Pelham/28

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 130-133).


CHAPITRE XXVIII


J’allai aux Tuileries à l’heure où l’on s’y promène d’habitude. Je mis en évidence la chaîne et l’anneau, dont l’éclat tranchait vivement sur la couleur noire de mes vêtements. Il n’y avait pas dix minutes que j’étais dans le jardin, quand j’aperçus un jeune Français, de vingt ans à peine, qui regardait d’un air singulier mon nouvel ornement. Il passa et repassa à côté de moi, beaucoup plus souvent que ne l’y forçait le va-et-vient de la promenade ; enfin il m’aborda le chapeau à la main, et me dit à voix basse, qu’il désirait vivement avoir avec moi un mot d’explication. Je vis tout d’abord que c’était un homme comme il faut, et je le suivis sous les arbres dans l’endroit le plus retiré du jardin.

« Permettez-moi, me dit-il, de vous demander d’où vous viennent cette chaîne et cette bague ?

— Monsieur, lui répondis-je, vous me comprendrez si je vous dis que l’honneur d’une autre personne est intéressé dans ce secret.

— Monsieur, dit le Français, en rougissant, j’ai déjà vu ailleurs ces objets ; en un mot, ils m’appartiennent. »

Je me mis à sourire et mon jeune héros prit feu : « Oui, monsieur, reprit-il d’un ton élevé et avec vivacité, ces objets m’appartiennent, et vous allez me les rendre immédiatement, sinon il vous faudra soutenir par les armes la prétention que vous avez de les porter.

— Vous ne me laissez pas le choix de la réponse, monsieur, lui dis-je, je vais chercher un ami qui va s’entendre avec vous immédiatement. Soyez assez bon pour m’indiquer votre adresse. » Le Français, qui était dans un violent état d’agitation, me tendit sa carte. Nous nous saluâmes et tirâmes chacun de notre côté. Je regardais la carte que je tenais dans ma main et sur laquelle étaient écrits les mots suivants : C. de Vautran, rue de Bourbon, numéro… quand je m’entendis saluer par l’apostrophe suivante :

« Eh bien, me connais-tu, n’es-tu pas Alonzo ? »

Je n’eus pas besoin de regarder pour savoir que c’était lord Vincent qui me parlait. « Mon cher camarade, lui dis-je, je suis enchanté de vous voir, » et sur-le-champ je lui racontai à l’oreille les particularités de mon aventure. Lord Vincent m’écouta avec les marques du plus vif intérêt, et m’assura avec beaucoup de cordialité qu’il avait le plus vif désir de me servir, tout en regrettant que ce fût pour une pareille affaire.

« Peuh ! lui dis-je, un duel en France n’est pas la même chose qu’en Angleterre ; ici c’est un événement fort ordinaire, une bagatelle, moins que rien ; on se donne un rendez-vous pour se battre, comme pour aller dîner ; seulement le dîner est chose imposante et solennelle. On fait un peu la moue, on se lève matin pour écrire un bout de testament et tout est dit. Ainsi expédiez-moi cette affaire le plus vite possible, afin que nous puissions aller dîner après au Rocher de Cancale.

— Très-bien, mon cher Pelham, dit Vincent, je ne puis pas vous refuser mes services, et comme je suppose que M. de Vautran choisira l’épée, votre habileté bien connue dans le maniement de cette arme me rassure. C’est la première fois que je me trouve mêlé à une affaire de cette nature, mais j’espère que tout ira bien :

« Nobilis ornatur lauro collega secunda, »


comme dit Juvénal : au revoir. » Et lord Vincent s’éloigna, consolé à moitié de son inquiétude et de ses craintes pour ma vie, par le plaisir d’avoir accouché d’une si heureuse citation.

Vincent est le seul homme que j’aie jamais connu avec un bon cœur et la manie de faire des pointes. Il n’y a pas pour cette sorte de gens en général d’aussi sérieuse occupation que celle de chercher des jeux de mots ; et l’habitude qu’ils ont de torturer les mots, le bon sens, les rend parfaitement insensibles à la mort d’un ami. Je me mis à parcourir de long en large les allées des Tuileries, et je commençais à être horriblement fatigué de cet exercice, quand lord Vincent reparut. Il avait l’air grave, et je vis aussitôt qu’il n’avait rien de bon à m’apprendre. Le bois de Boulogne, le pistolet, dans une heure, tels étaient les trois points essentiels de sa conférence.

« Le pistolet ! dis-je, eh bien ! soit. J’aurais préféré l’épée, dans l’intérêt de ce jeune homme autant que dans le mien. Mais treize pas et un coup d’œil sûr, et ce sera une affaire faite. Nous boirons une bonne bouteille de Chambertin aujourd’hui, Vincent ! » Mon facétieux ami ne riait que faiblement, et pour la première fois de sa vie il ne me répondit pas. Nous allâmes tranquillement et gravement à mon hôtel pour chercher des pistolets, et nous gagnâmes le lieu du rendez-vous silencieusement, comme il convient à des philosophes.

Le Français et son témoin étaient déjà sur le terrain. Je vis que mon adversaire était pâle et agité, non pas, je pense, par la crainte mais par la colère. Lorsque nous fûmes en place, Vincent vint à moi et me dit à voix basse :

« Au nom du ciel, laissez-moi arranger l’affaire si c’est possible.

— Cela n’est pas en votre pouvoir, » lui dis-je en recevant de ses mains mon pistolet. Je regardai fixement M. de Vautran et je visai. Son pistolet, sans doute à cause du tremblement de sa main, partit un peu plus tôt qu’il ne voulait et la balle effleura mon chapeau. J’eus plus de succès que lui ; je l’atteignis à l’épaule, juste à l’endroit que je visais. Il chancela, fit quelques pas, mais sans tomber.

Nous nous empressâmes autour de lui ; une pâleur livide se montra sur son visage à notre approche. Il murmura entre ses dents quelques paroles inarticulées, et se retourna vers son témoin.

« Voulez-vous demander si monsieur de Vautran est satisfait ? » dis-je à Vincent, et je me retirai à quelque distance.

« Son témoin, me dit Vincent (après une courte conférence avec lui), a répondu à ma question, que la blessure de M. de Vautran ne lui laissait pas pour le moment le choix. » Là-dessus je pris le bras de Vincent et nous remontâmes dans ma voiture.

« Je vous fais mon sincère compliment du succès de ce duel, me dit Vincent, M. de M… (le second de Vautran) m’avait appris, lorsque je suis allé le trouver, que votre adversaire était un des tireurs de pistolet les plus renommés de Paris, et qu’une dame qu’il aimait depuis longtemps, avait mis pour prix à ses faveurs, la mort de l’homme qui porterait cette chaîne. Vous êtes diablement heureux, mon bon ami, que sa main ait tremblé comme cela ; mais je ne savais pas que vous fussiez si bon tireur !

— Oh ! répondis-je, je ne suis pas ce qu’on appelle dans le monde un tireur consommé ; ainsi je ne saurais pas fendre une balle à quinze pas sur une lame de canif, mais je réponds de toucher à tout coup un but moins large qu’un homme : et sur le terrain ma main est aussi sûre que dans un tir.

Le sentiment de nos forces les augmente, répliqua Vincent. Dois-je dire au cocher de nous conduire au Rocher de Cancale ? »