Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Titubation de Tsi

La bibliothèque libre.
Georges Crès et Cie (p. 170-173).


TITUBATION DE TSI

Ceci ne peut être vu que dans l’ivresse ; c’est tout plein de fumées dansantes à travers quoi titube un Ministre des Cérémonies ! Inutile, et même incongru, de garder ici un sang froid. Comme le Peintre, s’échauffant afin de projeter ceci d’une seule éclaboussure ; comme ce bon Roi Kao-Yang faisait nuit et jour avant de sécher la dernière de ses tasses, — il faut boire. Avalez donc à petits coups le vin qui fume par ici.

*

Oh !… pas de grande scène machinée ! Et d’abord, que tous ces gens-là soient faits en peinture ou en viande, qu’ils dansent à dix lieues de mon œil, ou dedans, — que vous importe ? Je les vois. Donc je leur confère provisuellement et consubstansciemment l’existence. Ils en abusent pour se trémousser sans pudeur. Ils n’ont pas notre dignité. Ils ne sont pas assez ivres. Mais nous, ne donnons point dans la Peinture Allégorique. Comprenez : ces gens ne sont pas des concepts ! Le peintre a tout simplement formalisé dans la couleur et la colle le tourbillon des reflets hypothétiques. Je m’entends. Je me surprends d’ailleurs. Comprenez ce que j’exprime avec trop de volubilité peut-être pour des esprits encore à jeun.

Et lui, que voilà, ce bon buveur Kao-Yang, comme il doit m’aimer ! s’il n’est pas trop… Très intelligent ! Des trouvailles, des inventions lapidaires : les stèles sont là pour témoigner. C’est lui, c’est bien lui, à quatre pattes. (Mais on y est plus solide que sur deux). Il tient toujours à marier sa mère à un Turc, — jusqu’au lit inclus. C’est une idée rare. Il s’aperçoit, après coup, que le rite n’est pas prévu dans les Cérémonies. Et il pleure à plat aux pieds de la Douairière intimidée dont il réclame pour expiation quatre-vingt et un coups de bâton sur les fesses. (Les siennes.)

La Morale est sauve puisque le Ciel a neuf étages, et neuf fois neuf… Vous avez compris enfin ! L’Histoire raconte cet épisode exactement à l’envers.

C’était un homme si bon ! Regardez moi cette preuve de bonté, dont vous seriez incapables : une bonté à faire pleurer toute la mer sur tout le Ciel. Voilà : Il traite bien ses généraux : Il les assoit sur son trône, les uns par-dessus les autres, et les abreuve à sa tasse magique, toujours pleine. Et il prie la jolie Dame Joie-de-l’Aurore d’abreuver leurs autres désirs aussi en se donnant là, tout de suite, de sa part à Lui. Et comme la Dame hésite, il la dévêt et l’offre de ses mains. Cette scène dégage une vapeur de bonté.

Et cette autre, une certaine impression de Vérité. Les moines et philosophes se la disputent. Ils sont là, disciples de Bouddha ou du Tao, qui prétendent tous à l’Unique. Mais le Prince est un juge incomparable. Il ordonne qu’on étale une bonne fois toutes les Raisons par devant Lui. Non pas en ordre et à la suite, ce qui les affaiblit et peut se dire « incompréhensif » ; mais d’un seul faisceau, d’un seul jet, — il dit même : « En un seul tas » ! et se charge de discerner le Vrai véritable, et d’entendre au fond du tumulte.

*

Alors, tous ensemble, Tao-che nommant l’Innommable, et Têtes-rases faisant cascader les Causes et rouler la Roue de la Loi, tous les Docteurs de la paix s’entrebattent, tous les Immobiles se démènent devant le Juge, ivre enfin d’idées un peu fortes, et judicieusement endormi.