Peer Gynt (trad. Prozor)/Acte 3
ACTE III
(Une épaisse forêt de sapins. Journée grise d’automne. Il neige.)
(Peer Gynt, en manches de chemise, abat un arbre à branches courbes.)
Oui, oui, tu résistes, mon vieux. N’importe ! tes moments sont comptés. (Nouveaux coups de cognée.) Je vois que tu as une cotte de mailles. Mais je la briserai, fût-elle dix fois plus dure. Va, agite tant que tu voudras tes bras noueux ; je comprends que tu rages, mais ça ne te sauvera pas. (Changeant subitement de ton.) Mensonge ! Ce n’est pas un chevalier bardé de fer, c’est un vieil arbre, un vieux sapin tout crevassé. Quel dur travail que d’abattre du bois de construction. Mais le diable, c’est quand le rêve s’en mêle. Il faut me défaire de ça. — Être toujours dans les nuages, rêver tout éveillé ; tu es mis au ban, mon gars ! On t’a relégué dans les bois ! (Il travaille quelque temps avec acharnement.) Oui, au ban ! Pas de mère qui t’apporte ta nourriture et te serve à manger. Si tu as faim, mon pauvre gars, cherche ta pitance toi-même, demande-la au torrent et à la forêt, ramasse du bois, fais du feu, et apprête ton dîner. Chasse le renne si tu as froid, casse des pierres si tu manques de gîte. Veux-tu t’en construire un ? Abats des arbres, charge-les sur ton dos et les porte jusqu’à l’emplacement choisi. (Il laisse tomber sa cognée et regarde devant soi.) Une fière bâtisse tout de même ! Sur le toit se dressera une haute tour surmontée d’une girouette, et je sculpterai, au pignon, une sirène à grande queue. Portes et serrures seront ornées de cuivre. Il faut aussi que je me procure des vitres pour qu’on les voie briller de loin. (Avec un rire de dépit.) Encore un mensonge du diable ! Tu es mis au ban, mon gars ! (Il abat avec rage.) Après tout, une hutte recouverte d’écorce suffit pour garantir de la pluie et de la neige. (Levant les yeux et regardant l’arbre.) Le voici qui s’ébranle. Encore un coup de cognée. Bon ! il est à terre, étendu tout son long. Comme elles tremblent, les jeunes pousses qui l’entourent ! (Il se met à ébrancher l’arbre, puis, tout à coup, s’arrête, la hache en l’air.) Il y a quelqu’un derrière moi ! — Oh ! oh ! l’homme d’Hægstad ! tu veux me prendre en traître ! (Il se cache derrière l’arbre et regarde.) Non ! Ce n’est qu’un petit gars ! Il a peur et regarde sournoisement autour de lui. Que cache-t-il donc sous son tricot ? Une faucille. Il s’arrête, regarde encore un instant et pose sa main sur une poutre. Pourquoi ? Que va-t-il faire ? Brr ! Quelle horreur ! Il s’est coupé un doigt ! Oui, tout le doigt ! Il saigne comme un bœuf. Le voici qui prend la fuite, la main dans un vieux linge. (Se redressant.) En voilà un enragé ! Un doigt de la main ! tout un doigt ! Et de propos délibéré ! Ah ! je sais ce que c’est ! C’est la seule manière d’échapper au service du roi. On voulait le faire soldat, et le gars n’y tenait pas. Cela se comprend. Oui, mais de là à… se séparer à jamais de… On peut y penser, désirer la chose, la vouloir même. Mais agir ! Non, je ne comprends pas cela ! (Il secoue plusieurs fois la tête et retourne à son travail.)
(Une chambre chez Aase. Tout est en désordre, les coffres ouverts, les vêtements épars. Un chat s’est logé dans le lit. Aase et Kari femme d’un journalier, sont fort occupées à emballer et à mettre tout en ordre.)
Écoute, Kari !
Qu’y a-t-il ?
Écoute… ! Où est… ? Où ai-je mis… ? Réponds donc ! Où est… ? Voyons ! qu’est-ce que je cherche ? Je perds la tête ? Où est la clef du coffre ?
Dans le trou de la serrure.
Qu’est-ce que c’est ? J’entends rouler une voiture.
Des objets qu’on transporte à Hægstad. Ce sont les derniers.
Ah ! si l’on m’emportait moi-même au cimetière, je serais bien contente ! Ce qu’il faut qu’on souffre dans ce monde ! Que Dieu ait pitié de moi ! Voici toute la maison vide ! Ce que le fermier d’Hægstad avait épargné, le juge me l’a enlevé. On a tout pris, jusqu’à la dernière chemise. Honte, oui, honte, à ceux qui ont prononcé un tel arrêt ! (Elle s’assied au coin du lit.) Maison et enclos, tout est maintenant sorti de nos mains. La famille n’a plus rien. Ah ! si le vieux a été dur, le tribunal l’a été bien davantage. Là, pas de grâce ni de salut ! Peer était loin, je n’avais personne pour me venir en aide.
On vous permet cependant de rester ici jusqu’à votre mort.
Oui, oui, on nous jette une miche en aumône au chat et à moi !
Dieu de Dieu, la mère, votre fils vous aura coûté cher !
Peer ? Ah ! ça ! tu es folle, je crois ! Ingrid n’est-elle pas rentrée saine et sauve à la maison. Ils auraient dû s’en prendre au diable. Ç’aurait été plus juste. C’est lui, le malfaiteur, le seul, c’est lui qui a tenté mon pauvre gars !
Ne vaut-il pas mieux que j’aille chercher le prêtre ? La chose est peut-être pire que vous ne le croyez.
Le prêtre ? Eh oui ! peut-être bien. (Se redressant.) Non, non, vrai, je ne peux pas ! Je suis sa mère, quoi ! C’est à moi de lui venir en aide quand tout le monde l’a lâché. C’est mon devoir. Il lui ont laissé cette casaque. Je vais la rapiécer ! Plût à Dieu que j’eusse pu soustraire sa pelisse ! Et la culotte, où est-elle ?
Là dans le tas.
Qu’est-ce que je retrouve, Kari ? Un vieux moule à boutons avec lequel il jouait au fondeur. Il y faisait couler de l’étain, qu’il pressait et moulait. Un jour, il y avait fête chez nous. Voici que l’enfant vient demander un peu d’étain à son père. « Pas d’étain, dit Jean, de l’argent ! Voici une pièce à l’effigie du roi Christian ! Il faut qu’on voie que tu es le fils de Jean Gynt. » Que Dieu pardonne à mon défunt ; il était gris, et alors or ou étain, c’était tout un pour lui. Ah ! voici la culotte. Il n’y a plus que des trous. Il faut rapiécer ça, Kari !
Elle en a grand besoin.
Après quoi j’irai me coucher. Je me sens toute brisée, toute malade. (Joyeusement.) Regarde, Kari ! Deux chemises de flanelle qu’ils ont oubliées !
C’est ma foi, vrai !
Ça se trouve bien. Tu peux en mettre une de côté. Ou plutôt, non. Nous allons les prendre toutes les deux. Celle qu’il a sur lui est bien usée.
Oh ! mère Aase, n’est-ce pas un péché ?
Oui, oui, mais tu sais qu’il y aura bien des péchés remis, à ce que dit le prêtre.
(Dans la forêt, devant une hutte fraîchement construite. Bois de renne au-dessus de la porte. Neige épaisse. Crépuscule.)
(Devant la porte, Peer Gynt occupé à fixer une grande serrure en bois.)
Je veux une serrure à secret grande et forte
Pour arrêter les trolls qui viennent à ma porte ;
Elle les narguera, ma serrure à secret,
Et je ferai la nique au lutin indiscret.
Je les entends venir, bas, à la nuit tombante.
Ils frappent : « Ouvre, Peer, au lutin qui te hante !
Au malin petit troll, fin comme une pensée.
Ouvre donc, ouvre donc à la bande pressée
Dont en un seul clin d’œil le logis se remplit,
Qui descendent dans l’âtre et grattent sous le lit.
« Hi, hi, Peer ! Nous entrons par des portes forcées,
Pas une qui résiste aux malignes pensées. »
(Solveig, un fichu sur la tête, un paquet à la main, de longs patins[1] aux pieds, arrive, glissant sur la neige.)
Que Dieu bénisse ton travail. Ne me renvoie pas. Si je suis venue, c’est que tu m’as appelée.
Ma petite sœur Holga m’a transmis ton message. Le vent et le silence m’en ont apporté d’autres. Et ta mère aussi, en me parlant de toi, et mes rêves, et mes longues nuits et mes jours solitaires, tout me disait de venir ici. Ma vie s’éteignait là-bas ; je ne pouvais plus rire ni pleurer à mon aise. Je suis venue sans savoir ce que tu avais au cœur. Je suis venue parce que je ne pouvais pas faire autrement.
Mais que dira ton père ?
Sur la vaste terre, sous le ciel de Dieu, il n’y a plus pour moi ni père ni mère, il n’y a plus personne.
Solveig, ma chérie, tu as tout quitté pour venir à moi ?
Oui, tu me remplaceras tout. Tu seras mon ami et ma consolation. (Pleurant.) J’ai eu pourtant de la peine à quitter ma petite sœur et mon père, et celle qui m’a nourrie ; c’est là ce qu’il y a eu de plus dur. Non, mon Dieu, le plus dur cela a été de
les quitter tous, tous à la fois !Connais-tu la sentence prononcée contre moi ce printemps ? Sais-tu qu’elle m’enlève tout ce que je possédais ? je n’ai plus ni feu ni lieu.
Est-ce pour partager tes biens que j’ai quitté ce que j’avais de plus cher ?
Et sais-tu à quelle condition je suis ici ? Si je quitte cette forêt, le premier venu peut porter la main sur moi.
En allant vers toi, chaque fois que je demandais mon chemin et qu’on voulait savoir où j’allais, je répondais : « Je vais chez moi. »
Ah ! je n’ai plus besoin de portes ni de serrures ! Je ne crains plus les trolls et les malignes pensées ! Une bénédiction descend sur cette hutte où tu viens habiter avec le pauvre chasseur. Solveig ! Laisse-moi te contempler ! Sans m’approcher de toi, te contempler seulement ! Que tu es blonde et pure ! Laisse-moi te soulever ! Que tu es fine et légère ! En te portant, Solveig, je pourrais marcher sans fatigue, toujours ? Pour ne pas te souiller, je tiendrai loin de moi, à bras tendus, ton corps tendre et tiède ! Non, vrai ! Qui aurait pu croire que je te parlerais ainsi ? Ah ! mais c’est que j’ai langui après toi des jours et des nuits ! Je vais te montrer tout ce que j’ai bâti ; je le démolirai, tu sais ; c’est trop petit, trop laid.
Petit ou grand, cela me plaît. Maintenant je respire librement, la joue au vent. C’était si étroit, si étouffant en bas ! Encore une raison qui m’en a chassée. Ici au milieu des sapins qui bruissent partout, il y a du chant et du silence, et je me sens chez moi.
Bien vrai ! Tu es chez toi ! Pour toujours ?
On ne revient jamais par le chemin que j’ai pris.
Je te possède donc ! Entrons ! Que je te voie dans mon gîte. Entre ! Je vais chercher du bois, et nous ferons un grand feu pour qu’il y fasse chaud et clair et que tu t’y reposes doucement sans avoir à grelotter jamais.
(Il prend sa hache et se dirige vers la forêt. Au même moment débouche d’un taillis une femme d’aspect vieux et minable, vêtue d’une robe verte en haillons. Un vilain petit garçon, une cruche à la main, la suit en boitant et en se tenant.)Bonsoir, Peer-au-pied-léger !
Qui est là ! Que me voulez-vous ?
Nous sommes de vieux amis, Peer Gynt. Ma cabane n’est pas loin d’ici. Nous sommes voisins.
Vraiment ! Je ne me connaissais pas ce voisinage.
Pendant que tu bâtissais ta hutte, il s’en élevait une autre près d’ici, la mienne.
Je suis pressé.
Tu l’es toujours, mon gars. Mais, clopin clopant, j’ai fini par te rejoindre.
Vous me prenez pour un autre, la mère.
Non. Si je l’ai fait, c’est le jour où j’ai cru à tes
belles promesses.Moi ? De par le diable, que viens-tu me chanter là ?
As-tu oublié le soir où tu vidas une grande coupe chez mon père ? As-tu oublié… ?
Quoi ? Des choses qui ne se sont jamais passées. Ah ! ça ! Qu’est-ce que c’est que tout ce radotage ? Quand t’ai-je rencontrée ?
Nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois, la première et la dernière. (Au petit.) Offre à boire à ton père. Je crois qu’il a soif.
Son père ? Tu es ivre, je pense !
Tu devrais pourtant reconnaître l’arbre au fruit. Ne vois-tu pas qu’il boîte du pied comme tu boîtes de la tête ?
Tu veux me faire croire que… ?
Quoi ! ce gamin dégingandé !
Il a poussé vite, c’est vrai !
En vérité, vieille carcasse, tu voudrais te faire passer pour… ?
Écoute donc, Peer Gynt ! Tu es grossier comme un porc. (Pleurant.) Est-ce ma faute, à moi, si je ne suis plus aussi belle que le jour où tu m’entraînais dans les bois ? Quand j’accouchai, en automne, j’ai eu le diable pour m’aider. Il n’est pas étonnant que je sois devenue laide, après ça. Mais tu as un moyen de me revoir plus jolie que jamais. Chasse cette fille qui est chez toi, montre-lui la porte, bannis-la de ta présence et de ta pensée, et tu verras, mon chéri, je ne serai plus une vieille carcasse !
Va-t’en, maudite sorcière !
Tu attendras un peu !
Essaie donc ! Oh ! oh ! Peer Gynt, je ne suis pas facile à battre ! Je reviendrai ici tous les jours. Je serai devant ta porte à vous épier l’un et l’autre. Quand vous serez assis sur le banc, côte à côte, quand tu te feras tendre et voudras caresser ta belle, — je me mettrai entre vous deux et demanderai ma part du festin. Elle et moi, nous nous passerons notre chéri. Il faudra que tu te partages entre nous. Adieu, mon amour, tu peux te marier demain si tu veux.
Ah ! goule d’enfer !
Tiens, mais j’oubliais ! Il faut que tu nourrisses ton fils, ton gracieux gamin. Eh ! diablotin, va donc chez papa !
Fi le vilain ! Où est ma hache, que je te cogne ! attends, attends !
Mauvaise petite tête ! tu deviendras le vrai portrait de ton père quand tu seras grand !
Je voudrais vous voir…
Loin d’ici, n’est-ce pas ?
Et tout cela…
Pour une pensée, pour un simple désir ! C’est bien dur ! Pauvre Peer !
Il ne s’agit pas de moi seulement ! Solveig, mon pur et doux trésor !
Oui, oui ; c’est l’innocence qui paie les pots cassés, disait le diable, pendant que sa mère le cognait pour lui faire expier les ribottes de son papa. (Elle rentre dans le taillis, traînant son petit, qui jette la cruche derrière lui.)
Fais le tour, disait le Courbe. C’est ainsi qu’il faut agir. Voila mon beau palais effondré, en ruines ! Un mur me sépare maintenant de celle qui m’était chère. Voici que je me déplais ici et que ma joie s’est envolée. Allons, mon gars, fais le tour ! D’elle à toi il n’y a plus de chemin droit. De chemin ? Hein… il devrait en exister un tout de même. Et celui du repentir ? Il en est question quelque part. Mais où ? Je n’ai pas le livre sur moi. Et j’ai oublié presque tout ce que j’y avais appris. Non, il n’y a rien qui puisse me guider dans la forêt sauvage où j’habite.
Et puis le repentir ? pour suivre ce chemin-là, il me faudrait peut-être des années. Ce ne serait pas une vie. Briser tout ce qu’il y a de gracieux, de pur et de beau pour en recoller les morceaux ?
Il y a des choses qui ne se raccommodent pas. On recolle un violon, mais pas une cloche fêlée. Celui qui cultive un gazon ne le foule pas aux pieds.
Mais elle en a menti, la sale sorcière ! J’en ai fini maintenant de toutes ces abominations. Oui, mais sont-elles bien effacées de mon âme ? Non, je ne me déroberai jamais aux malignes pensées. Toujours elles se glisseront jusqu’à moi. Ingrid… et les trois filles qui couraient la montagne viendront peut-être aussi se mettre entre nous, demandant, avec des rires et des injures, à être pressées sur mon cœur et portées doucement, à bras tendus ! Fais le tour, mon gars ! Eussé-je les bras longs comme le sapin des montagnes, je ne pourrais jamais la tenir assez loin de moi pour la garder blanche et immaculée !
Il faut pourtant que je me tire de là convenablement, sans gain ni perte… On doit pouvoir secouer tout cela et le vouer une fois pour toutes à l’oubli. (Il fait quelques pas du côté de la hutte et s’arrête.) La rejoindre après ce qui s’est passé ? couvert de boue et de honte ? Rentrer suivi d’une nuée de trolls ? Parler sans tout dire ? Se confesser sans tout avouer ?… (Jetant sa cognée.) C’est veillée de fête ce soir. Je commettrais un péché en allant la trouver souillé comme je suis.
Viens-tu ?
Faisons le tour !
Que dis-tu ?
Attends-moi. Il fait sombre, et j’ai un lourd fardeau à porter.
Je vais t’aider. Nous le porterons à deux.
Non, c’est impossible. Reste où tu es.
Tu ne seras pas longtemps absent ?
Je l’ignore. Patience, enfant. Il faut m’attendre
en tout cas.J’attendrai.
(Peer Gynt s’en va par le chemin qui mène à travers bois. Solveig reste debout, sur le seuil.)
(Chez Aase, le soir. Des bûches brûlent dans la cheminée, éclairant la chambre. Le chat est pelotonné sur une chaise au pied du lit.) (Aase, alitée, promène anxieusement les mains sur la couverture.)
Ah ! mon Dieu, il ne vient pas. Que c’est long, que c’est long d’attendre. J’ai tant de choses à lui dire et personne à envoyer. Et le temps presse. Je suis si inquiète ! Qui pouvait prévoir ça ? Aase, si tu l’avais su, tu aurais été moins sévère pour ton fils !
Bonsoir !
Dieu soit loué ! Enfin, tu es là, mon gars chéri ! Mais comment as-tu osé venir ? Ici ta vie est en danger.
Eh ! peu importe la vie. Il fallait que je vinsse, et je suis venu.
Kari en sera pour sa courte honte, et je pourrai
partir en paix.Partir ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour où ?
Ah ! Peer, ma fin est proche. Je n’en ai plus pour longtemps.
Bon ! je m’étais déchargé de mon fardeau et venais respirer un peu. Et voilà !… As-tu froid aux pieds et aux mains ?
Oui, Peer, c’est bientôt fini… Quand tu verras mes yeux s’éteindre, il faut les fermer bien doucement. Et puis tu me procureras un cercueil…, un beau cercueil. Ah ! mon Dieu, j’oubliais. C’est impossible.
Veux-tu bien te taire ! Nous avons le temps d’y songer.
Oui, oui. (Promenant un regard inquiet dans la chambre.) Tu vois tout ce qu’ils ont laissé, les méchants.
Oui, tout cela c’est de ma faute. Je le sais. À
quoi bon me le rappeler ?De ta faute ? Non, non. C’est cette maudite boisson qui a fait tout le mal ! Tu étais gris, mon pauvre gars. Tu ne savais pas ce que tu faisais. Et, avant ça, ta course à bouquetin t’avait déjà troublé la tête !
C’est bien. Laisse-là cette histoire et toutes les autres. À plus tard les choses pénibles. (S’asseyant au pied du lit.) Maintenant, mère, causons de n’importe quoi, sans nous agiter, ni nous faire de mauvais sang. Tiens, le vieux chat ! Toujours à son poste ?
Il fait tant de train, la nuit ! Tu sais ce que ça présage !
Qu’y a-t-il de nouveau dans la commune ?
On parle d’une fillette qui soupire vers la montagne.
Et Mades Moen ? s’est-il calmé ?
Ses parents ont beau pleurer, elle ne les écoute pas. Dis donc, Peer, tu dois connaître un remède pour la guérir.
Et le forgeron ? Que fait-il ?
Laisse donc là ce sale forgeron. Demande-moi plutôt le nom de la fillette…
Non, non, parlons de choses et d’autres, à l’aventure, sans nous agiter ni nous faire de mauvais sang. As-tu soif ? Comme ton lit est court ! Laisse voir ! Tiens ! n’est-ce pas mon vieux lit d’enfant ? Te souviens-tu du temps où tu t’asseyais à mon chevet, le soir ? Après m’avoir couché sous ma couverture, tu me chantais une quantité de vieilles chansons.
Tu t’en souviens donc ? Et quand ton père partait pour une de ses longues campagnes, nous jouions le soir au traîneau. La couverture représentait la capote, le plancher un fjaell couvert de neige.
Et l’attelage, mère ? C’est encore là ce qu’il y
avait de plus beau.Crois-tu que je l’aie oublié ? Kari nous prêtait son chat, et nous le mettions sur un tabouret.
Puis nous partions pour le château de Soria-Maria, tout là-bas, à l’ouest de la lune et à l’est du soleil. Par monts et par vaux, notre chemin nous y conduisait. Pour fouet, nous avions un bâton que tu serrais dans l’armoire.
Moi, j’étais assise sur le siège, là, au pied du lit.
Oui, oui, et, de temps en temps, laissant flotter les guides, tu te détournais pour me demander si je n’avais pas froid. Que Dieu te garde, vieille grondeuse, tu m’aimais bien tout de même ! Qu’as-tu donc à geindre ainsi ?
C’est le dos qui me fait mal à force d’être couchée sur la dure.
Attends ! Là ! Allonge-toi maintenant. Tu es bien comme ça, dis ?
T’en aller ?
Oui, oui, m’en aller. Partir, partir.
Allons donc ! Tire la couverture. Je vais m’asseoir sur le siège, au pied du lit. Et en avant les contes bleus qui font passer le temps !
Va plutôt à l’armoire, chercher le livre de cantiques. Je me sens si inquiète dans l’âme.
Au château de Soria-Moria.
Le roi va donner une fête.
Haïe donc, hue ! haïe donc, dia !
Nous allons partir. Es-tu prête ?
Mais, Peer, suis-je invitée à cette fête ?
Certainement, nous y sommes invités l’un et l’autre ! (Il passe une corde autour du cou de la chaise où le chat est pelotonné, prend un bâton et s’assied au pied du lit. Se retournant vers Aase.) Tu n’as pas froid, mère ?
Ce sont les grelots, mère.
Oh ! oh ! comme ils sonnent creux !
Nous voici sur le fjord.
J’ai peur ! On dirait le vent qui gronde.
Ce sont les sapins dans la vallée. Ne fais pas attention, mère !
Et là-bas, au loin, qu’est-ce qui brille si fort ? D’où vient cette lumière ?
Ce sont les fenêtres du château. On y danse. N’entends-tu pas ?
Si.
Je vois saint Pierre, devant la porte, qui invite
les gens à entrer.Salue-t-il le monde ?
Oui, très gracieusement. Et il offre à chacun un verre de son vin le plus doux.
Du vin ! Avec des gâteaux ?
Sans doute ! Il en a un plateau à la main. Ça a l’air bien bon. Et la défunte de notre pasteur prépare le café et le dessert.
Mon Dieu, mon Dieu ! Nous allons donc nous retrouver ?
Oui, vous pourrez jaboter tant qu’il vous plaira.
Ô Peer, à quelle noce me mènes-tu, pauvre vieille que je suis !
Peer, mon garçon ! tu n’as pas fait fausse route, au moins ?
Nous sommes sur le grand chemin.
Je suis bien lasse, bien moulue.
Voici le château qui se dresse devant nous. Dans un instant, nous serons arrivés.
C’est bien. Je vais fermer les yeux, et me fie à toi, mon gars !
Haïe donc là ! Hardi ! ma bête,
Que tout le monde s’émerveille
En voyant venir à la fête
Peer Gynt escorté de sa vieille !
Saint Pierre, qu’est-ce que tu dis ?
Tu défends la porte à mère Aase ?
Qu’avez-vous donc au paradis
Qui la vaille ? Ah Dieu ! pas grand’chose.
Je ne te parle pas de moi.
Grand merci si l’on me régale,
Autrement ? Autrement, ma foi,
Je tourne bride et je détale.
C’est vrai, mes tours de sacripan
L’ont bien souvent mise en colère.
Elle poussait des cris de paon.
« Vieil oiseau », disais-je à ma mère,
J’avais tort et veux, bon apôtre,
Qu’on l’honore et respecte ici.
Elle vaut bien autant qu’une autre ;
Les bons, chez nous, sont faits ainsi.
Eh ! voici venir Dieu le Père.
Il va te donner ton écot.
(Faisant la grosse voix.)
Tu parles en portier, saint Pierre.
Laisse entrer Aase, et plus un mot ! »
(Il rit tout haut et se tourne vers sa mère.)
Tu le vois bien ! C’est tout de suite une autre chanson. (D’une voix anxieuse.) Qu’as-tu donc à regarder ainsi, comme si ta prunelle allait éclater. Mère ! ne m’entends-tu pas ? (Il s’approche du chevet.) Il ne faut pas me fixer comme ça ! Parle donc, mère ! C’est moi, ton garçon ! (Il touche avec précaution le front et les mains d’Aase.) Ah ! voilà donc ce que c’est ! Allons, Bruneau, tu peux te reposer maintenant. Nous sommes arrivés. (Il ferme les yeux de la morte et se penche sur elle.) Merci pour tout ce que tu as fait, pour les coups et pour les caresses ! Et maintenant
remercie-moi à ton tour (il presse son front contre les lèvres de sa mère) de t’avoir conduite jusqu’au but.Comment ? C’est Peer ! Allons, tout va changer maintenant ! Dieu ! comme elle dort profondément ! On dirait…
Chut ! Elle est morte.
(Kari pleure près du corps d’Aase. Peer Gynt va et vient dans la chambre. Enfin il s’arrête près du lit.)
Veille à ce qu’elle ait un enterrement convenable. Quant à moi, je tâcherai de me sauver sans qu’on m’aperçoive.
Tu iras loin ?
Jusqu’à la mer.
Si loin que ça ?
Et bien plus loin encore. (Il s’en va.)
- ↑ Des Ski, longs patins plats en bois dont on se sert en Norvège pour aller comme en traîneau, sur la neige durcie, et descendre les montagnes en hiver.