Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 6

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 79-93).


CHAPITRE VI

À BORD DE LA MOUETTE


Avoir de dix-huit à trente ans, une imagination vive, un cœur chaud, aimant, des ressources matérielles pour le présent ; être libre, et sillonner à bord d’un bâtiment léger, docile à la brise, ferme à la vague, quelque grand cours d’eau de l’Amérique Septentrionale, en une glorieuse journée de printemps, voilà un de ces plaisirs, je devrais écrire bonheurs, dont on conserve éternellement la mémoire.

L’hiver fut long ; il fut rigoureux. Sa durée, cinq, six mois, huit peut-être ! Pendant la plus grande partie de ce temps, ruisseau, rivière, fleuve, a été couvert d’un monotone et lourd linceul de glace. De verdure plus ; la neige partout, au village, à la ville, comme à la campagne, à la forêt. La vie végétale sommeille ; la vie animale paraît éteinte ailleurs que chez l’homme et ses animaux domestiques.

On dirait que notre mère nourricière ne respire plus.

Mais vienne le renouveau ! Ainsi que la baguette d’un magicien, le premier rayon de soleil chasse la torpeur, ravive le souffle, ranime la nature engourdie.

Entendez ! c’est la glace qui craque et se rompt sous l’effort des ondes. Elles bondissent, elles pétillent, elles courent, volent, joyeuses d’échapper à la captivité ; pour leur faire fête, une opulente draperie se plaît déjà à les revêtir. Ce double ruban d’émeraudes, mille fleurs odorantes le diapreront bientôt, demain peut-être.

Haut et loin filent les bandes d’oiseaux aquatiques. De cet arbre, hier ployant sous des concrétions glaciales qui lui donnaient l’air d’une girandole immense, de cet arbre, dont les verts bourgeons fendent, aujourd’hui, leur capsule rougeâtre, s’élève un chant, — chant de reconnaissance sans doute, — c’est celui du rossignol américain.

À sa voix, à son appel, ne tardera pas à répondre le concert des autres virtuoses des bois, auquel se joindra, peu après, la musique des habitants des fleurs et des gazons.

Moins de huit jours suffisent souvent à l’accomplissement de tous ces prodiges annuels.

Ah ! comme il est délicieux, je le répète, de profiter de la réouverture de la navigation, quand le ciel est pur, le temps pas trop froid, pour faire une excursion fluviatile.

La Mouette remontait gracieusement la Sainte-Marie, chamarrée de glaçons qui brillaient au soleil comme des plaques d’or ou d’argent.

Les bords de la rivière, à demi parés de leur toilette d’été, avaient tout le charme du déshabillé.

Des bouffées d’un air frais et balsamique invitaient à la gaieté en aiguisant les sens.

Aussi les passagers du bâtiment se tenaient sur le pont, mêlant leurs chants à ceux des matelots, occupés, soit à arrimer les marchandises dans l’entrepont, soit à disposer leur voilure pour entrer dans le lac Supérieur, dont les deux sentinelles, postées à la porte, le Gros cap[1] et le cap Iroquois, se profilaient hardiment à l’horizon.

Vers deux heures, les caps furent doublés, et Adrien Dubreuil se trouva, pour la première fois, devant cette mer intérieure nommée lac Supérieur.

Aussitôt la Mouette commença à rouler et à donner de la bande, pressée, foulée qu’elle était par une multitude de petites lames, courtes, mais violentes, qui la battaient en tous sens.

Le ballottement du navire rendait incommode le séjour sur le pont. Cependant Dubreuil résolut d’y rester, autant pour jouir du spectacle qu’il avait sous les yeux que pour éviter la cabine, où l’on respirait une odeur infecte d’huile de poisson, de goudron et de salaison.

Inutile de dire que Jacot Godailleur demeurait en planton près de lui.

Si grotesque que fût le digne ex-cavalier de première classe dans son uniforme de dragon, il l’était bien autrement dans son costume de trappeur, rehaussé de ses grandes bottes éperonnées !

Il semblait que le tranchant de sa figure se fût affilé et que ses moustaches jaunes eussent allongé.

Constatons, toutefois, pour l’acquit de notre conscience, que le malheureux dragon commençait à sentir les atteintes de cette affection si désagréable, si accablante, qu’on appelle le mal de mer, et auquel bien peu de personnes, même parmi les plus aguerries aux tourmentes de l’Océan, échappent sur les grands lacs de l’Amérique Septentrionale.

Dubreuil, cependant, n’en était point du tout incommodé.

Assis sur une barrique, au pied du mât principal, et tenant à la main son télescope de voyage, il humait avec délices un excellent havane, sans trop s’inquiéter de Godailleur qui geignait près de lui.

— Sauf votre respect, vous êtes bien heureux, vous, mar’chef, de pouvoir fumer comme ça ! dit celui-ci entre deux hoquets !

— Veux-tu un cigare ?

— Une cigale ! mar’chef ! vous désirez ma mort, sans vous faire d’offense.

— Tu les aimes pourtant ?

— Ah ! oui, à terre, on en fume tout de même des cigales, avec les camaraux, quand on est en goguette, mais…

Jacot n’acheva pas sa phrase. Saisi d’un besoin impérieux, il s’était précipité vers le plat-bord du bâtiment.

Une minute après, il revint fort pâle à sa place, en s’essuyant la moustache avec la manche de son capot.

— Ça vous arrache l’âme, murmura-t-il ; ah ! si j’avais su !

— Je t’avais prévenu !

— Sans vous manquer de respect, mar’chef, je vous ai suivi et je vous suivrais au bout du monde, même entre les tigres et les lions ! mais ça n’empêche que j’aime mieux le plancher des vaches… Voyez-vous, mar’chef, ma tête vire… vire… et ça me gargouille là-dedans…

Il se frappa la poitrine.

— Oui, ça me gargouille… brrrout…

Et Godailleur courut encore s’accouder à la préceinte.

À son retour Dubreuil lui dit :

— Décidément, ça te tient, mon pauvre vieux camarade. Emploie donc le remède que je t’ai indiqué en traversant l’Atlantique.

— Nom d’une carabine ! je n’y pensais plus. Ce que c’est pourtant que d’avoir été aux écoles, voyez un peu, mar’chef, sans vous manquer de respect ! Vous m’aviez dit ?

— Écraser une pomme de reinette dans un petit verre d’eau-de-vie, verser dessus environ une cartouche de poudre à fusil, mélanger le tout et avaler d’un trait !

— Ah ! oui, c’est ça, je m’en souviens. Mais si l’on mettait deux petits verres d’eau-de-vie, est-ce que ça ferait le même effet, mar’chef ?

— Mets-en trois si tu veux, ivrogne ! dit Dubreuil en riant.

— C’est que, voyez-vous, j’ai l’estomac joliment détérioré par ces…

— Tu trouveras tout ce qu’il faut, sur mon cadre, dans mon sac de nuit.

Au bout d’un moment, le dragon remonta de la cabine en éternuant à faire frémir la membrure du navire.

— Ah ! c’est raide, raide, comme si on avalait une douzaine de lattes, s’écria-t-il.

— Veux-tu fumer maintenant ?

— Tout de même si j’avais mon brûle-gueule culotté, celui qui venait du 7e ! mais vous savez bien qu’il a été cassé le jour… Mon uniforme… est-ce que je ne pourrais pas le mettre ici, mon uniforme, hein, mar’chef ?

— Non.

— Sans vous manquer de respect, nous ne sommes pourtant plus au Sault-Sainte-Marie. Il n’y a qu’un sauvage sur le vaisseau. S’il disait un mot je…

— Je te défends de rendosser ton uniforme.

— C’est que ça me permettrait de fumer !

— Comment ! comment ! quelle sottise nouvelle encore.

— Puisque, dit Godailleur d’un ton larmoyant, j’avais cassé ma pipe, une pipe si bonne que vous m’aviez donnée il y a cinq ans, au régiment, puisque je l’avais cassée le jour… le jour… où vous m’avez retiré la permission… de porter… mon uniforme de petite tenue… j’ai… j’ai juré… mar’chef… de ne plus fumer avant de l’avoir sur le dos…

— Oh ! le niais ! je te donnerai une autre pipe.

Jacot hocha mélancoliquement la tête.

— Ça ne sera pas comme l’ancienne… celle-là vous m’en aviez fait cadeau le soir de votre promotion au grade de mar’chef. Ah ! je m’en souviens comme d’aujourd’hui ! vous sortiez de la cantine… vous aviez arrosé les galons, sans vous manquer de respect, mar’chef… C’était le bon temps… J’espérais que nous y resterions toujours au régiment… Dans deux ans, que je me disais, nous serons sous-lieutenant… on s’en donnera alors du loisir… L’année suivante lieutenant… puis capitaine… chef d’escadron après, avec la croix !… et s’il survient un petit bout de guerre, ah ! malheureux ! avant dix ans coronel !… coronel dans dix ans ! quand j’y pense, mar’chef, quand j’y pense !…

Et l’ex-cavalier de première classe, dont la potion qu’il venait de prendre avait singulièrement enflammé le sang, voulant ajouter du poids à son idée, donna un grand coup de poing sur un tonneau près de lui.

Sous la violence du choc, une douve céda, et le bras de Jacot plongea tout entier dans la pièce.

Aux éclats de rire des matelots et de Dubreuil, il l’en retira enduit d’une épaisse couche de mélasse, dont il barbouilla affreusement ses vêtements et son visage en voulant s’en débarrasser.

— Allons, va te changer, lui dit son maître.

— Oui, je vas me changer, et je vous prie de croire, sans vous manquer de respect, mar’chef, que je leur revaudrai à tous ces pékins, pour s’être…

— Bien, bien !

— Oui, vous me le paierez, brigands ! criait le dragon en montrant son poing aux gens de l’équipage.

La cloche du bord sonna alors le dîner, et Dubreuil descendit à la cabine, où le capitaine de la Mouette, son pilote et quelques Yankees, actionnaires ou propriétaires d’une partie des mines du lac Supérieur, étaient réunis autour d’une table sans nappe, grossièrement servie.

Un morceau de mess pork, entouré de patates cuites à l’eau, une oie sauvage bouillie, des pickles, et du biscuit dur comme du silex, composaient le menu.

De même que tous les repas américains, celui-ci fut silencieux ; silencieux cependant n’est pas le mot propre, car si l’on ne parla pas, le cliquetis des mâchoires et des fourchettes, les craquements secs du biscuit, chaque fois qu’on le rompait, constituèrent une somme de sons assez respectable.

Le couvert enlevé, les Américains se mirent à boire du whiskey en faisant une partie de bluff avec le capitaine.

Dubreuil remonta sur le pont où il resta jusqu’au thé.

La soirée étant très-fraîche, sa tasse de thé prise avec un cracker et un peu de beurre salé, Adrien se coucha, tandis que les Yankees se remettaient au jeu et au whiskey.

Ils passèrent ainsi la nuit.

Le lendemain l’un d’eux avait perdu cinq cents dollars. Cette perte ne l’empêcha pas de reprendre les cartes aussitôt après le déjeuner.

Il perdit encore ce jour-là, ainsi que le suivant, et ne s’en montra pas plus triste.

La même cabine servait de salle à manger, chambre à coucher, tripot.

Durant la troisième nuit, Dubreuil entendit l’infortuné perdant qui disait à ses compagnons de jeu :

— Je possédais deux mille dollars, plus deux actions en valant autant ; vous m’avez tout gagné, il ne me reste pas un penny ; vous voudrez bien m’employer comme ouvrier aux mines.

— Sans doute, John, répondirent-ils, nous ferons cela pour un ami. Vous êtes fort, intelligent, vos services nous seront très-précieux.

Et, sur leur promesse, John alla se coucher avec le calme d’un homme qui a bien rempli sa journée.

Cette insouciance de la fortune, ce stoïcisme dans l’adversité, joints à cette âpreté au lucre, à cette dépense inouïe de forces pour acquérir, par tous les moyens, richesse ou famosité, émerveillaient Dubreuil à mesure qu’il s’initiait davantage aux mœurs de la population yankee.

John couchait dans un cadre au-dessus de l’ingénieur français. Ce dernier ne put s’empêcher de lui dire :

— Je vous admire, monsieur, de passer ainsi, sans sourciller, de l’aisance à la misère !

— Bah ! répondit l’Américain avec l’accent nasal particulier à ses compatriotes, cela m’est parfaitement égal. En travaillant quinze jours aux mines j’aurai gagné vingt dollars, plus ma nourriture, j’organiserai une partie de cartes ou une affaire quelconque, et ce serait bien le diable si, dans un mois ou deux, je n’avais pas regagné ce que je viens de perdre. Good night, stranger  !

— Bonne nuit, monsieur, repartit Dubreuil, qui ne tarda pas à s’endormir.

Plongé dans un profond sommeil, il rêvait à sa chère France, quand un brusque et épouvantable mouvement de tangage, qui lui fit croire que le navire sombrait, l’éveilla soudain.

— Debout ! cria-t-il en sautant à bas de son cadre.

— Qu’avez-vous, étranger ? demanda sans bouger son voisin du lit supérieur.

— Une tempête !

— Ce n’est pas la peine de se lever.

— Mais nous allons faire naufrage ! dit Adrien, qu’un nouveau coup de tangage avait envoyé rouler à l’autre bout de la cabine.

Il se rapprocha péniblement de son cadre, en s’aidant des mains et des genoux.

— Recouchez-vous, étranger, lui dit John.

— Me recoucher !

— Il n’y a aucun danger. Ce n’est qu’un caprice du lac !

— Singulier caprice, murmura le jeune homme en s’habillant aussi vite qu’il pouvait.

Son pantalon passé, il monta, pieds nus, sur le pont.

Là, une scène extraordinaire, unique, se déroulait.

Le jour paraissait, et, à ses naissantes clartés, on distinguait, à bâbord et à tribord de la Mouette, la nappe du lac Supérieur unie comme une glace.

Mais en avant, en arrière, elle formait, à perte de vue, un pli formidable, haut de plus de quinze mètres.

Sur ce pli d’eau, au sommet duquel, comme une plume, voltigeait le léger bâtiment, couraient des vagues énormes, qui le prenaient soit en proue, soit en poupe, le portaient tantôt à la crête d’une montagne, et tantôt le précipitaient dans un abîme.

C’était effrayant ! c’était merveilleux !

Avec cela, pas un souffle d’air, pas une ride, pas un froncement à la surface du lac, de chaque côté du bâtiment.

Il semblait que la Mouette flottât dans l’air.

Mais des mugissements terribles, caverneux, comme ceux qui précèdent les éruptions dans les contrées volcaniques, se faisaient entendre ; des paquets d’eaux énormes submergeaient, à chaque minute, ou l’avant ou l’arrière du vaisseau.

Il était à craindre qu’il ne s’engloutît.

Adrien Dubreuil se rappelait bien avoir lu la relation des singulières tourmentes auxquelles sont sujets les lacs Supérieur et Huron, mais combien ce qu’il voyait était loin même des récits qu’il avait taxés d’exagération !

Sur la Mouette, on avait serré toutes les voiles, à l’exception de celles de beaupré.

Le pilote, le capitaine et deux robustes matelots se tenaient à la barre.

Leurs efforts réunis tendaient à profiter d’un des plongements du navire entre deux vagues, pour le pousser hors de cette redoutable chaîne de brisants.

Longtemps ils échouèrent, et chaque tentative infructueuse faillit causer la perte de la Mouette, les flots déferlant aussitôt sur le pont et le couvrant en entier.

Chaque fois, Dubreuil prenait un bain des pieds à la tête, et chaque fois il regrettait d’avoir quitté la cabine. Mais il lui fallait maintenant rester en place, cramponné au râtelier du grand mât, car on avait fermé les écoutilles pour empêcher l’eau d’envahir l’intérieur du vaisseau, et n’eussent-elles pas été fermées qu’en lâchant son étreinte il eût couru risque d’être entraîné par la violence des flots.

Enfin, la Mouette, habilement lancée dans une sorte de gorge, entre deux caps liquides, d’une élévation qui dépassait de beaucoup la flèche de ses mâts, la Mouette sortit de cet affreux défilé, dont les hauteurs verdâtres se dressèrent à sa droite comme une impénétrable barrière.

— Vous l’avez échappé belle ! dit le capitaine au jeune homme. Si pareil accident nous arrive désormais, je ne vous conseille pas de monter sur le pont admirer les beautés de la nature.

— Vraiment, monsieur, je n’ai aucun regret de ce que j’ai fait, répondit Adrien. Je n’imaginais pas être un jour témoin d’un spectacle…

— Ce n’est pas fini ! interrompit le capitaine. Regardez derrière vous.

Dubreuil se retourna et vit, avec un étonnement nouveau, que le renflement des eaux diminuait en longueur, pour se ramasser, se condenser, s’exhausser à son milieu.

Quelques minutes après, il figurait une colonne dont la base pouvait avoir un kilomètre de circonférence et dont le fût, s’amincissant progressivement, se perdait dans les airs.

Des secousses, terribles comme des tremblements de terre, faisaient tour à tour rouler et tanguer la Mouette.

Le lac entier, si tranquille un moment auparavant, s’était agité ; il moutonnait, écumait bruyamment aux flancs du navire.

Bientôt, le temps, clair et serein jusque-là, s’assombrit. La colonne disparut dans une bruine grisâtre, à laquelle succéda une pluie torrentielle, qui tomba tout le jour.

Sur le soir, on jeta l’ancre sous le Portage du lac, au pied même de la presqu’île ou pointe Kiouinâ.

La Mouette était arrivée à destination.

Elle devait débarquer, le lendemain, ses passagers et son chargement.

Sauf un homme de bossoir laissé en sentinelle, tout le monde se coucha de bonne heure, car si l’équipage était excédé par les travaux de cette dure journée, les passagers étaient fatigués par le ballottement qu’il leur avait fallu endurer pendant plus de huit heures consécutives.

Chacun reposait dans le navire, lorsque du pont partit un cri sinistre, immédiatement suivi d’un coup de feu.

  1. Les Indiens l’appellent Kitchi-Manitou, ou Divinité Suprême, parce que, de loin, son sommet figure une tête d’homme. « Ce qui fait, dit Charlevoix, que les sauvages l’ont pris pour le Dieu tutélaire de leur pays. » Les Indiens nomment aussi le lac Supérieur Kitchi-Gomi, de kitchi, grand, et gomi, eau.