottant fortement entre les paumes de ses mains, puis il bourra un fourneau de pierre, fixé à un roseau, et, avec un champignon sec, en guise d’amadou, mit le feu à son tabac.

— Si vous en désirez ? fit-il ensuite.

— Merci, répondit Adrien, j’ai des cigares.

Le Canadien offrit aussi sa pipe au dragon.

— Pouah ! j’ai mon brûle-gueule ! exclama Jacot.

— Vous disiez donc, questionna de nouveau le père Rondeau, un coude appuyé sur la table, la tête dans la main, les yeux à demi clos, et dans l’attitude d’un homme qui digère délicieusement ; vous disiez donc, bourgeois…

— C’est une affaire de mines qui m’a amené en Amérique.

— Ah ! j’entends. Quelque compagnie…

— Oui et non. Je dois explorer le terrain, et si les fouilles répondent à mon attente…

— Mais, de quel côté vous dirigez-vous ?

— On m’a parlé de la pointe Kiouinâ.

— Connu. Il y a déjà des Bostonnais[1] qui y travaillent aux mines. Des pas bonnes gens, bourgeois. Je ne vous engage pas à vous frotter à eux.

— Penh ! siffla Jacot, vos Américains, mais j’en mangerais cent, à chaque repas, pour ma part.

— Bah ! fit gaiement Adrien, ce ne sont pas des ogres.

— Savez-vous l’anglais ?

— Un peu.

— Tant mieux. Mais comment pensez-vous vous rendre à la Pointe ?

— N’y a-t-il pas des canots ?

Le Canadien secoua négativement la tête.

— La navigation, dit-il, n’est pas encore ouverte sur les bords du lac. Ce n’est pas avant quinze jours que la glace sera fondue. Alors, seulement, vous pourrez vous embarquer.

Dubreuil ne s’attendait pas à ce contre-temps.

— Quinze jours ! répéta-t-il d’un air désappointé.

— Oui, quinze jours au moins.

— Mais que faire, d’ici là ?

— Dame, bourgeois, ce que vous voudrez.

— Il me semble, sans vous manquer de respect, mar’chef, insinua Godailleur, que nous ne sommes pas mal ici. Pour peu que je trouve une petite Indienne, ni trop déchirée, ni trop farouche…

Et l’ex-cavalier de première classe tira galamment ses moustaches, en faisant de nouveau claquer sa langue contre son palais.

— Laisse-nous tranquilles avec tes sottes réflexions ! répliqua impatiemment Dubreuil.

Puis s’adressant au Canadien :

— Mais, par terre, n’y aurait-il pas moyen ?…

— Par terre ! impossible. On n’y pourrait aller en raquettes. Il n’y a plus assez de neige sur le sol, et puis vous ne savez probablement pas marcher avec des raquettes.

— Vous avez des traîneaux, je crois ?…

— Ah ! bien oui, la glace est pourrie… pourrie… qu’on cale[2] à chaque pas.

— Alors il faudra attendre !

— Comme de raison.

— Nous vous gênerons en restant si longtemps…

— Me gêner ! ma conscience !

— Je vous indemniserai !

— Indemniser, bourgeois ! dit le père Rondeau en se levant indigné, croyez-vous qu’il n’y ait plus de lard dans notre saloir, plus de poisson dans les Rapides ?

— Pardon ! fit Dubreuil, s’apercevant qu’il avait blessé le bonhomme ; vos coutumes sont si différentes des nôtres que je suis excusable… Vous ne m’en voulez point, n’est-ce pas ?

Et il lui tendit la main.

— À preuve que je ne vous en veux pas, c’est que nous allons encore trinquer ensemble, dit Rondeau après lui avoir fait craquer les doigts dans les siens.

— Oui, c’est ça, trinquons, sans vous manquer de respect, mar’chef, intervint le dragon.

Cette fois on but à la prospérité de l’hôtesse absente.

Puis Adrien renoua l’entretien.

— Comme cela, dit-il, vous pensez que, dans une quinzaine, nous pourrons engager un batelier pour nous transporter à Kiouinâ.

— Mieux que ça ! mieux que ça !

— En vérité ?

— La Mouette, un bâtiment de cinquante tonneaux doit appareiller maintenant pour la Pointe ; le capitaine est de mes amis. Il vous arrangera… et pour pas cher… je m’en charge.

— C’est trop de bontés ! dit Dubreuil.

— Mais, ajouta le Canadien, vous ferez bien de réfléchir avant de vous embarquer.

— Pourquoi ?

— Il y a du danger… beaucoup de danger… je parierais gros que si vous connaissiez le pays comme moi vous n’iriez pas.

— Ne dites pas qu’il y a du danger au mar’chef ! c’est une double raison pour l’y pousser, sans lui manquer de respect, s’écria Jacot.

— Quant à vous, mon homme, poursuivit Rondeau, je vous conseille de serrer votre uniforme dans votre valise, car si vous le portez longtemps encore, même ici, je ne réponds pas plus de votre peau que de lui.

— Cacher mon uniforme ! l’uniforme du 7e dragons ! jamais ! répondit l’ex-cavalier avec un mouvement d’une grandeur héroï-comique.

— Il le faudra, cependant, et dès aujourd’hui, dit Dubreuil.

Jacot jeta sur l’ingénieur un regard où se peignaient la consternation et la douleur.

— Oui, appuya Adrien, je l’ordonne.

À ce mot, la pipe du dragon lui tomba des dents et se brisa sur le sol.

Deux grosses larmes brillèrent au coin de ses paupières et roulèrent sur ses joues.

— Puisque c’est la consigne on obéira, dit-il d’une voix altérée.

Ce chagrin naïf, mais vrai, mais profond, touchait vivement Dubreuil.

Cependant, il lui importait de ne pas faiblir, car il devinait les ennuis, sinon les périls, auxquels les exposerait l’habit du dragon ; il feignit donc de ne point remarquer l’impression que son ordre avait causée au pauvre Jacot.

Ce dernier s’était levé, et lentement, tristement, la mort dans l’âme, il s’avançait vers la porte de la chambre à coucher, pour remplacer sa tenue par un habillement de chasse.

Mais, après avoir mis la main sur le loquet, il s’arrêta et se tourna d’un air piteux, suppliant, vers son maître.

Ne l’apercevant pas ou voulant ne pas l’apercevoir, Dubreuil continuait de causer avec leur hôte.

Cinq minutes durant Godailleur resta immobile comme une statue.

Puis, fatigué d’attendre, il toussa, toussa encore, et toussa comme s’il eût été subitement pris d’un accès de coqueluche.

Sa toux était si bruyante, elle menaçait de se prolonger tellement, que Dubreuil leva enfin la tête vers lui.

Aussitôt la quinte cessa comme par enchantement.

— Que veux-tu encore ? demanda l’ingénieur d’un ton sec.

— Sans vous manquer de respect, mar’chef, balbutia Godailleur, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de garder mes bottes éperonnées ?

— Si, répliqua Adrien en riant, mais je te préviens que toi-même en seras bien vite fatigué.

— Merci de la complaisance, mar’chef, s’écria le dragon en faisant un salut militaire.

Et il rentra dans l’autre pièce.

— Vous avez là un engagé comme il n’y en a pas beaucoup, dit le Canadien.

— C’est un ancien brosseur…

— Brosseur ! je n’y suis pas.

— En France, dans l’armée, les sous-officiers appellent brosseur l’homme qui panse leur cheval et les sert.

— Bien. Mais que veut dire ce mar’chef qu’il met à toutes les sauces ?

— Maréchal-des-logis-chef. C’est une abréviation usitée au régiment. Dites-moi, y a-t-il loin d’ici à Kiouinâ ?

— Quand le vent est bon, le bateau met trois à quatre jours, parce qu’on ne marche guère la nuit. La côte est trop dangereuse ! Vous ferez bien de louer deux ou trois chasseurs si vous ne voulez pas mourir de faim.

— J’y avais songé.

— Je vous trouverai ça à raison d’un écu de trois francs par jour, leur passage jusqu’à la Pointe payé par vous, bien entendu. Maintenant, bourgeois, au revoir ! je m’en vas à la pêche ! Faites ici comme chez vous ! Mais, sans être trop curieux, qu’est-ce que c’est que ce palet que vous avez là dans vos mains ?

Du doigt le père Rondeau indiquait le totem donné par Shungush-Ouscta à Dubreuil, et que celui-ci faisait pirouetter sous ses doigts.

— Oh ! rien, répondit le jeune homme, une amulette indienne. C’est, ajouta-t-il en riant, la récompense du sauvé au sauveur de ce matin.

— Faites voir.

Après avoir considéré l’objet, le Canadien dit à Adrien d’un ton sérieux :

— Gardez précieusement cette médecine, comme nous appelons ces choses-là. Elle vous servira mieux que votre poudre, votre argent, ou votre langue.

Sur ce il sortit.

Seize jours après, Adrien Dubreuil, accompagné de Godailleur en costume de chasseur, plus les bottes éperonnées, faisait ses adieux à la famille Rondeau.

Il voulut offrir un souvenir : mais il ne réussit à faire accepter qu’un paquet de cigares.

Le Canadien conduisit ses hôtes au quai d’embarquement, à quatre milles du village.

La Mouette était un joli navire ponté et gréé en barque, qui semblait avide de prendre sa course sur l’onde.

Comme elle inaugurait la réouverture de la navigation, on l’avait pavoisée de cent flammes et banderoles aux couleurs de l’Union américaine.

Toute la population du Sault-Sainte-Marie s’était assemblée sur le rivage pour assister au départ du bâtiment.

Et ce spectacle était plein d’intérêt pour un étranger, par la diversité des costumes, des physionomies, des idiomes.

Ici c’était un groupe d’indiens qui dansaient au son du tambourin en poussant des cris assourdissants ; là des Yankees faisaient retentir la plage du chant de Hail Columbia ; plus loin des Canadiens chantaient Par derrière chez mon père, la Marseillaise, ou Je m’en va-t-à la fontaine[3] ; plus loin encore des enfants de la verte Erin entonnaient dévotieusement un hymne religieux.

L’allégresse était partout, dans les cœurs comme sur les visages, car l’hiver avait été dur ; on avait cruellement souffert du froid et du manque de provisions au Sault-Sainte-Marie, — plus d’un imprévoyant était mort de faim, — et le départ de la Mouette annonçait le départ des mauvais jours, le retour de l’abondance et de la belle saison.

À midi un coup de canon résonna.

C’était le signal pour lever l’ancre.

— Ma conscience ! je suis tout comme un enfant, dit le père Rondeau à Dubreuil ; je vous connais à peine et déjà je vous aime autant que si vous étiez mon fils. Laissez-moi vous embrasser ; ça me fera du bien.

— Oh ! de tout mon cœur, répondit Adrien, en se précipitant dans les bras du bonhomme.

— Et moi ! soupira la bouche grimaçante de l’ex-cavalier de première classe.

— Toi ! repartit Rondeau, ça serait déjà fait si je n’avais peur de tes crocs et de ta figure en lame de rasoir, Mais, tiens, ça ira tout de même. Viens ici.

— Sans vous manquer de respect, dit Jacot, en accolant vigoureusement le Canadien, qui lui souffla à l’oreille :

— Mon garçon, prends bien soin de ton maître, c’est le meilleur des hommes ! tu m’en réponds, entends-tu !

— On vous obéira, sans vous manquer de respect, papa Rondeau.

— Allons, messieurs, on n’attend plus que vous ! cria le capitaine du haut du pont.

Le père Rondeau s’approcha encore de Dubreuil.

— Avez-vous la médecine ? lui dit-il.

— Soyez tranquille.

— Surtout, ne la perdez pas.

— J’y veillerai.

— On vous appelle, à la revue[4] !

— Au revoir, et merci pour toutes vos bontés !

Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Dubreuil, suivi du dragon, sauta sur le navire.

Aussitôt les amarres furent larguées, et la Mouette, poussée par une bonne brise nord-est, s’éloigna rapidement du rivage aux tumultueuses acclamations des spectateurs.

  1. Depuis l’insurrection de 1775, les Yankees sont souvent ainsi appelés par les Canadiens, parce que Boston fut un des principaux foyers de cette insurrection.
  2. Terme canadien, il signifie enfoncer.
  3. Quelques lecteurs me sauront gré de leur donner copie de cette charmante chansonnette, que savent par cœur tous les bateliers et trappeurs canadiens :


    J’ m’en va-t-à la fontaine,
    Ô gai, vive le roi,
    J’ m’en va-L-à la fontaine,
    Ô gai, vive le roi,
    Pour remplir mon cruchon,
    Vive le roi et la reine,
    Pour remplir mon cruchon,

    Vive le roi, vive le roi !



    La fontaine est profonde,
    J’ me suis coulé au fond.
    Que donnerez-vous, la belle,
    Qui vous tir’rait du fond ?
    Tirez, tirez, dit-elle,
    Après ça, nous verrons.



    Quand la belle fut tirée,
    S’en va-t-à la maison,
    S’asseoit sur la fenêtre,
    Compose une chanson.
    Ce n’est pas ça, la belle,
    Que nous vous demandons ;
    Vot’ petit cœur en gage,
    Savoir si nous l’aurons.



    Mon petit cœur en gage
    N’est pas pour un luron.
    Ma mère l’a promis
    À un joli garçon.

  4. Locution canadienne ; elle signifie : Au revoir !