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Pelham/04

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 15-19).


CHAPITRE IV


J’avais annoncé à ma mère mon intention de rendre visite à Garrett Park, et dès le second jour de mon arrivée, je reçus la lettre suivante :

« Mon cher Henry,

« J’ai été bien aise d’apprendre que tu allais mieux. J’espère que tu prendras grand soin de toi. Je pense que tu ferais bien de porter des gilets de flanelle, c’est une excellente chose pour le teint ; à propos de teint et de couleurs, je n’aime pas l’habit bleu que tu portais la dernière fois que je te vis, tu es mieux en noir, ce qui est grand compliment à te faire, car il faut avoir l’air très-distingué pour bien porter le noir.

« Tu sais, mon cher, que ces Garrett ne sont par eux-mêmes rien que de très-ordinaire ; tu voudras bien, en conséquence, faire attention à ne pas te lier trop intimement avec eux ; cependant c’est une bonne maison, et la plupart des gens que tu rencontreras là, sont bons à connaître pour une raison ou pour une autre. Rappelle-toi, Henry, que les relations (je ne dis pas les amitiés) avec des personnes de second ou de troisième ordre sont toujours sûres. Cela tient à ce qu’ils ne sont pas assez indépendants pour recevoir qui ils veulent, et à ce que le rang qu’ils occupent dans le monde dépend de leurs invités. Tu peux être assuré aussi que le ménage aura extérieurement du moins toutes les apparences du comme il faut, et cela pour la même raison. Tâche d’acquérir le plus de connaissance que tu pourras dans l’art culinaire ; c’est une qualité tout à fait indispensable. Il faut tâcher aussi d’attraper quelques notions de métaphysique, si l’occasion s’en présente ; c’est une chose dont on parle beaucoup en ce moment.

« J’apprends que lady Roseville est à Garrett-Park. Il faut que tu aies beaucoup d’attentions pour elle ; tu auras probablement bientôt l’occasion de faire ta cour, c’est le moment ou jamais. À Londres, elle est tellement entourée de tous côtés, qu’elle est presque inaccessible : tu aurais là trop de rivaux. Sans te flatter, je te tiens pour le plus joli garçon et le plus aimable qu’il y ait à Garrett-Park ; et ce serait de ta part une faute impardonnable, que de ne pas faire partager cette manière de voir à lady Roseville. Il n’y a rien de tel, mon cher fils, qu’une liaison (en tout bien tout honneur, s’entend) avec une femme à la mode. Dans le mariage l’homme abaisse la femme jusqu’à son niveau ; dans une affaire de cœur, il s’élève jusqu’à elle. Je n’ai pas besoin, j’en suis sûre, après ce que je viens de te dire, d’insister davantage sur ce point.

« Écris-moi et tiens-moi au courant de toutes tes démarches. Si tu veux bien m’envoyer la liste des personnes qui sont à Garrett-Park, je te dirai la ligne de conduite que tu dois suivre avec chacune d’elles.

« Inutile de te dire que je n’ai rien de plus à cœur que ton bien, et que je suis ta mère bien affectionnée,

« Frances Pelham.

« P. S. — Ne parle pas trop avec les jeunes gens et souviens-toi que ce sont les femmes qui font les réputations dans le monde. »

« Très-bien, me dis-je en lisant cette lettre, ma mère a raison, et maintenant à lady Roseville ! »

Je descendis pour le déjeuner. Miss Trafford et lady Nelthorpe étaient dans la salle et tenaient entre elles une conversation sans doute fort intéressante ; miss Trafford paraissait surtout y mettre beaucoup de véhémence.

« Qu’il est beau ! disait lady Nelthorpe au moment où j’entrais.

— Est-ce de moi que vous parlez ? lui dis-je.

— De vous ? ô vanité des vanités, me répondit-elle. Non, nous parlions d’une aventure romanesque arrivée à miss Trafford et à moi, et nous discutions sur le héros de cette aventure. Miss Trafford déclare qu’il est affreux, et moi je dis qu’il est beau ; aussi vous voyez, M. Pelham, que pour ce qui est de vous…

— Il ne peut y avoir qu’une opinion, mais cette aventure ?

— La voici, s’écria miss Trafford, qui avait grand’peur de voir lady Nelthorpe parlant la première accaparer tout l’intérêt de la narration. Nous nous promenions, il y a deux ou trois jours au bord de la mer, ramassant des coquillages et causant du Corsaire, quand un gros et féroce…

— Un homme ? dis-je en l’interrompant.

— Non, un chien, reprit miss Trafford, s’élance tout à coup d’une caverne, creusée dans le roc, et se dirige en grondant vers cette chère lady Nelthorpe et vers moi. Il avait l’air le plus effrayant et le plus sauvage qu’on puisse imaginer ; il nous aurait certainement mises en pièces si un grand…

— Il n’était pas déjà si grand, dit lady Nelthorpe.

— Ma chère, pourquoi m’interrompez-vous ? dit miss Trafford avec dépit, soit ! un tout petit homme, alors, enveloppé dans un manteau…

— Une grande redingote, dit d’un ton traînant lady Nelthorpe. Miss Trafford poursuivit sans tenir compte de la rectification… n’eût, avec une incroyable rapidité, franchi le rocher…

… Et rappelé son chien, dit lady Nelthorpe.

— Oui, ne l’eût rappelé, poursuivit miss Trafford, jetant un regard autour d’elle. Elle cherchait à surprendre sur nos visages les symptômes de l’étonnement qu’y devait nécessairement produire le récit d’un événement aussi extraordinaire.

— Voici quelque chose de bien plus étrange, dit lady Nelthorpe ; bien qu’il eût, par ses habits et sa tournure, l’air d’un gentleman, il ne s’arrêta pas pour nous demander si nous étions alarmées ou blessées, à peine nous regarda-t-il.

— Oh ! ce n’est pas cela qui m’étonne, dit M. Wormwood, qui entrait en ce moment en compagnie de lord Vincent.

— Il s’évanouit comme un fantôme au milieu des rochers, aussi vite qu’il était apparu.

— Ah ! vous avez vu ce garçon-là, vous aussi, dit lord Vincent, c’est comme moi ; et je puis dire que c’est un personnage diabolique et tout à fait extraordinaire.

Comme un fauve lion dont la pupille sombre
D’un éclat effrayant parfois brillait dans l’ombre,
Il promenait sur moi de farouches regards
Secouant ses cheveux sur son visage épars.

— Les vers sont bien cités et bien appliqués, monsieur Pelham !

— En vérité ? dis-je, quant à l’application je n’en saurais juger, car je n’ai pas vu le héros de l’aventure.

— Oh ! c’est admirable ! dit miss Trafford, et c’est justement la description que j’en aurais faite en prose. Mais, je vous prie, où, quand et comment l’avez-vous vu ?

— Votre question, madame, ressemble au grand mystère de la Trinité, tria juncta in uno, répondit lord Vincent, mais je veux y répondre avec la simplicité d’un quaker : hier matin je revenais d’une des réserves de sir Lionel, et j’avais envoyé devant le garde, afin de pouvoir plus à mon aise…

— Apprendre par cœur des traits d’esprit pour le dîner, dit M. Wormwood.

— Comprendre le sens du dernier ouvrage de M. Wormwood, continua lord Vincent. Mon plus court chemin était de traverser ce cimetière qui est à un mille d’ici, et qui est bien ce qu’il y a de plus beau dans ce vilain pays. Car il y végète un arbre et trois chardons. Comme je mettais le pied dans cet endroit, je vis tout à coup un homme se lever de terre. Il resta un instant immobile, puis (évidemment il ne me voyait pas) il joignit les mains, les éleva vers le ciel, et murmura des mots que je ne pus entendre distinctement ; comme je m’avançais davantage vers lui, non sans éprouver un certain malaise, un grand chien noir, qui jusque-là était resté à l’état de chien couchant, s’élança sur moi avec un grognement féroce.


Sonat hic de nare canina
Litera,


comme dit Perse. J’étais trop terrifié pour bouger de place ;


Obstupui, steteruntque comæ.


Et j’eusse été infailliblement converti en pâtée à chien, si notre connaissance commune ne fût sortie de sa rêverie pour rappeler son animal par son vrai nom : Terreur. Après cela, rabattant son chapeau sur ses yeux, l’homme passa rapidement devant moi et disparut avec son chien. Je ne pus me remettre de ma frayeur pendant une heure un quart. Je marchais, ô mon Dieu ! comme je marchais ! Je songeais à faire ma paix avec le ciel, et à m’amender, car, comme le dit avec vérité Pline :


Timor est emendator asperrimus.


M. Wormwood était en proie, pendant ce récit, à une vive impatience et méditait une sortie contre lord Vincent, lorsque l’entrée de M. Davison vint faire diversion et changer son plan d’attaque.

« Juste ciel ! dit M. Wormwood, en laissant tomber son petit pain, vous paraissez bien malade aujourd’hui, M. Davison ! la face est rouge, les veines gonflées ! Terribles truffes ! Miss Trafford, voudriez-vous avoir la complaisance de me passer le sel ? »