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Pelham/20

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 84-88).


CHAPITRE XX


Je finissais de déjeûner, le lendemain matin, et je pensais à cette scène de la nuit dernière, lorsqu’on annonça lord Vincent.

« Comment va le galant Pelham ? me dit-il en entrant.

— À dire la vérité, lui répondis-je, je suis encore ce matin sous l’influence d’idées noires, et votre visite vient comme un rayon de soleil en novembre.

— Voilà une pensée brillante, dit Vincent, et je m’en vais bientôt faire de vous un joli petit poëte ; faites-vous seulement éditer en un gentil volume in-octavo avec une dédicace à lady D. À propos, avez-vous jamais lu ses pièces ? Vous savez qu’elle ne s’est fait imprimer que pour ses amis.

— Non ! » dis-je.

À la vérité, Sa Seigneurie aurait pu m’interroger sur n’importe quelle œuvre littéraire, j’aurais cru manquer à mon rôle si je n’avais fait la même réponse.

« Non ? répéta Vincent, permettez-moi de vous dire que vous devez toujours avoir l’air de connaître un livre qui n’a pas été livré au public. Pour être admiré, il faut toujours savoir ce que les autres ne savent pas, et l’on a par ce moyen toute liberté de déprécier la valeur de ce que les autres savent. Ne restez pas dans l’antichambre de la science. Là vous êtes exposé à vous rencontrer avec tous les commençants. Vantez-vous d’avoir accès dans le sanctuaire, et il n’y aura pas une personne sur mille qui ose discuter avec vous. Avez-vous lu le dernier pamphlet de M. de C. ?

— Ma foi ! dis-je, j’ai été si occupé !

Ah, mon ami ! s’écria Vincent, la plus grande preuve d’oisiveté qu’on puisse donner, c’est de se plaindre d’être très-occupé. Eh bien ! vous avez perdu, car le pamphlet est bon. C. a un esprit extraordinaire, quoique d’une portée médiocre ; cela ressemble au jardin d’un bourgeois de Londres, un petit parterre ici, là une petite pagode chinoise, un chêne dans un coin, une petite couche de champignons dans un autre, et, dominant le tout, une ruine gothique au fond, en face de la porte-fenêtre cintrée ; en une enjambée on le traverse : ce sont les quatre parties du monde dans une taupinière. Mais tout y est bien dans son genre ; il n’y a rien dont l’arrangement ne soit prémédité et de la dernière élégance.

— Que pensez vous ? lui dis-je, du baron de… le ministre de… ?

— Oh ! lui ! répondit Vincent,


Son esprit peut-être
N’a pas mis une fois le nez à la fenêtre.


Il a l’air sombre et effaré, il est plein des noirs fantômes de l’ancien régime. C’est une chauve-souris qui voltige autour des cloîtres d’une ancienne abbaye. C’est un pauvre, antique, et petit esprit ! mais je ne veux rien dire de plus sur lui :


Pour un objet si chimérique
C’est par trop être satirique.


Ainsi laissons là l’esprit du baron de… ! » Voyant lord Vincent si disposé à mordre, je dirigeai immédiatement sa rage contre M. Aberton,

« Aberton ! vous me demandez si je connais cet aimable jeune homme ! oui, une espèce d’individu qui, lorsqu’il parle de la haute société, dit : nous ; qui met en vue sur sa cheminée la fleur des cartes de visite qu’il a reçues, et qui s’écrit à lui-même des billets doux de duchesse ; un in-12 « pensées précieuses » relié en veau. Oh, je connais bien l’homme, il se met bien, n’est-ce pas ?

— Ses habits sont bien faits, répondis-je naïvement.

— Ah oui ! dit Vincent, c’est un homme qui va chez le meilleur tailleur et qui lui dit : « Faites-moi un collet comme celui de lord tel et tel, » qui ne porterait pas un gilet neuf avant d’en savoir la coupe patronnée et autorisée, et qui prend ses airs à la mode et sa sottise chez les meilleurs fournisseurs. C’est de ces gens qui sont trop honteux d’eux-mêmes pour n’être pas fous de leurs habits ; ils font comme les marins chinois, qui brûlent de l’encens devant une aiguille[1].

— Et M. Howard de Howard ? lui dis-je en riant, que pensez-vous de lui ?

— Quoi ! le maigre Eupatris ? s’écria Vincent, c’est l’incarnation de la ligne droite, une longueur sans largeur. Son ami inséparable, M. Aberton, courait l’autre jour après lui dans la rue Saint-Honoré, et en le voyant poursuivre cette maigre apparition, je dis à Bennington : « J’ai trouvé le vrai Pierre Schlemil. — Qui ça ? me dit avec une naïveté sérieuse sa grave Seigneurie. — C’est M. Aberton, lui répondis-je, ne le voyez-vous pas qui court après son ombre ? » Mais l’orgueil de ce pauvre garçon est quelque chose de si amusant ! Il est cousin au quinzième degré du duc, et son exorde favori est celui-ci :


Lorsque j’hériterai des titres de mes ancêtres.


L’autre jour il assistait à la conversation de deux ou trois jeunes gens assez sots, qui discutaient sur la religion et le gouvernement, et qui vinrent à tenir des propos irréligieux. (M. Howard de Howard est lui-même trop peu substantiel pour n’avoir pas de tendances au spiritualisme.) Cependant il se contenta de s’agiter sur sa chaise. On se mit ensuite à dire du mal du souverain ; M. Howard de Howard s’agita de nouveau sur sa chaise ; mais voilà que ces jeunes gens passèrent à l’aristocratie qu’ils n’épargnèrent pas davantage ; là-dessus ce diminutif de grand personnage (magni nominis umbra) ne put se contenir plus longtemps. Il se leva, lança un regard sévère aux jeunes gens interdits et leur tint ce discours : « Messieurs, je suis demeure assis en silence pendant que vous tourniez en dérision mon roi et que vous blasphémiez mon Dieu ; mais maintenant que vous attaquez l’aristocratie, je ne puis plus méconnaître vos intentions blessantes : Messieurs, c’est une insulte personnelle. »

— Dites-moi, Vincent, lui demandai-je après un instant de silence, avez-vous quelquefois rencontré, à Paris, un monsieur Thornton ?

— Thornton ? Thornton ? me dit-il, en ayant l’air de rappeler ses souvenirs ? Lequel ? est-ce Tom Thornton ?

— Je pense que ce doit être cela, lui répondis-je ; cet individu qui doit s’appeler Tom Thornton a le visage plein et coloré et porte une cravate à petits pois ; Tom, c’est cela, il doit s’appeler Tom !

— N’est-cc pas un individu entre vingt et trente ans, dit Vincent, un peu court, qui a les cheveux et les favoris roux ?

— Précisément, lui dis-je, est-ce que tous les Tom ne se ressemblent pas ?

— Ah ! dit Vincent, je le reconnais bien ; c’est un garçon adroit et habile, mais c’est un misérable. C’est le fils d’un intendant du Lancashire ; il a été élevé pour être procureur ; mais comme il avait de la gaîté et de l’entrain il devint le favori du maître de son père, une espèce de Mécène qui protégeait les joueurs de bâton, les joueurs et les jockeys. Dans cette maison il fit la connaissance de quelques personnes d’un rang distingué mais qui avaient les mêmes goûts que leur hôte : ces gens-là qui prennent la rudesse et la vulgarité de ses manières pour de l’honnêteté et ses proverbes prétentieux pour de l’esprit, l’admirent dans leur société. C’est chez une de ces personnes que je l’ai vu. Je pense que depuis peu ses affaires se sont un peu gâtées ; quels que soient les motifs qui l’ont fait émigrer d’Angleterre à Paris (quelques abominations mal blanchies… quelques innocentes noirceurs, comme dit Charles Lamb en parlant des ramoneurs), je n’imagine pas quel métier il peut faire. Je croirais volontiers qu’il vient ici pour tâcher de gagner sa vie ; car partout où il y a des Anglais assez sots pour être dupes, il y a des Anglais assez fripons pour les exploiter.

— Assurément, lui dis-je, mais est-ce qu’il y a ici assez de sots pour nourrir les coquins ?

— Oui, parce que les coquins sont comme les araignées, ils se mangent les uns les autres, quand ils n’ont pas pu attraper autre chose. Or, Thornton ne risque rien, tant que subsistera la loi naturelle qui veut que les plus grands fourbes dévorent les plus petits, car il n’est pas possible de trouver un plus grand fourbe que lui… Si vous avez fait sa connaissance, mon cher Pelham, je vous conseille de faire attention à vous, car si l’on venait me dire plus tard qu’il ne vous a pas volé, mendié, ou emprunté de l’argent, j’aimerais autant croire que M. Howard de Howard est devenu gras et que M. Aberton a cessé d’être un imbécile. Et maintenant, noble Pelham, au revoir. Il est plus aisé d’être sage pour les autres que de l’être pour soi-même. »

  1. Les Chinois, considérant la boussole comme un don de Dieu, ont pour cet instrument un respect idolâtre.