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Pelham/21

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 89-92).


CHAPITRE XXI


Il y avait quelques semaines que j’étais à Paris, et je n’étais pas trop mécontent de la façon dont j’avais employé mon temps. J’avais tiré de moi le meilleur parti possible, puisque j’avais, autant que faire se pouvait, combiné l’utile avec l’agréable ; ainsi, j’allais le soir à l’Opéra, et le matin j’apprenais à danser. Si je passais ma soirée chez la duchesse de Perpignan, ce n’était pas sans m’être exercé pendant une heure à la salle d’armes. Bref, je me donnais beaucoup de mal pour compléter mon éducation. Je souhaite que tous les jeunes gens qui fréquentent le continent en puissent dire autant.

Un jour (une semaine environ après ma conversation avec Vincent), je me promenais tranquillement, dans une allée du Jardin des Plantes, méditant sur les mérites du Rocher de Cancale et de la duchesse de Perpignan, quand j’aperçus un homme de haute taille, vêtu d’un habit de drap grossier et épais, d’une couleur sombre, que je reconnus tout d’abord avant de voir la figure de celui qui le portait. Il sortait d’une allée voisine de celle que je suivais. Il s’arrêta un moment et regarda autour de lui comme s’il attendait quelqu’un. Presque aussitôt, une femme qui semblait avoir une trentaine d’années, assez mal mise, apparut dans une direction opposée. Elle s’approcha de lui, ils échangèrent quelques mots, puis elle prit son bras, et ils s’engagèrent dans une autre allée où je les perdis de vue. Cet homme, c’était le compagnon de Thornton au bois de Boulogne, et le héros de la maison de jeu du Palais-Royal. Je n’aurais jamais cru qu’un visage si noble malgré sa dureté, pût réserver ses sourires pour une femme d’aussi bas étage que paraissait l’être cette femme. Après tout, nous avons tous nos petites faiblesses, comme disait ce Français, en mettant cuire dans sa marmite la tête de sa grand-mère.

J’étais moi-même à cette époque de ceux qui se laissent prendre à un joli visage, quelque grossiers que soient les vêtements de celle qui le possède. Quoique je ne puisse pas dire que je sois jamais tombé assez bas pour devenir amoureux d’une femme de chambre, pourtant je me sens disposé à une grande tolérance envers un homme au-dessous de trente ans à qui cela arriverait. Pour montrer combien mes dispositions étaient douces et bienveillantes, je dirai que dix minutes après avoir assisté à un rendez-vous aussi mal assorti, je me surpris moi-même à suivre une jolie petite grisette, jusque dans une espèce de petit cabaret, qui était à l’époque dont je parle (et qui est probablement encore), vers le milieu du jardin. Je m’assis et je demandai ma boisson favorite, de la limonade ; la petite grisette qui était avec une vieille femme, peut-être sa mère, et un beau gros garçon, sans doute son amoureux, s’assit en face de moi, et se mit avec l’incroyable coquetterie des femmes de son pays, à partager son attention entre le gros garçon et moi. Le pauvre diable ! il paraissait ne prendre qu’un plaisir médiocre aux œillades significatives échangées par-dessus son épaule droite, et à la fin, sous prétexte de se soustraire à un courant d’air qui venait de la fenêtre ouverte, il vint se placer exactement entre nous deux. Mais cette manœuvre ingénieuse n’eut pas tout le succès qu’il en attendait ; il n’avait pas réfléchi à une chose, c’est que, moi aussi, j’étais doué de la faculté de me mouvoir ; aussi, je reportai ma chaise environ à trois pieds plus loin et je rendis ainsi tout à fait inutile la contre-marche de l’ennemi.

Mais ce jeu ne dura pas longtemps. Le jeune homme et la vieille femme parurent s’accorder à trouver que cela n’était pas convenable. Aussi, semblables à des généraux expérimentés, résolurent-ils de vaincre en battant en retraite. Ils burent leur orgeat, payèrent, placèrent au milieu d’eux le régiment douteux, et quittèrent le champ de bataille. Je n’étais pas disposé le moins du monde à tomber dans un violent désespoir pour si peu ; aussi restai-je assis à la fenêtre, prenant ma limonade et murmurant : « Après tout, les femmes ne sont qu’un ennui ! »

En dehors du cabaret et juste devant ma fenêtre, il y avait un banc que, moyennant quelques sous, on pouvait accaparer pour soi seul ou sa compagnie.

Un homme et une femme vinrent s’y asseoir.

Les premiers sons de la voix de l’homme, quoiqu’il parlât très-bas, me firent bondir hors de ma place. Je lançai un regard rapide au dehors, et je me rassis. Je venais de voir l’Anglais que j’avais rencontré dans le jardin, et la femme qui l’avait rejoint.

« Deux cents livres sterling, dis-tu ? murmura l’homme, il faut que nous ayons tout !

— Mais, reprit la femme, à voix basse, il dit qu’il ne veut plus toucher à une carte. »

L’homme se mit à rire. « Folle ! lui dit-il, les passions ne se domptent pas aussi facilement. Combien y a-t-il de jours qu’il a reçu d’Angleterre ce restant de comptes ?

— Trois jours, reprit la femme.

— Et c’est bien là tout ce qui lui reste de sa fortune ?

— Tout.

— Je suppose alors, que, quand il aura dépensé cet argent, il sera réduit à la mendicité.

— Sans doute, dit la femme avec un demi-soupir. »

L’homme rit de nouveau, puis reprit sur un autre ton :

« Alors, alors, cette soif brûlante qui me dévore sera enfin étanchée. Je vous le dis, femme, il y a des mois que je n’ai pas connu un jour, une nuit, une heure, où ma vie ait été semblable à la vie d’un autre homme. Mon âme tout entière s’est fondue en une seule pensée ardente : touchez cette main, ah ! vous tremblez ; eh bien ! cette fièvre brûlante n’est rien, auprès du feu intérieur qui me dévore ! »

Ici sa voix devint si basse que je ne pus plus l’entendre. La femme avait l’air de s’efforcer de le calmer ; à la fin elle lui dit :

« Mais ce pauvre Tyrrel ! vous ne voulez pas le laisser mourir de faim, seul, abandonné ?

— Seul, non ! s’écria-t-il, avec un accent féroce. Quand cet homme sera tout à fait à l’agonie, quand il sera épuisé par la fatigue, le chagrin, la maladie et la faim, quand il sera étendu sur son lit, mourant, quand le râle de la mort le tiendra à la gorge et qu’un voile épais commencera à s’étendre sur ses yeux, quand le remords peuplera sa chambre de fantômes infernaux, et que, dans sa couardise, il adressera en tremblant une humble prière au ciel, alors, je serai là ! »

Il y eut un long silence troublé seulement par des sanglots que la femme semblait s’efforcer de comprimer. Enfin l’homme se leva, et, d’une voix si douce qu’on eût dit une musique, il lui dit les choses les plus tendres. Elle céda bientôt à ses accents persuasifs et lui répondit d’un air décidé :

« Eh bien oui ! en dépit de mes remords, pourvu que je ne te perde pas, vie, honneur, espoir, mon âme même, je te sacrifie tout ! »

À ces mots ils quittèrent le banc où ils étaient assis et disparurent.