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Pelham/03

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 8-14).


CHAPITRE III


Lorsque je quittai Cambridge, ma santé était très-faible, et comme personne n’était encore rentré à Londres, j’acceptai l’invitation que m’avait faite sir Lionel Garrett, de l’aller voir à sa campagne. En conséquence, par une rude journée d’hiver, plein d’espoir dans l’influence vivifiante de l’air et de l’exercice, je me trouvai, soigneusement empaqueté dans trois habits, sur la grande route de Garrett-Park.

Sir Lionel était un de ces caractères comme on en rencontre tant en Angleterre, et le décrire, c’est décrire toute l’espèce. Il appartenait à une ancienne famille et ses ancêtres avaient tous résidé, depuis des siècles, dans leurs terres de Norfolk. Sir Lionel entra en possession de sa fortune dès sa majorité et arriva à Londres à vingt-et-un ans ; c’était alors un garçon lourd et sans élégance, portant un habit vert et des cheveux plats. Ses amis de la capitale étaient de ce monde où l’on est au-dessus du bon ton lorsqu’on n’y prétend pas, mais où l’on manque son but et où l’on perd complètement l’équilibre, jusqu’à faire une chute incommensurable au-dessous du bon ton, lorsqu’on y veut absolument prétendre.

Je veux parler de ce monde que j’appellerai respectable, composé de vieux pairs de la vieille école, et de gentilshommes campagnards qui s’obstinent à aimer le houblon national et à déprécier le vin de France ; de généraux qui ont servi dans l’armée, de frères aînés qui ont hérité d’autre chose que de biens hypothéqués, et de cadets qui ne confondent pas leur capital avec leur revenu. À ce monde il faut ajouter encore toute la baronnie, car j’ai remarqué que les baronnets allaient par bande et par essaim comme les abeilles ou les Écossais ; aussi ai-je l’habitude, quand je suis chez un baronnet et que je parle à quelqu’un que je ne n’ai pas l’avantage de connaître, de lui dire tout d’abord « sir John ! »

Il ne faut point s’étonner si, vivant au milieu de ce monde, sir Lionel Garrett cessa bientôt d’être le jeune garçon à l’habit vert et aux cheveux plats, pour devenir un jeune homme pincé, frisé, donnant dans les chevaux et les longs favoris, dansant toute la nuit, flânant tout le jour, la coqueluche des vieilles dames, et le point de mire des jeunes.

Un soir, pour son malheur, sir Lionel Garrett fut présenté chez la célèbre duchesse de D*** ; dès ce moment la tête lui tourna. Jusque-là, il s’était toujours imaginé qu’il était quelque chose, qu’il était sir Lionel Garrett, riche de quelques avantages personnels et de huit mille livres de revenu. Il s’aperçut là qu’il n’était rien, à moins d’aller chez lady G*** S***, et de saluer lady S***. Dédaignant la valeur qu’il pouvait trouver en lui-même, il crut absolument indispensable à son bonheur, de ne devoir sa valeur qu’aux autres et à ses relations dans le monde. Peu lui importait d’être un homme riche, de bonne maison, considérable : ce qu’il voulait, c’était d’être un homme du bon ton ; ou sinon il n’était plus qu’un atome, un ver de terre, et non un homme. Pour y atteindre, sir Lionel travaillait comme un avocat à Gray’s Inn ou un galérien à la chiourme. Le bon ton n’est pas encore trop difficile à conquérir pour un célibataire ; or, sir Lionel allait enfin toucher à ce noble but si ardemment désiré, lorsqu’il vit, courtisa et épousa lady Harriett Woodstock.

Cette jeune dame appartenait à une famille médiocrement riche et de date récente ; elle poursuivait, comme sir Lionel, le rêve de parvenir à la réputation d’être de la fashion. Mais il ignorait qu’elle se donnait tant de mal pour y arriver. Il vit qu’elle était admise dans la bonne société et il s’imagina qu’elle y trônait. Elle ne faisait que suivre la mode et il crut qu’elle la dirigeait. Lady Harriett avait vingt-quatre ans et était veuve ; elle n’avait aucune répugnance à se marier et à changer son nom de Woodstock contre celui de Garrett. Elle entretint le baronnet dans son erreur jusqu’à ce qu’il fût trop tard pour la réparer.

Le mariage ne rendit pas sir Lionel plus sage. Sa femme avait la même tournure d’esprit que lui. Ils auraient pu mener grand train en province, ils aimèrent mieux faire mince figure à la ville ; ils auraient pu se choisir des amis parmi des personnes considérables par leur rang et leur position honorable ; ils préférèrent être choisis eux-mêmes à titre de connaissances, par des personnes du bon ton. La société était le but et le mobile de leur existence, et, la seule chose à quoi ils prissent plaisir, c’était la peine même qu’ils se donnaient pour atteindre ce but. N’ai-je pas eu raison de dire que j’allais peindre des individus d’une espèce très-commune ? Est-il quelqu’un de mes lecteurs qui ne reconnaisse là cette classe surabondante de notre population, dont tous les membres se croiraient insultés si, tout en les trouvant très-honorables, on ne leur accordait que le rang qu’ils ont ; qui regardent comme un honneur de devoir ce qu’ils sont à leurs relations ; qui renoncent à la douceur de vivre pour soi-même, aiment mieux se créer le tourment de vivre pour des personnes qui ne donneraient pas une épingle de leur existence. Malheureuses victimes de la vanité, qui ont besoin de se faire dicter leurs inspirations par les autres, et qui travaillent, gémissent, suent sang et eau, pendant tout le cours de leur vie, pour arriver à aliéner leur indépendance.

J’arrivai à Garrett-Park juste à temps pour faire ma toilette avant le dîner. Comme je descendais l’escalier, après avoir accompli cette cérémonie, j’entendis mon nom prononcé par une voix douce et zézeyante. « Henri Pelham, chère, quel joli nom ! et lui, est-il joli garçon ? — Il est plutôt distingué, » telle fut la désobligeante réponse noyée dans un accent lent et pompeux ; elle était faite par une personne que je reconnus aussitôt pour lady Harriett Garrett.

« Peut-on faire quelque chose de lui ? reprit la première voix.

— Quelque chose ? reprit avec indignation lady Harriett, mais il sera lord Glenmorris, et il est fils de lady Frances Pelham !

— Ah ! dit négligemment la voix zézeyante, mais sait-il faire des vers et jouer des proverbes ?

— Non, lady Harriett, dis-je en m’avançant, mais permettez-moi de répondre par votre entremise et d’assurer lady Nelthorpe que je sais admirer les personnes qui ont ce talent.

— Ah ! vous me connaissez, dit la dame à la voix zézeyante. Je vois que nous serons bons amis, » et s’écartant de lady Harriett, elle prit mon bras et se mit à discourir sur les personnes et les choses, la poésie et la Chine, les jeux français et la musique, jusqu’au dîner, où je me trouvai assis près d’elle, faisant tous mes efforts pour éteindre son feu, à l’aide de l’attrait puissant d’un poisson à la Béchamel.

Je saisis l’heureuse occasion que m’offrait cette pause, pour jeter un coup d’œil sur le petit cercle dont lady Harriett était le centre. En premier lieu il y avait M. Davison, grand économiste politique, gentleman gros, court, noir, avec un air tranquille, serein, endormi. Auprès de lui était une petite femme mince, vive comme la poudre, toujours en mouvement, promenant son petit œil gris et inquisiteur tout autour de la table, avec une activité inquiète. C’était, à ce que me dit plus tard lady Nelthorpe, une certaine miss Trafford, personne excellente pour passer les fêtes de Noël à la campagne, et que chacun s’arrachait ; admirable mime, admirable actrice et admirable lectrice. Elle faisait des poëmes et des souliers, tirait les cartes et disait la bonne aventure, qui se vérifiait, ma foi !

Il y avait là aussi M. Wormwood, le noli-me-tangere des lions littéraires, un auteur qui émaillait sa conversation non de fleurs mais d’épines. Personne ne pouvait l’accuser de donner dans ce défaut de la flatterie si commun chez ses semblables ; pendant le cours d’une longue vie, il n’avait jamais été accusé d’avoir dit une seule parole aimable. Il était trop détesté pour n’être pas recherché par tout le monde. Quiconque est arrivé à une réputation, fût-ce même celle d’être désagréable, est sûr d’être courtisé. En face de lui était assis lord Vincent qui, avec un mérite réel, affectait d’être pédant ; c’était un de ces hommes qui sont toute leur vie des jeunes gens d’avenir, qu’on trouve jusqu’à quatre heures après midi en robe de chambre, assis en face d’un in-quarto ; qui vont passer six semaines à la campagne à chaque saison, pour y forger péniblement une réplique impromptu, et ont toujours sous presse un ouvrage qui ne paraîtra jamais.

Quant à lady Nelthorpe elle-même, je l’avais vue souvent. Elle avait quelque réputation de talent, était extrêmement affectée, écrivait des pièces de vers dans des albums, jetait du ridicule sur son mari qui était un grand chasseur de renards ; enfin elle avait un goût particulier pour les beaux arts.

Il y avait encore quatre ou cinq autres personnes très-inconnues et très-vulgaires, c’étaient des cadets, bons tireurs, mais de mauvais partis, des dames d’un certain âge, qui habitaient Backer-Street, et qui auraient volontiers passé la nuit au whist ; et de petites innocentes qui n’avaient jamais bu de vin et qui disaient Monsieur !

Je dois, néanmoins, faire une exception en faveur de la belle lady Roseville, qui était peut-être la femme la plus séduisante du jour. C’était elle évidemment qui était le grand personnage, et il devait en être ainsi partout où elle se trouvait, pourvu qu’il y eût des gens capables de rendre hommage au bon ton. Je n’ai jamais vu une personne plus belle. Ses yeux étaient du bleu le plus foncé, sa carnation des plus délicates, ses cheveux du plus beau châtain ; M. Wormwood lui-même n’avait pas pu trouver le plus petit défaut dans l’ovale délicat ni dans la symétrie élégante de son visage.

Quoiqu’elle n’eût pas plus de vingt-cinq ans, elle était dans cette situation qui seule donne de l’indépendance à une femme, le veuvage. Lord Roseville qui était mort depuis deux ans n’avait vécu que quelques mois après son mariage ; il avait pu, en si peu de temps, apprécier toute l’excellence de sa femme et il le montra bien, car, en mourant, il lui laissa la totalité des biens dont il pouvait disposer et qui étaient considérables.

Elle aimait beaucoup la société des gens lettrés, sans avoir pourtant aucune prétention à entrer dans cette docte classe. Mais ce qui faisait surtout le charme de sa personne c’étaient ses manières ; elles différaient entièrement de celles de toute autre personne sans que rien dans les moindres détails trahît le secret de cette différence. Or, à mon sens, le propre d’une éducation parfaite c’est de réussir à charmer les gens, sans leur laisser voir rien de particulier, rien de saillant, qui puisse leur faire deviner le secret de la fascination qu’ils subissent.

« Avez-vous été à P. cette année ? dit lord Vincent à M. Wormwood.

— Non, lui répondit celui-ci.

— J’y ai été, dit miss Trafford qui ne perdait jamais une occasion de glisser son mot. « 

— Ah ! eh bien ! vous ont-ils fait coucher à La Couronne, selon leur habitude ? Après vous avoir fait faire cinquante milles pour les venir voir, ils donnent toujours pour excuse que leur maison est trop petite, qu’ils n’ont plus de lits, qu’ils sont tous occupés, et que l’auberge n’est pas loin ! Ah, je ne l’oublierai de ma vie, cette auberge avec son enseigne royale, et ses lits raboteux.

— On dort mal quand on est coiffé d’une couronne.

— Ah ! ah ! parfait, s’écria miss Trafford, qui avait le nez fin, et qui arrivait toujours la première pour sonner l’hallali d’un calembour ; oui, c’est ce qui nous est arrivé : ce pauvre vieux lord Belton, avec ses rhumatismes, et cet immense général Grunt, avec son asthme, plus trois célibataires et moi, nous fûmes déportés sains et saufs dans cet hospice des gens sans asile.

— Ah ! Grunt ! Grunt ! dit lord Vincent qui saisit avidement cette nouvelle occasion de lancer un calembour. Il y passa justement la nuit en même temps que moi, et quand je vis le lendemain matin sa lourde personne se balancer à la porte, je dis à Temple : « Ah, voici le plus « grand cadeau que j’aie jamais reçu de la couronne. »

— Excellent, dit M. Wormwood gravement, je déclare, Vincent, que vous devenez tout à fait spirituel. Vous connaissez Jekyl, n’est-ce pas ? ce pauvre garçon comme il faisait bien les calembours ! ce n’est pas chose amusante, surtout à dîner, que les faiseurs de calembours. Monsieur Davison, qu’est-ce que c’est que ce plat qui est tout près de vous ?

Salmis de perdreaux aux truffes, répondit l’économiste, bien connu pour sa gourmandise.

— Des truffes ! dit M. Wormwood, est-ce que vous en avez mangé ?

— Oui ! dit Davison avec une énergie inusitée, et ce sont les meilleures que j’aie goûtées depuis longtemps.

— C’est très-possible, dit Wormwood, d’un air abattu. Je les aime beaucoup, mais je me garde bien d’y toucher ; les truffes portent terriblement à l’apoplexie, je ne dis pas cela pour vous, car je pense que vous pouvez en manger en toute sûreté. »

Wormwood était un homme grand et maigre, avec un cou long d’une aune. Davison était, je l’ai dit, court et gras, on ne lui voyait pas le cou, et il avait la tête dans les épaules comme une morue.

Ce pauvre M. Davison tourna au blanc le plus mat ; il s’agita sur sa chaise, et lança un regard d’effroi et de colère à ce plat qu’il regardait naguère avec amour ; puis murmurant le mot « apoplexie » il demeura bouche close et ne desserra plus les dents de tout le dîner.

M. Wormwood avait atteint son but. Il avait mis mal à l’aise et réduit au silence deux personnes, et répandu un nuage de tristesse sur tout le monde. Le dîner se termina, comme tous les dîners ; les dames se retirèrent, et les hommes se mirent à boire et à parler politique. M. Davison quitta la salle le premier pour aller regarder le mot Truffe dans l’Encyclopédie ; lord Vincent et moi sortîmes ensuite, de peur, suivant l’expression caractéristique de mon compagnon, que si nous restions un moment de plus, « ce diable de Wormwood ne nous envoyât coucher tout en larmes. »