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Pelham/24

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 107-113).


CHAPITRE XXIV


Je trouvai à mon retour, Bedos, mon valet incomparable, couvert de sang et écumant de rage.

« Qu’y a-t-il ? lui dis-je.

— Ce qu’il y a ! » répéta Bedos, avec une voix presque étouffée par la fureur.

Alors, heureux de pouvoir exhaler sa rage, il lâcha une volée d’injures à l’adresse de notre Dame du château. Je parvins à la fin, à grande peine, à comprendre ce qui suit, au milieu de ses récriminations. L’hôtesse, enragée et déterminée à assouvir sa vengeance sur quelqu’un, l’avait fait venir dans son appartement, puis, l’accostant avec un sourire, l’avait invité à s’asseoir et l’avait régalé d’un vol-au-vent tout chaud et d’un verre de curaçao. Pendant qu’il se félicitait de sa bonne fortune, elle s’était esquivée, et à sa place s’étaient présentés trois grands gaillards armés de bâtons.

« Nous vous apprendrons, dit le plus gros des trois, nous vous apprendrons à enfermer les dames sous clef pour vous donner l’agrément d’une plaisanterie grossière ! » et sans autre explication, ils tombèrent sur Bedos avec une ardeur et une vigueur sans égales. Le vaillant valet, qui avait bec et ongles, se défendit de son mieux, mais il lui fallut succomber sous le nombre, et il fut rossé d’importance ; à ce moment la dame entra et le pria de ne point faire de cérémonie, de continuer à s’amuser, ajoutant qu’elle espérait que quand il serait las de cet exercice, il voudrait bien accepter un autre verre de curaçao.

« C’est cela, me dit Bedos, pleurant, c’est cela qui m’a fait le plus de mal, c’est de penser qu’elle me traitait si cruellement après m’avoir bourré de vol-au-vent. Voyez-vous, monsieur, je peux supporter l’envie et l’injustice, mais la trahison, ça me va au cœur ! »

Quand ces trois batteurs en grange furent fatigués, la dame satisfaite, et Bedos à moitié mort, on laissa sortir le malheureux valet ; la maîtresse de l’hôtel lui mit en main une note dont elle me priait très-humblement de prendre connaissance aussitôt que je rentrerais. J’y trouvai le compte de mes dépenses ; on me faisait savoir en outre que le mois finissant le lendemain et ma chambre ayant été promise à des amis particuliers de la dame, je devais avoir la bonté de chercher un autre appartement.

« Porte mes effets à l’hôtel de Mirabeau, » lui dis-je, et le soir même je déménageai.

J’étais invité pour ce jour-là à un dîner littéraire chez le marquis d’Al*** ; et comme je savais que j’y trouverais Vincent, je me rendis avec plaisir à l’hôtel de mon hôte. On allait se mettre à table quand j’arrivai. Il y avait là pas mal d’Anglais. Lady ***, excellente femme dans toute l’acception du mot, qui affectait toujours de me choyer, me cria en m’apercevant : « Pelham, mon joli petit mignon, il y a un siècle que je ne vous ai vu, donnez-moi votre bras. »

Madame d’Anville était juste à côte de moi ; quand je la regardai, ses yeux s’emplirent de larmes ; je me reprochai aussitôt l’indifférence que je lui avais récemment montrée, et, allant à elle, je fis seulement signe de la tête à lady *** et lui dis en réponse à son invitation : « Non, perfide, c’est à mon tour maintenant d’être cruel, rappelez-vous vos coquetteries avec M. Howard de Howard !

— Peuh ! dit lady *** en prenant le bras de lord Vincent, votre jalousie repose sur une base bien légère.

— Voulez-vous me pardonner ? murmurai-je à l’oreille de madame d’Anville, en la conduisant à la salle à manger.

— Est-ce que l’amour ne pardonne pas tout ? » me répondit-elle.

Du moins, pensai-je, l’amour ne dit pas de si jolies choses.

La conversation roula bientôt sur les livres. Quant à moi, je prenais rarement part à cette époque à ces sortes de discussions. Il y a longtemps que j’ai posé ce principe : lorsque votre réputation ou votre notoriété est établie, vous avez tort de parler à plus d’une personne à la fois. Si vous ne brillez pas, vous êtes un sot, si vous brillez, vous ennuyez les autres. Vous devenez ou ridicule ou impopulaire. Ou votre bêtise fait tort à votre amour-propre, ou votre esprit fait tort à l’amour-propre des autres. Je me tins donc silencieux à ma place avec un air de satisfaction recueillie, me contentant de murmurer des très-bien, c’est vrai ! Dieu merci, du moins, la suspension d’une de nos facultés accroît la puissance des autres ; mes yeux et mes oreilles veillaient en sentinelles attentives pendant que mes lèvres se reposaient. Tout en paraissant insouciant et indifférent à toutes choses, je ne laissais pourtant rien échapper ; j’ai deux qualités qui me servent, et qui peuvent tenir lieu de talent : J’observe et je me souviens.

« Vous avez lu l’Hermite de la Chaussée d’Antin de Jouy ? dit notre hôte à lord Vincent.

— Oui, et j’en ai une médiocre opinion. C’est une perpétuelle aspiration à la pointe, noyée dans un style lourd et pâteux ; on dirait un nageur inexpérimenté qui se soulève avec un grand effort et bat l’eau de ses bras, en soulevant autour de lui des flots d’écume, sans jamais avancer d’une brasse. C’est se donner bien du mal pour ne pas se noyer. Certainement, monsieur d’A…, votre littérature est en décadence. Enflés dans le drame, superficiels en philosophie, fades en poésie, vos écrivains semblent dire aujourd’hui avec Boileau :

Souvent de tous nos maux la raison est le pire.

— À coup sûr, s’écria madame d’Anville, vous conviendrez que les poésies de Lamartine sont belles.

— Je conviens, dit-il, que c’est un de vos meilleurs poètes ; et je connais peu de pages dans votre langue, qui vaillent les deux premières stances des Méditations, sur Napoléon, et cette pièce de vers exquise qui s’appelle Le Lac ; mais vous conviendrez aussi, qu’il manque d’originalité et de nerf. Ses pensées sont pathétiques mais elles n’ont pas de profondeur. Il gémit mais il ne pleure pas. Dans son désir d’imiter lord Byron il a retourné le grand miracle. Au lieu de changer l’eau en vin, il a changé le vin en eau. D’ailleurs il est d’une obscurité impardonnable. Il pense avec Bacchus (vous vous rappelez, monsieur d’A…, les vers d’Euripide que je ne veux pas citer) qu’il y a quelque chose d’auguste dans les ombres, mais il a appliqué cette pensée à faux. Dans son obscurité il n’y a rien de sublime, c’est le fond d’un tableau hollandais. Ce n’est qu’un hareng saur ou un vieux chapeau qu’il a revêtus pompeusement d’ombre et de mystère !

— Mais ses vers sont si coulants, dit lady ***.

— Ah ! reprit Vincent :

… Quand la rime enfin se trouve au bout des vers
Qu’importe que le reste y soit mis de travers.

— Hélas ! dit le vicomte d’A…, qui lui-même était un auteur d’une assez grande célébrité, je tombe d’accord avec vous que nous ne reverrons plus un Voltaire ni un Rousseau.

— Je trouve qu’il y a peu de justice dans ces regrets que l’on exprime si souvent, répliqua Vincent. Vous ne verrez plus, c’est vrai, un Voltaire ni un Rousseau, mais vous verrez des auteurs qui les vaudront. Le génie n’est jamais épuisé par un seul homme. Dans notre pays, les poètes qui vivaient après Chaucer, dans le quinzième siècle, se plaignaient de la décadence de leur art, ils ne pouvaient pas prévoir Shakspearc. Du temps de Hayley, qui se serait jamais douté que Byron s’élèverait si haut ? Eh bien, Shakspeare et Byron sont venus comme les nouveaux mariés « au milieu de la nuit » et vous avez les mêmes chances de produire, non pas sans doute un autre Rousseau, mais un écrivain qui ne fera pas moins d’honneur à votre littérature.

— Je pense, dit lady ***, que la Julie de Rousseau a été surfaite ; j’avais tant entendu parler de la Nouvelle-Héloïse quand j’étais demoiselle, et l’on m’avait dit si souvent que c’était se perdre que de lire ce roman, que je m’empressai d’acheter le livre dès le premier jour de mon mariage. Je vous avoue que je n’ai jamais pu l’achever.

— Je n’en suis pas surpris, dit Vincent, mais Rousseau n’en est pas moins, après tout, un homme de génie. Dans ses ouvrages, l’intrigue n’est pas à la hauteur du style, et il a eu raison de dire : ce livre ne conviendra qu’à un petit nombre de lecteurs. Il n’y a personne qui ne soit charmé de la lecture d’une de ses lettres, mais quatre volumes c’est plus qu’on ne peut supporter : un pâté d’anguille à perpétuité. Mais la beauté capitale de cette conception puissante d’un esprit passionné et méditatif, se montre surtout dans la forme inimitable que revêt sa pensée ; dans la vérité, la douceur, la profondeur de ces pensées elles-mêmes. Quand lord Édouard a dit : c’est le chemin des passions qui m’a conduit à la philosophie, il a renfermé dans cette simple phrase une vérité profonde et incontestable. C’est après de semblables traits que se révèle surtout la nature dans les écrits de Rousseau. Trop occupé de lui-même pour pénétrer le caractère des autres, cette étude de soi-même lui a pourtant donné la connaissance des replis les plus cachés du cœur humain. Il savait deviner à l’instant les motifs et les causes des actions, mais il manquait de la patience nécessaire pour tracer la marche lente et sinueuse de leurs effets. Il surprenait les passions au gîte mais il ne les suivait pas à la piste. Il connaissait l’humanité en général, mais il ne connaissait pas les hommes en détail. Aussi, quand il fait un aphorisme ou une réflexion, vous sentez aussitôt en vous-même qu’il dit vrai ; mais s’il veut analyser cette réflexion, s’il argumente, raisonne, s’il essaie de prouver, il cesse d’être naturel et vous le rejetez, ou bien il cesse d’être vrai et vous le réfutez. C’est en cela qu’il tombe lui-même dans cette manie commune qu’il reproche aux autres philosophes, de nier ce qui est et d’expliquer ce qui n’est pas. »

Après quelques moments de silence, Mme d’Anville prit la parole : « Je pense, dit-elle, que c’est dans ces réflexions où vous admirez tant Rousseau, qu’excellent en général nos auteurs ?

— Vous avez raison, madame, dit Vincent, et cela vient de ce que vos hommes de lettres sont toujours en même temps hommes du monde. Aussi leurs remarques rapides sont-elles destinées à s’imprimer dans l’esprit aussi bien que dans les livres. Leurs observations sont fines et revêtues d’une forme gracieuse, mais il est bon de remarquer que la même cause qui fait l’éclat d’un aphorisme, l’empêche d’atteindre à la profondeur. Ces gens du monde littérateurs ont un grand tact pour observer, mais ils n’ont pas la patience, ni peut-être le temps, de se livrer à des recherches suivies. Ils font des maximes, mais ils ne vous laissent jamais voir par quelle suite de raisonnements ils y sont arrivés. Aussi sont-ils plus brillants que vrais. Un écrivain anglais n’osera presque jamais faire une maxime qui renferme peut-être en deux lignes un des plus importants problèmes de la morale, sans apporter à l’appui plusieurs pages d’explications. Un moraliste français abandonne une maxime complètement à elle-même. Il ne vous dit ni comment il est arrivé à ce raisonnement, ni quelle en est la conclusion ; le plus fou souvent est le plus satisfait ; c’est ce qui fait que vos raisonneurs, s’ils sont moins ennuyeux que les Anglais, sont par contre plus dangereux et doivent être regardés comme des modèles d’élégance, plutôt que de réflexion. Un homme apprendra à penser avec vos écrivains, mais il apprendra à penser juste avec les nôtres. Maintes observations de La Bruyère et de La Rochefoucault, de ce dernier surtout, ont passé pour vraies simplement parce qu’elles étaient fines. Elles ont exactement le même mérite que ces jolis vers de Corneille qui sont, permettez-moi de vous le dire avec éloge, si français :

Ma plus douce espérance est de perdre l’espoir. »

Le marquis profita du silence qui suivit la boutade de Vincent, pour quitter la table ; à l’exception de Vincent qui prit congé, tout le monde passa au salon. « Qui est cet homme-là ? dit l’un. — Comme il est épris de lui-même, comme il est niais ! cria un autre. — Comme il est laid ! dit un troisième. Quel goût en littérature, quel bavard, quel esprit superficiel, et quelle assurance ! il ne vaut pas la peine qu’on lui réponde. Il est insupportable, en un mot, désagréable, révoltant, déplaisant et malpropre ! » Telles furent les opinions les plus flatteuses qu’on émit sur l’infortuné Vincent. Les vieux blâmaient son mauvais goût et les jeunes son mauvais cœur, parce que les premiers attribuent toujours les opinions qui ne sont pas d’accord avec les leurs à une dépravation du goût ; et les seconds, le tort de ne pas partager leur enthousiasme, à une dépravation du cœur.

Quant à moi, je rentrai à la maison, enrichi de deux observations nouvelles : la première c’est qu’il ne faut jamais parler de quelque chose qui intéresse la nation étrangère dont on est l’hôte autrement qu’on ne ferait si on y était né (la critique d’une nation devient bien vite un affront pour les personnes) ; secondement, que ceux qui connaissent l’humanité par théorie, la connaissent rarement en pratique. La sagesse qui conçoit un principe est accompagnée de l’abstraction et de la vanité qui le détruisent. Je veux dire que les philosophes de cabinet sont souvent trop défiants pour mettre en action leurs observations, ou trop pressés de les exposer pour cacher leur dessein. Lord Vincent se fait fort de posséder cette science du monde. Il a beaucoup lu et beaucoup réfléchi, il croit connaître les hommes, il émet des aphorismes pour les gouverner ou leur plaire. Il va dans le monde, pour se faire moquer de lui par les uns, et pour blesser les autres. Tel est un sage dans son cabinet, qui n’est qu’un sot dans un salon ; et le parfait modèle de l’homme du monde, c’est celui qui a le moins réfléchi à ce que c’est que le monde.