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Pelham/31

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 145-148).


CHAPITRE XXXI


J’ai toujours eu en horreur d’être placé, comme on dit, en évidence : et certes, je m’y trouvais placé cette fois de la belle manière. Un homme à mes pieds, dans des convulsions, tandis que l’auteur du mal se dérobait prudemment, laissant à ma charge le soin de garder, de ranimer et de conduire à domicile la personne affligée, tout cela faisait un enchaînement de circonstances désagréables, aussi opposé que possible au caractère de Henry Pelham. Décidément la fortune était contre moi.

Après un instant de réflexion, je frappai chez le portier, je me procurai de l’eau froide, et je baignai les tempes de Tyrrel. Au bout de quelques moments il revint à lui. Il ouvrit les yeux lentement et se mit à regarder avec inquiétude autour de lui. « Parti ! (murmura-t-il) parti ! qu’est-ce qu’il venait faire ici dans un pareil moment ? se venger ? de quoi ? je ne pouvais pas lui dire ce qui l’avait tuée, il ne doit s’en prendre qu’à sa propre folie. Je ne crains rien ; je brave sa méchanceté. »

En disant ces mots, Tyrrel se redressa sur ses pieds :

« Voulez-vous que je vous conduise chez vous ? lui dis-je. Vous n’êtes pas encore bien. Je vous en prie. »

Je parlais avec une certaine chaleur et une certaine sincérité. Le malheureux me considéra attentivement pendant un moment, et reprit :

« Qui est-ce à la fin ? Qui est-ce qui me parle, qui est-ce qui a encore pour un homme perdu, un mendiant, des paroles d’intérêt et de bienveillance ? »

Je mis son bras sous le mien, et je le conduisis de la cour dans la rue. Il me surveillait du regard avec un air d’inquiétude ; cependant, peu à peu, il parut reprendre ses esprits et, quand il eut enfin conscience de sa situation présente et de ce qui venait de se passer, il me pressa la main avec chaleur. Après avoir gardé quelques instants le silence, pendant que nous nous dirigions lentement vers les Tuileries, il me dit : « Pardonnez-moi, monsieur, de ne pas vous avoir remercié suffisamment de votre bonté et de vos attentions pour moi. Je suis maintenant tout à fait remis. L’air étouffant de cette chambre où je suis resté renfermé pendant plusieurs heures, l’excitation fébrile du jeu, tout cela a agi sur une organisation déjà fort délabrée, et causé cette indisposition passagère. Je suis maintenant, je vous assure, tout à fait remis, et je ne veux pas abuser plus longtemps de votre bienveillance.

— Vraiment, lui dis-je, vous feriez mieux de ne pas refuser mes services dans ce moment-ci. Souffrez que je vous accompagne jusque chez vous ?

— Chez moi ? murmura Tyrrel, en poussant un profond soupir. Non, non ! puis comme s’il revenait à lui : Je vous remercie, dit-il, mais, mais… »

Je vis son embarras et l’interrompant :

« Bien ! si je ne vous suis plus utile, je vais prendre congé de vous. J’espère que nous nous rencontrerons sous des auspices plus favorables pour faire connaissance. »

Tyrrel me salua, me pressa de nouveau la main et nous nous séparâmes. Je hâtai le pas pour rentrer à mon hôtel en suivant la longue rue de Rivoli.

Lorsque je fus à quelques pas devant Tyrrel, je me retournai pour le regarder. Il était resté à la même place où je l’avais laissé. Je vis à la clarté de la lune, qu’il avait les yeux et les bras levés vers le ciel. Cela ne dura qu’un moment ; son attitude changea, le temps de le regarder, et il continua à marcher lentement et avec calme dans la même direction que moi. Aussitôt rentré dans mon appartement, je me mis au lit, mais je ne pus dormir. La scène extraordinaire dont j’avais été témoin, l’expression sombre et féroce du visage de Glanville, marqué de l’empreinte des passions les plus terribles, le souvenir effrayant et mystérieux dont l’horreur s’était peinte sur la face livide et bouleversée du joueur ; le mystère du déguisement de Glanville ; cette vengeance impitoyable, et l’anxiété brûlante que je ressentais, non par un vain intérêt de curiosité, mais par suite de mon affection profonde et ancienne pour Glanville, toutes ces émotions se pressaient en foule dans mon esprit agité et malade. Je ne pus goûter un seul instant de repos.

Ce fut avec cette singulière sensation de plaisir, que peuvent seuls apprécier ceux qui ont souvent passé la nuit dans la douleur et l’inquiétude, que je vis la lumière du soleil pénétrer à travers mes volets, et que j’entendis Bedos aller et venir dans ma chambre.

« À quelle heure monsieur veut-il les chevaux de poste ? me demanda cet inappréciable valet.

— À onze heures, » lui répondis-je, et je sautai à bas du lit tout joyeux du changement à vue que le seul mot de voyage produisait dans mon esprit.

Je me mis à table pour déjeûner, tournant machinalement les pages du Galignani’s Messenger, quand le passage suivant attira mon attention :

« On parle, dans les salons du faubourg, d’un duel qui a eu lieu le… entre un jeune Anglais et monsieur D… La cause de ce duel est, dit-on, une rivalité entre ces deux messieurs qui prétendaient l’un et l’autre aux bonnes grâces de la belle duchesse de P. Or, si ce que l’on dit est vrai, elle ne se soucie ni de l’un ni de l’autre des deux galants, et garde ses faveurs pour un certain attaché de l’ambassade anglaise. »

« Voilà, me dis-je, comme on écrit l’histoire, Tous ceux qui liront cela croiront savoir la vérité. Quand un auteur écrit les mémoires de la cour, voilà à quelle source il puise ses anecdotes et ses scandales, et, cependant, peut-on être plus près de la vérité, et la dénaturer plus complètement ! Dieu merci, du moins, on n’est pas allé jusqu’à me soupçonner d’être favorisé d’un amour aussi dégradant que celui de la duchesse. Je passerai tout au plus pour un imbécile de me battre pour elle, mais être aimé d’elle c’en serait assez pour me perdre de réputation.

« Les chevaux, monsieur, me dit Bedos.

— La note, monsieur, » me dit le garçon.

Hélas faut-il que ceci et cela soient toujours accouplés ensemble et que nous ne puissions jamais nous mettre en route sans ce terrible procès-verbal de notre séjour. Bref, la note fut intégralement acquittée, les chevaux hennirent, la portière s’ouvrit, j’entrai dans la voiture, Bedos monta derrière, les fouets claquèrent, les chevaux partirent au galop ; ainsi se terminèrent mes aventures dans ce cher Paris.