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Pelham/33

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 154-161).


CHAPITRE XXXIII


Peu d’instants après la réponse de Russelton au panégyrique que sir Willoughby avait fait de sa propre toilette, je quittai ces deux illustres personnages, que je devais rejoindre trois heures après pour dîner. Je rentrai à mon hôtel pour prendre un bain, et écrire plusieurs lettres. La première fut pour Mme d’Anville. Je la remplis d’antithèses et de maximes, sûr ainsi de la charmer ; la seconde fut pour ma mère, que je prévins de mon arrivée ; et la troisième pour lord Vincent, que je chargeais de quelques commissions oubliées.

J’écris assez difficilement ; aussi, après avoir bâillé, étiré mes membres et fait courir quelque temps ma plume sur le papier, je m’aperçus que je n’avais que le temps de me mettre au bain et de m’habiller, et que mes lettres ne seraient jamais finies. Je me dirigeai vers la demeure de Russelton, dans les meilleures dispositions, et très-décidé à profiter, le plus que je pourrais, de la conversation de ce personnage original.

Il me reçut dans une toute petite chambre ; étendu devant le feu dans un fauteuil, regardant ses pieds avec complaisance et paraissant songer à toute autre chose qu’à ce que lui disait sir Willoughby Townsend, le bonhomme dissertait avec véhémence sur la politique et la loi des céréales. Malgré l’élévation de la température, il y avait un petit feu dans l’âtre, ce qui, joint à la vivacité des efforts de sir Willoughby pour convaincre son hôte, produisait une abondante transpiration chez ce pauvre gentleman. Russelton au contraire semblait goûter une fraîcheur délicieuse, et se tenait penché sur le feu comme un concombre sur sa couche. Sir Willoughby s’arrêta tout d’un coup, hors d’haleine, et tenta d’ouvrir la fenêtre.

« Que faites-vous ? pour l’amour de Dieu, que faites-vous ? cria Russelton avec un soubresaut ; est-ce que vous voulez me tuer ?

— Vous tuer ? dit sir Willoughby avec effroi.

— Oui, me tuer ! N’est-ce pas assez déjà du froid qui règne dans ce maudit port de mer, sans aller encore ouvrir mon humble retraite à tous les courants d’air déchaînés ? Est-ce que depuis six mois je n’ai pas un rhumatisme dans l’épaule gauche et la fièvre dans le petit doigt ? Faut-il encore que vous veniez terminer tout d’un coup ma misérable existence en ouvrant cet abominable châssis ? De ce que vous, naturel du Yorkshire, grand, gros, fort et imperméable, vous ne craignez ni vent ni pluie, s’ensuit-il que moi, John Russelton, je sois aussi impénétrable, et que vous puissiez impunément permettre aux vents d’est de venir se jouer dans ma chambre comme des enfants, traînant après eux rhumes, asthmes et catarrhes ? Je vous prie, sir Willoughby Townsend, de vouloir bien permettre que je meure d’une mort plus naturelle et plus civilisée. » Et ce disant, Russelton se laissa retomber dans son fauteuil, d’un air épuisé.

Sir Willoughby, qui se souvenait des beaux jours de gloire de cet humoriste, et qui le vénérait comme un temple où la divinité respire encore quoique ses autels soient renversés, ne fit à cette remontrance d’autre réponse qu’un long soupir suivi de ces mots : « Bien, Russelton, calmez-vous ; c’est égal, vous êtes un drôle d’original. »

Russelton se tourna alors vers moi et m’invita avec un air de langueur féminine, à m’asseoir auprès du feu. Comme je suis naturellement frileux, et que j’aime à battre les gens sur leur propre terrain, j’approchai ma chaise tout près de l’âtre, déclarant que le temps était très-froid, et je demandai la permission de sonner pour avoir du bois. Russelton me regarda pendant un moment, puis avec une politesse qu’il n’avait pas daigné montrer jusque-là, il approcha son siège du mien, et entama une conversation que, malgré ses saillies de mauvais goût et la bizarrerie de ses manières, je trouvai singulièrement intéressante.

On annonça le dîner et nous passâmes dans une autre pièce. Ce pauvre sir Willoughby, avec son gilet déboutonné, et soufflant comme un roquet phthisique, se mit à grogner quand il vit que la salle à manger était encore plus petite et plus chaude que la chambre que nous venions de quitter. Russelton lui servit aussitôt de la soupe bouillante et lui dit, en lui faisant offrir du piment par le domestique :

« Vous voyez, mon cher Townsend, que c’est là un potage bien approprié à la rigueur de la saison. »

Le dîner se passa assez tranquillement, à part l’agonie de notre gros ami, dont Russelton savourait à loisir les souffrances. Les côtelettes de mouton dont on nous avait menacés ne firent pas leur apparition ; le dîner, quoique un peu maigre, était bien préparé et encore mieux servi. Le pauvre baronnet se leva de table au dessert et, prétextant une indisposition subite, se dirigea vers la porte.

Quand il fut sorti, Russelton se renversa en arrière sur sa chaise et se mit à rire pendant plusieurs minutes, d’un rire étouffé et convulsif, au point que les larmes lui en vinrent aux yeux.

Après quelques plaisanteries sur sir Willoughby, la conversation tomba sur d’autres personnes. Je ne tardai pas à voir que Russelton était un homme aigri et désappointé ; ses remarques sur le monde étaient autant de sarcasmes, son esprit était plein de fiel et débordait ; il mordait en grondant. Jamais homme au monde, j’en suis convaincu, n’est devenu vraiment philosophe dans la solitude et la retraite. Les gens qui, pendant des années, n’ont été occupés que de frivolités, n’ont pas la grandeur d’âme voulue pour devenir indifférents aux petites choses qu’ils ont convoitées toute leur vie, et dont ils ont fait l’unique objet de leur ambition.

« Avez-vous lu les mémoires de… ? me dit M. Russelton. Non. Eh bien ! je croyais qu’il n’y avait personne qui ne les eût au moins feuilletés. J’ai eu parfois l’idée d’utiliser ma retraite, en écrivant les événements de ma vie. Je pense que je pourrais ainsi jeter sur les choses et les hommes un nouveau jour qui ferait fuir dans leur trou mes contemporains comme des hiboux.

— Votre vie, lui dis-je, devrait fournir en effet la matière d’un livre aussi instructif qu’amusant.

— Ah ! répondit Russelton ; amusant pour les sots et instructif pour les fourbes. Je suis un exemple lamentable d’ambition déçue. Si toutes les cravates d’Angleterre sont aujourd’hui empesées, c’est à moi qu’on le doit, et je finis ma carrière en nouant ma cravate à Calais devant un miroir de trois pouces de large. Vous êtes un jeune homme, monsieur Pelham ; vous ne faites qu’entrer dans la vie, probablement avec les mêmes dispositions (quoique dans des conditions plus favorables) que moi-même. Peut-être en ne faisant qu’obéir à un sentiment de vanité personnelle, ma conversation cependant ne vous sera-t-elle pas inutile et vous dédommagera-t-elle de ne m’entendre parler que de moi.

« Je suis venu au monde avec un amour désordonné de la gloire et une grande admiration pour l’originalité ; ces penchants auraient pu faire de moi un Shakspeare, ils firent plus, ils firent de moi un Russelton ! À l’âge de six ans je coupai ma jaquette en forme d’habit, et du meilleur jupon de ma tante je me fis un gilet. À huit ans je dédaignais de parler comme le vulgaire, et quand mon père me disait d’aller lui chercher ses pantoufles, je lui répondais que j’avais l’âme trop haut placée pour m’abaisser aux fonctions d’un laquais. À neuf ans j’étais déjà presque initié aux convenances. Je repoussais la bière avec un air de dignité offensée, et j’aimais le maraschino à la folie. Je mourais de faim à la pension, cependant je ne voulus jamais manger une miette de pudding, et je donnais douze sous par semaine sur vingt-cinq que j’avais à dépenser, pour faire cirer mes souliers. À mesure que je grandissais, le cercle de mes idées s’étendait. Je me livrais sans réserve à l’ambition qui me dévorait ; je laissai là mes anciens amis qui étaient des envieux et non des émules de mon génie, et j’employai trois marchands à la confection de mes gants : l’un pour la main, l’autre pour les doigts, et le troisième pour le pouce. Cette conduite remarquable me valut d’être courtisé et admiré par une nouvelle classe de gens. Car le grand secret pour être courtisé c’est d’éviter les autres et de paraître enchanté de soi-même ; et c’est tout simple, à qui diantre voulez-vous plaire, si vous ne vous plaisez pas à vous-même ?

« Avant de quitter le collège, je devins amoureux. Tout autre garçon de mon âge en pareille occurrence se fût cru obligé de gémir, de laisser croître sa barbe en signe de désespoir, et de faire des vers. Je ne fis rien de tout cela ; si pourtant, j’essayai de faire des vers, mais à ma grande surprise, je découvris que mon génie n’était pas universel. Je débutais ainsi :

Douce nymphe pour qui je réveille ma muse.

« Cela commençait bien, mais il fallait trouver une rime pour le second vers, et je ne sais pourquoi le maudit mot de soulier qui ne rimait guère avec muse me revenait toujours en tête. Toutes mes autres tentatives furent couronnées d’un égal succès : par exemple ayant mis fleur à la fin d’un vers, je terminai le suivant par machine à vapeur ; je faisais rimer désespoir avec soir et bocage avec potage. Bien convaincu enfin que la poésie n’était pas mon fort, je redoublai d’attention à ma toilette.

« Je reportai sur mes habits et sur ma cravate toute la force d’inspiration qu’avaient vainement réclamée mes vers ; en somme, je pensais que la meilleure preuve que je pusse donner à ma Dulcinée de la vivacité de ma passion pour elle, c’était de lui montrer combien je ressentais d’affection et de vénération pour moi-même.

« Ma maîtresse ne put s’empêcher de m’admirer mais elle me refusa son amour. Elle convenait que M. Russelton était l’homme le mieux mis de toute l’université, et qu’il n’y avait pas de mains plus blanches que les siennes ; deux jours après cet aveu, elle se faisait enlever par un grand garçon joufflu du Leicestershire.

« Je ne lui en voulus pas ; j’en eus pitié ; mais à dater de ce jour je fis vœu de ne jamais redevenir amoureux. J’ai tenu mon serment, quoiqu’il m’en ait coûté, et je me suis vengé sur toutes les personnes du sexe de l’insulte que l’une d’elles m’avait faite.

« Avant de commencer le rôle que je devais jouer le reste de ma vie, j’étudiai avec attention le caractère de mes futurs spectateurs. Je vis que les Anglais les plus fashionnables avaient un respect servile pour le rang et cédaient facilement devant des prétentions hautement déclarées. Je reconnus qu’ils n’admiraient les gens qu’autant qu’ils avaient de belles relations ; et qu’ils faisaient la courbette devant quiconque avait une haute opinion de lui-même. La première chose à faire était de connaître le grand monde, la seconde de le diriger. J’étais bien mis et j’avais de beaux chevaux, cela suffisait pour me faire bien venir des jeunes gens. J’étais mauvaise langue, et j’avais l’air de ne m’étonner de rien, c’était plus qu’il ne fallait pour me faire admirer des matrones. C’est un célibataire et une femme mariée qui tiennent les clefs de la société. L’entrée m’en fut bientôt ouverte ; et bien plus, je ne tardai pas à y occuper une place choisie ? Je fus aussi vite imité qu’initié. Je faisais rage, j’étais le lion. Pourquoi ? Étais-je meilleur, plus riche, plus beau, plus habile que les autres gens de mon espèce ? non, non (et ici Russelton grinça des dents avec un air de rage et de mépris). Et quand j’aurais été tout cela, quand j’aurais été un résumé de toutes les perfections humaines, je n’aurais pas été à moitié aussi apprécié que je l’étais. C’était (je veux vous dire à vous, monsieur Pelham, le secret véritable de mes succès), c’était parce que je marchais sur eux que, semblables aux herbes odorantes, ils m’envoyaient leurs parfums en retour.

« Oh ! c’était, pour mon esprit aigri et dégoûté, une joie enivrante que de voir ces mêmes hommes qui m’auraient repoussé avec hauteur s’ils l’avaient osé, se tordre sous la lanière de mon fouet immobile dans ma main ou que j’agitais à mon gré. J’étais un magicien qui tenais enchaînés des génies impatients de me mettre en pièces, par le seul charme de mon audace sans égale ; et Dieu sait si j’en usais.

« Allons, allons, tout cela est passé, il n’y faut plus songer. Le pouvoir humain, dit un proverbe qui est de toutes les langues, est de courte durée. Alexandre ne put pas jouir toujours de ses conquêtes, et Russelton se vit enfin abandonné par sa bonne étoile. Napoléon est mort en exil, et je ferai comme lui, mais nous aurons eu tous les deux notre jour, et le mien aura été plus brillant que le sien, car il sera resté pur jusqu’au soir. Je suis plus heureux que l’on ne pense, car : Je ne suis pas souvent où est mon corps. Je vis dans un monde de souvenirs, je foule encore aux pieds les blasons et l’hermine, ces gloires des petits grands. Je promulgue encore des lois, et aucun libertin n’est assez hardi pour ne pas les adopter avec enthousiasme. Je tiens ma cour et dicte mes arrêts ; semblable à un fou, je me fais, des brins de paille de ma cellule, des sujets et un royaume, et quand à la fin, revenu d’un rêve si brillant à la triste réalité, je me vois vieux, abandonné, oublié, m’affaissant peu à peu, au fond d’un petit village sur un sol étranger, j’ai besoin d’appeler à mon aide tout l’orgueil de mon ancienne royauté pour ne pas succomber sous le poids d’un tel revers de fortune. Si je me sens disposé à la mélancolie, eh bien, j’éteins mon feu, et je m’imagine que j’ai démoli une duchesse. Je me glisse dans ma chambre solitaire pour revoir en rêve les fantômes de ma jeunesse ; pour m’enivrer avec des princes, dicter des lois aux nobles, et pour me relever le lendemain matin (ici la figure et les manières de Russelton changèrent soudain pour prendre un air de gravité méthodiste) en remerciant le ciel de m’avoir conservé un habit et un estomac dont l’étoffe n’est pas trop usée, et de m’avoir permis d’échapper sain et sauf à cette vilaine compagnie, de renoncer au désordre et de vivre proprement pendant le reste de mon existence sublunaire. »

Après ces longues explications de M. Russelton, la conversation devint froide et décousue. Je ne pouvais m’empêcher de rêver à tout ce que je venais d’entendre, et mon hôte était lui-même évidemment absorbé dans les souvenirs qu’il venait d’évoquer. Nous étions assis en face l’un de l’autre, rêveurs et distraits comme un homme et une femme mariés depuis deux mois. Enfin je me levai et fis mes adieux. Russelton reçut mes compliments avec sa froideur habituelle, mais il poussa avec moi la politesse plus loin qu’il n’était habitué de le faire, car il me reconduisit jusqu’à la porte.

Au moment de la refermer il me rappela et me dit : « M. Pelham, quand vous repasserez par ici, venez me voir, et, comme vous allez être très-répandu dans le monde, veuillez vous informer de ce que l’on pense de ma manière de vivre. »