Pelham/27

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 126-129).


CHAPITRE XXVII


Je ne suis pas de ces gens qui mettent plusieurs jours à se décider à une chose lorsqu’elle se peut faire en un seul.

« Dans trois jours à partir d’aujourd’hui, dis-je à Bedos, à neuf heures et demie du matin, je quitte Paris pour retourner en Angleterre.

— Oh, ma pauvre femme ! dit le valet de chambre, elle va mourir de chagrin si je la quitte.

— Alors restez, » lui dis-je.

Bedos fit un mouvement d’épaules.

« Je préfère, à toutes choses, rester avec Monsieur.

— Quoi ! à tout, même à votre femme ? »

L’habile coquin mit sa main sur son cœur et s’inclina.

« Il ne faut pas que votre fidélité vous fasse du tort. Vous amènerez votre femme avec vous. »

Le drôle parut consterné : « Non, dit-il, non, je ne veux pas abuser de la générosité de Monsieur.

— J’y tiens, pas un mot de plus.

— Je demande un million de pardons à Monsieur, mais ma femme est très-souffrante et incapable de supporter le voyage.

— Alors, un aussi excellent mari que vous ne saurait songer à abandonner sa pauvre femme malade et privée de ses soins.

— Pauvreté ne connaît pas de loi. Si je ne consulte que mon cœur, et que je reste, je mourrai de faim, et il faut vivre.

Je n’en vois pas la nécessité, » répondis-je, en montant en voiture. Cette répartie, je le dis en passant, n’est pas de moi ; c’est la réponse sans réplique d’un juge à l’excuse d’un voleur.

Je fis le tour de mes connaissances pour procéder à un échange de regrets réciproques. Tout se passa dans les règles. Ma dernière visite fut pour la duchesse de Perpignan. (Je réservais Mme d’Anville pour un autre jour.) La vertueuse et sage duchesse était dans son boudoir de réception. Je jetai un regard, en entrant, sur la fatale petite porte. Quand une fois des relations entamées se sont terminées convenablement j’ai la plus grande répugnance à y faire la moindre allusion. Aussi, ne dis-je jamais un mot à la duchesse de nos anciens égarements. Je lui parlai ce jour-là du mariage d’une personne, de la mort d’une autre, et enfin de mon propre départ.

« Quand nous quittez-vous ? me dit-elle vivement.

— Dans deux jours ; le chagrin de mon départ sera adouci pour moi si j’ai le bonheur de recevoir quelques commissions de madame la duchesse pour l’Angleterre.

— Je n’en ai pas à vous donner, » me dit-elle. Alors, d’une voix basse, et de façon à ne pas être entendue des désœuvrés qui étaient toujours là, à son petit lever, elle ajouta : « Vous recevrez un mot de moi ce soir. »

Je m’inclinai, changeai de conversation, et partis.

Je reçus le soir même un billet de la duchesse de Perpignan : il était ainsi conçu :

« My dear Friend,

« Si ce mot est équivoque dans notre langue, il ne l’est pas dans la vôtre, c’est pour cela que je vous l’écris en anglais. Je voudrais bien ne pas vous laisser quitter ce pays emportant de moi l’opinion que vous en avez maintenant, et cependant je ne puis trouver de mots assez magiques pour opérer ce changement. Oh ! si vous saviez combien je suis digne de pitié ! si vous pouviez lire un instant dans ce cœur désolé et flétri. Si vous pouviez suivre pas à pas, les progrès que j’ai faits dans la folie et le désordre, vous verriez que tout ce que vous pouvez condamner et détester en moi, est bien plutôt l’œuvre des circonstances et du hasard qu’un vice de mes sentiments. Je suis une beauté de naissance, j’ai été élevée en beauté, c’est à cette réputation de beauté que j’ai dû mon rang et mon pouvoir. Et c’est à ces avantages de ma figure que j’ai dû la ruine de mon âme ; vous avez vu ce que j’emprunte à l’art aujourd’hui ; je me fais honte à mes yeux en écrivant cette phrase, mais n’importe puisque c’est depuis ce moment que je vous ai fait honte à vous. Vous ne vous êtes pas dit, pour mon excuse, que j’avais vécu dans l’entraînement des plaisirs pendant toute ma jeunesse, et qu’aujourd’hui arrivée à l’âge mûr, je n’y puis pas renoncer. J’ai longtemps été reine par mes charmes, et toutes les ressources de l’art me semblent bonnes aujourd’hui plutôt que de renoncer à mon empire. Mais en entretenant ma vanité, je n’ai pas eu le courage d’étouffer la voix de mon cœur. Pour une femme, aimer est si naturel, qu’il n’y a pas une femme qui résiste au besoin d’aimer : chez moi l’amour a toujours été un sentiment et non une passion.

« Le sentiment et l’amour-propre ont été mes séducteurs. Je disais tout à l’heure que j’avais dû mes erreurs aux circonstances et non à ma nature. Vous me direz qu’en accusant l’amour et l’amour-propre d’avoir séduit mon âme, je me contredis ; vous vous trompez, j’avais naturellement en moi l’amour et la vanité, c’est le monde où j’ai vécu, ce sont les événements auxquels j’ai assisté, qui ont donné à ces deux courants intérieurs une direction mauvaise et dangereuse. J’étais faite pour aimer ; à l’homme de mon choix, j’aurais tout sacrifié ; je fus mariée à un homme que je détestais, et je ne connus le fond de mon cœur que lorsqu’il était trop tard.

« Mais passons ; vous allez quitter la France ; nous ne nous reverrons peut-être jamais, jamais ! Vous pourrez revenir à Paris, mais je ne serai plus ; n’importe. Je resterai la même jusqu’au bout, je mourrai en reine.

« Comme dernier témoignage des sentiments que j’ai eus pour vous, je vous envoie avec cette lettre une chaîne et une bague. Je vous demande comme dernière faveur de les porter pendant six mois, et avant tout de les avoir sur vous demain aux Tuileries pendant deux heures. Vous rirez de ma requête ; elle vous semblera frivole et romanesque, et peut-être aurez-vous raison. L’amour met dans les sentiments une exagération que la raison condamne. Ne soyez donc pas étonné que le mien surtout exagère. Vous ne me refuserez pas, j’en suis sûre. Adieu. Nous ne nous reverrons jamais dans ce monde, adieu. »

« E. P. »

« Voilà une singulière effusion de sentiments, me dis-je, après avoir lu ce billet. Après tout, elle montre plus de cœur et de caractère que je n’aurais supposé. » Je pris la chaîne, c’était un bijou maltais, elle n’était pas jolie et n’avait de remarquable qu’un anneau en cheveux qui y était joint et si bien enchâssé qu’il aurait fallu la briser pour l’en détacher. « Voilà, me dis-je, un singulier caprice. Mais pas plus singulier que la personne elle-même ; et comme cela sent d’une lieue son aventure et son intrigue, je ne manquerai pas à tout événement de me montrer aux Tuileries demain avec la chaîne et la bague. »