Peintures (Segalen)/Peintures magiques/Éventail volant

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Georges Crès et Cie (p. 26-28).

La Peinture qui vient ensuite n’est pas une qui se pende haut, mais doit être étalée d’un seul coup du pouce et de l’index, comme l’éventail semi-lunaire qu’on porte au printemps et à l’automne, — et se désigne en effet ainsi :


ÉVENTAIL VOLANT.

Ne lui permettez point de repos : ne cherchez pas à l’expertiser à plat ni à compter le nombre de palettes d’ivoire dont il est fait ; mais donnez lui toujours son mouvement : battez l’air, et à la dérobée, du coin des yeux, à chacune des haleines douces qu’il envoie, regardez, et peu à peu devinez des scènes furtives : le fond est noir et luisant. Tout d’un coup un créneau s’ouvre : des ailes battent : de gros yeux roulent : un crâne crève : il sort une pagode qui d’un seul jet fuse en plein ciel…

Vous avez vu ? Éventez encore, éventez.

Un personnage se compose : un moine nu, extatique. Il conserve, de tout son corps, deux yeux seuls, mais bien vivants. (Le reste est sec ou pourriture.) Il fait signe que, tout seul, le spectacle est bon. Éventez encore, éventez…

Voici qu’un visage écarquillé vous regarde ; si magiquement et si profondément qu’il va se coller sur votre face et deviendrait votre visage, si, vous éventant toujours, vous ne le changiez en quelque autre chose qui n’interloque pas : le trait courbe de l’horizon des Peintres ; le vaste ondoiement de la mer ; le coup d’aile alenti de la grande oie rose dans le ciel ; la caresse recueillie, dépouillée, décharnée de tout désir… Éventez encore, éventez…

Mais le visage peint se réévoque insolemment et se précise à chaque foulée. Il regarde de trop près. Que veut-il dire ? Est-ce vous qui le provoquez ? Le rencontrer hors de ceci : quelle insupportable aventure ! Comme la vue d’un ami trop insistant, comme un remords trop fidèle, comme un muet qui veut interroger.

Mais nous n’habitons point le monde vrai. Ce qui déplaît ou déconcerte, nous pouvons, mieux qu’un remords, l’évincer, et d’un seul geste du doigt, l’effacer.

Fermez donc les doigts : du coup, le visage n’existe plus…