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Pelham/23

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 98-106).


CHAPITRE XXIII


Je m’éveillai le lendemain avec un grand mal de tête accompagné de fièvre. Ah ! ces carrousels nocturnes seraient admirables s’ils n’avaient toujours un lendemain. Je pris mon sauterne avec de l’eau de Seltz dans ma chambre à coucher ; comme toute indisposition a le don de me rendre méditatif, je repassai dans mon esprit tout ce que j’avais fait depuis mon arrivée à Paris. Je m’étais fait, et Dieu sait que je n’avais pas eu grand mal, une célébrité dans le monde ; on ne parlait que de moi. Il est vrai que c’était pour me critiquer ; l’un trouvait à redire à ma cravate, un autre à mon esprit, le maigre M. Aberton disait que je mettais des papillotes de papier brouillard, et sir Henry Millington, l’homme aux habits rembourrés, disait que je n’étais moi-même qu’un chiffon de papier. L’un blâmait ma tenue à cheval, un second ma manière de danser, un troisième demandait comment il pouvait se trouver une femme qui eût du goût pour moi et un quatrième répondait qu’aussi n’y en avait-il pas une seule.

Cependant il y avait un point sur lequel amis et ennemis tombaient d’accord, c’est que j’étais un fat achevé, et un véritable Narcisse, amoureux de lui-même.

Peut-être ne se trompaient-ils pas beaucoup en cela. Comment se fait-il, par parenthèse, que le plus sûr moyen de mécontenter tout le monde, ce soit d’être content de soi ? Si quelqu’un, homme ou femme, admirateur connu de lui-même et de ses propres perfections, vient à entrer dans une chambre, voyez de suite comme toutes les personnes de son sexe paraissent troublées, inquiètes, malheureuses ! Pour elles, il n’y a plus je ne dirai pas de joie, mais de tranquillité, et si elles pouvaient anéantir l’auteur involontaire de leur chagrin, je crois fort qu’il n’y a pas de tolérance chrétienne qui pût arrêter les effets de cette animosité poussée à l’extrême.

Pour un fat il n’y a pas de pardon, pour une coquette pas de pardon. Ils sont, pour ainsi dire, des hérétiques de la société, il n’y a pas de crime horrible qu’on ne leur impute ; ils n’ont pas la même religion que les autres, ils se font un Dieu de leur propre vanité, et par là ils offensent la vanité orthodoxe de tous les autres. La bigoterie allume contre eux le bûcher de l’auto-da-fe en criant au scandale ! Qu’y a-t-il, hélas, de plus implacable que la rage de la vanité ? Quoi de plus actif que ses persécutions ? Enlevez à un homme sa fortune, sa maison, sa réputation, mais flattez sa vanité en lui ravissant tour à tour chaque dépouille, et il vous pardonnera. Comblez-le de bienfaits, rassasiez-le de jouissances, mais irritez son amour-propre, et de l’homme le meilleur, vous ferez un ingrat. Il vous fera une piqûre mortelle s’il le peut. Vous ne pouvez pas vous en fâcher, c’est vous-même qui en avez distillé le venin. Aussi ne comptez jamais sur la reconnaissance de celui que vous obligez. Il n’y a qu’un esprit élevé pour qui la reconnaissance ne soit point un sentiment gênant. Si vous voulez avoir du plaisir, vous en trouverez plus à recevoir, à solliciter même des faveurs, qu’à en accorder ; car la vanité de celui qui oblige est toujours flattée, celle de l’obligé l’est rarement.

Mais c’est là une digression étrangère à notre sujet ; retournons à notre récit. J’avais, depuis quelque temps, très-peu fréquenté les Anglais. Les lettres d’introduction de ma mère m’avaient ouvert les portes des meilleures maisons de France ; et c’est là que je passais toutes mes soirées. Hélas ! Quel heureux temps que celui où ma voiture m’attendait à la porte du Rocher de Cancale, pour me conduire d’une visite à l’autre ; et comme j’en variais la nature et les degrés suivant mon caprice ! Tantôt, c’étaient les brillantes soirées de madame de ***, tantôt le troisième étage de quelque beauté moins illustre qui présidait à la dissipation et à l’écarté ; tantôt les conversations littéraires de la duchesse de S*** ou du vicomte de *** et puis l’excitation fébrile de la maison de jeu. Je passais de l’un à l’autre, avec cet appétit pour le plaisir, que la variété entretient et conserve. Jamais de désenchantement, toujours le même entrain joyeux. Plein de cette santé qui supporte et de cette jeunesse qui colore tous les excès et toutes les excitations, je buvais d’une lèvre avide à cette source de plaisirs enchanteurs que m’offrait la capitale.

J’ai déjà parlé de la duchesse de Perpignan, mais je n’en ai dit que quelques mots ; je pense qu’il est nécessaire que je fasse mieux connaître ce personnage. Depuis le soir où je l’avais rencontrée à l’ambassade, je lui avais fait une cour assidue. Je découvris bientôt qu’elle avait une espèce de liaison assez singulière avec l’un des attachés, un petit monsieur mal fait, les épaules en l’air, la face pâle, qui portait un habit bleu et un gilet chamois, écrivait de mauvais vers, et se croyait beau. Tout Paris disait qu’elle était éprise à l’excès de ce jeune homme. Quant à moi, je ne la connaissais pas depuis quatre jours, que j’avais découvert ceci, elle ne pouvait s’éprendre à l’excès que de deux choses : des pâtés aux huîtres et du Corsaire de lord Byron. Son esprit était le plus merveilleux mélange qu’on pût voir, de sentiment et de sensualité. Dans ses amours c’était une vraie Lucrèce ; dans son épicuréisme, elle eût rendu des points à Apicius lui-même. Elle aimait les soupirs, mais elle adorait les soupers. Elle était femme à tout sacrifier à son amant, excepté son dîner. L’attaché eut bientôt une querelle avec elle, et je fus installé dans les honneurs platoniques de sa place.

D’abord, j’avoue que je fus flatté d’avoir fixé son choix, et quoiqu’elle fût terriblement exigeante en fait de petits soins, je parvins à conserver son affection, et ce qu’il y a de plus étonnant, la mienne aussi, pendant un mois presque entier. Ce qui me refroidit, ce fut l’événement suivant :

J’étais un soir dans son boudoir, quand sa femme de chambre vint nous dire que le duc arrivait. Malgré l’innocence de notre attachement, la duchesse fut excessivement troublée ; il y avait à gauche de l’ottomane où nous étions assis une petite porte… « Non, non, pas par là, » me cria la dame ; mais moi qui ne voyais pas d’autre retraite, j’entrai néanmoins ; et avant qu’elle eût le temps de m’en faire sortir, le duc était dans la chambre.

Pendant ce temps, je m’amusai à examiner les merveilles du nouveau monde dans lequel je venais d’être plongé si brusquement. Sur une petite table, près de moi, était déposé un bonnet de nuit d’une forme et d’une structure singulière ; je l’examinai comme une curiosité ; de chaque côté était placée une petite côtelette de veau cru cousue au bonnet avec de la soie verte (je me souviens encore des moindres détails de cette aventure) ; une belle perruque d’un blond doré reposait à côté sur un support (la duchesse ne voulait jamais me laisser jouer avec ses cheveux) ; sur une autre table était une rangée de dents, d’une blancheur éblouissante. Je demeurai environ un quart d’heure dans ce laboratoire des grâces ; au bout de ce temps, la soubrette (la duchesse avait eu le bon goût de disparaître) vint me délivrer et je me glissai dans l’escalier avec la joie d’une âme qui a fait son temps de purgatoire.

Depuis ce moment la duchesse m’honora d’une haine mortelle. Sotte non moins que méchante, ses plans de vengeance furent aussi ridicules dans l’exécution qu’impitoyables dans l’intention. Une fois, il ne s’en fallut de rien que je ne fusse empoisonné dans une tasse de café ; un autre jour, elle essaya de me tuer en me frappant à l’endroit du cœur avec un couteau à papier.

Loin d’être découragée par le mauvais succès de ces attentats, ma belle ennemie avait résolu ma mort ; il lui restait encore un moyen pour atteindre son but ; elle le tenta, ainsi que le lecteur le verra bientôt.

M. Thornton était venu deux fois me demander, et deux fois je lui avais rendu sa visite sans qu’aucun de nous pût profiter de cette réciprocité de politesses. Il était lié avec le mystérieux héros de la maison de jeu et du Jardin des Plantes ; je prenais, malgré moi, un intérêt très-vif à ce personnage mystérieux, car j’étais sûr de l’avoir vu auparavant dans une situation et dans des circonstances fort différentes ; tout cela me poussait à cultiver cette connaissance que j’aurais dû, d’après les renseignements de Vincent, m’efforcer d’éviter. Je résolus donc de faire une nouvelle tentative pour le trouver chez lui ; et mon mal de tête s’étant un peu dissipé, je me dirigeai vers le faubourg Saint-Germain, où il demeurait.

J’aime ce quartier ! si jamais je retourne à Paris, c’est là que je veux habiter. C’est un monde tout différent de celui des rues que connaissent et qu’habitent en général les Anglais en résidence à Paris ; vous êtes chez les Français, au milieu des débris fossiles de l’ancien régime. Les maisons elles-mêmes ont un air de désolation mais en même temps de grandeur vénérable. Vous n’y côtoyez pas les hôtels neufs et modernes des nouveaux riches. Tout, jusqu’à l’inégalité des pavés, témoigne d’un profond mépris pour les innovations. Vous traversez un des nombreux ponts de la Seine et vous entrez dans une autre époque, vous respirez l’atmosphère du siècle dernier. Là, point de boutiques aux riches étalages, françaises par le clinquant, anglaises par la cherté des prix ; point de ces habits roides et de ces démarches guindées qui caractérisent nos compatriotes ; ces rues mélancoliques ne sont pas anglaisées. De vastes hôtels à la façade sombre, et qui montrent un mépris superbe pour le comfort ; des magasins tels qu’ils devaient être déjà sous le règne aristocratique de Louis XIV, alors que le contact impur des Anglais n’en avait pas encore exclu la politesse et le bon marché ; des édifices publics, témoins éloquents de la charité du grand monarque, des carrosses aux larges flancs superbement décorés, des chevaux normands à la taille élevée et à tous crins ; des hommes aux manières hautes mais courtoises, sur lesquels la révolution semble avoir passé sans y avoir laissé son empreinte démocratique ; tout concourt à communiquer à l’esprit une impression vague et indicible d’antiquité. Quelque chose de solennel dans la gaîté même, de fané dans la pompe, jette un air de langueur sur tout ce que l’on voit ; c’est là qu’est le grand peuple Français, dans toute sa pureté ; celui que n’ont altéré ni les révolutions, ni le commerce des tribus vagabondes qui viennent affluer dans ce grand marché des plaisirs.

Les étrangers qui encombrent les quartiers situés de ce côté-ci de la Seine, ne vont pas de l’autre côté ; entre eux et le faubourg Saint-Germain, il y a un abîme, l’air y est différent ; nos sentiments, nos pensées, la nature elle-même, tout change, sitôt que nous avons passé ce Styx, qui sépare les gens errants sur les bords des vrais naturels de ce quartier. L’esprit n’est pas refroidi, mais plutôt épuré et ennobli par une sorte de crainte respectueuse ; on est saisi et pénétré par cette majesté de la vieillesse, et l’on foule le pavé de ces rues mélancoliques avec la dignité d’un homme qui se rappelle les splendeurs de l’ancienne cour et le rang qu’il y tenait.

J’arrivai au logement de Thornton, rue Saint-Dominique. « Monsieur est-il chez lui ? » dis-je à la portière. C’était une vieille femme qui lisait en ce moment un roman de Crébillon.

« Oui, monsieur, au quatrième, » me répondit-elle. Je m’engageai dans l’escalier qui était noir et sale, et après une ascension très-fatigante, j’arrivai enfin à la demeure élevée de M. Thornton.

« Entrez ! » cria une voix, en réponse au coup que j’avais frappé. J’obéis au signal et je me trouvai dans une chambre assez grande qui servait à de nombreux usages. Un rideau de soie bleu foncé fort délabré était tendu devant une sorte de retraite et séparait la chambre à coucher, du salon ; comme ce rideau était alors à moitié ouvert, on pouvait entrevoir les mystères de l’antre qu’il était censé voiler ; le lit était encore défait, il paraissait d’une propreté douteuse ; un foulard rouge, qui avait servi de bonnet de nuit, pendait au pied du lit ; à peu de distance, près de l’oreiller, on voyait un châle, une ombrelle et une vieille pantoufle. Sur une fable, entre deux fenêtres dont les vitres étaient obscures et les châssis grossiers, apparaissaient un bol fêlé où fumait encore la lie d’un punch au gin, deux bouteilles à demi pleines, un fromage moisi, et un saladier. Sous la table par terre, traînaient deux gros livres et un chapeau de femme.

Thornton lui-même était assis près d’un misérable petit feu, dans une bergère. Tout près de lui était une autre table encore couverte des débris d’un déjeûner, une cafetière, une boîte au lait, deux tasses, un pain entamé, un plat vide, un paquet de cartes, un dé à jouer, et un livre de mauvais goût, tout ouvert à portée de sa main.

Tout ce qui l’entourait portait l’empreinte d’une basse débauche ; l’homme lui-même, avec sa figure rouge et sensuelle, ses mains sales, et le négligé libertin de toute sa personne, représentait dignement le genius loci.

Tout ce que je viens de décrire, plus l’ombre fugitive d’une femme disparaissant derrière une porte, un coup d’œil rapide me l’avait fait apercevoir, à l’instant même où je faisais mon entrée.

Thornton se leva, avec un air moitié insouciant, moitié confus, et m’exprima, dans des termes qui valaient mieux que sa tenue, le plaisir en même temps que la surprise qu’il éprouvait de ma visite. Il y avait dans sa conversation une singularité qui lui donnait à la fois un air de finesse et de vulgarité ; c’était, comme on l’a dit plus haut, une profusion de proverbes, les uns vieux, les autres nouveaux, quelques-uns sensés, mais qui tous sentaient ce vocabulaire dont fait jamais usage un homme d’une conversation tant soit peu distinguée.

« Je n’ai qu’une chambre, me dit-il en souriant, mais Dieu merci, à Paris on ne juge pas les gens sur leur appartement. Petit logis, petits soucis. Il y a peu de garçons qui aient un logement plus somptueux que le mien.

— C’est vrai, lui dis-je, et si j’en juge par les bouteilles qui sont sur cette table et par ce chapeau que je vois là-dessous, vous trouvez qu’il n’y a pas d’habitation trop humble ou trop élevée pour le plaisir.

— Parbleu, vous êtes dans le vrai, monsieur Pelham, répliqua Thornton avec un rire épais et grossier, une sorte de gloussement qui m’en apprit plus sur son compte que n’aurait pu le faire une conversation d’une heure entière. Je me soucie peu de cela, des décorations de la table, pourvu que la chère soit bonne, et des colifichets de la coiffure pourvu que la figure soit jolie ; le goût de la cuisine en vaut mieux que l’odeur. Allez-vous chez madame B***, rue Grétry ? hein ? monsieur Pelham, je gage que vous y allez !

— Non, lui dis-je avec un rire bruyant et avec un frisson intérieur. Mais vous, vous m’avez l’air de connaître les bons endroits ? Quant à moi, je suis encore étranger à Paris, et je ne m’y amuse que médiocrement. »

La face de Thornton brilla : « Je vous dirai, mon bon ami, pardon, je voulais dire monsieur Pelham, que je veux vous procurer le plus grand plaisir du monde, si seulement vous voulez perdre avec moi un peu de votre temps, ce soir même, peut-être.

— Je regrette, lui dis-je, d’être engagé pour toute la semaine ; mais il me tarde de cultiver une connaissance qui est si bien d’accord avec mes propres goûts. »

Les yeux gris de Thornton lancèrent un éclair.

« Voulez-vous déjeuner avec moi samedi ? me dit-il.

— Je serais trop heureux ! » lui répondis-je.

Il y eut ici une pause, j’en profitai pour dire : « Je crois vous avoir vu une ou deux fois avec un grand et bel homme qui porte une large redingote d’une singulière couleur. Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander son nom ? je suis sûr de l’avoir vu auparavant on Angleterre ? »

Je regardai attentivement Thornton en disant cela. Il changea de couleur et répondit à mon regard par un mouvement rapide de son petit œil gris et brillant, puis :

« Je ne sais pas du tout, répliqua-t-il, ce que vous voulez dire ; mes connaissances à Paris sont si nombreuses et variées ! cela peut être Johnson, ou Smith, ou Howard, ou enfin quelque autre personne.

— C’est un homme d’environ six pieds, lui dis-je, mince, très-bien fait, pâle, qui a les yeux clairs, les cheveux très-noirs, et porte des moustaches et des favoris. Je l’ai vu une fois avec vous au Bois de Boulogne, et une autre fois depuis dans une maison de jeu du Palais-Royal. À coup sûr, maintenant, vous ne pouvez manquer de vous rappeler qui c’est ! »

Thornton était évidemment déconcerté.

« Oh ! dit-il après un instant, et en attachant de nouveau sur moi son regard faux et inquiet, son nom ! il y a très-peu de temps que je le connais. Mais comment donc s’appelle-t-il ? attendez ; » et M. Thornton avait l’air de se plonger dans un dédale de souvenirs confus.

Je voyais, de temps en temps, son œil se diriger vers moi, avec une expression de défiance et de curiosité, et se baisser aussitôt.

« Ah ! dis-je négligemment, je sais qui c’est !

— Oui ? s’écria Thornton sortant complètement de sa réserve.

— Pourtant, dis-je sans paraître remarquer son interruption, cela ne peut pas être : la couleur des cheveux est si différente ! »

Thornton parut de nouveau perdu dans ses souvenirs.

« War — Warbur — ah ! je l’ai maintenant, cria-t-il, Warburton, c’est cela, c’est bien son nom ; est-ce le même que vous croyiez, monsieur Pelham ?

— Non, dis-je, avec un air de satisfaction complète. Je m’étais trompé. Bonjour, il se fait tard. À samedi donc, monsieur Thornton ; au plaisir de vous revoir. »

« Quel rusé animal ! me dis-je en quittant son appartement. Pourtant on peut être trop fin. Maintenant je le tiens. »

Le plus sûr moyen de faire une dupe, c’est de laisser supposer à votre victime, que c’est vous qui êtes la sienne.