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Pelham/37

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 177-182).


CHAPITRE XXXVII


Huit jours après, j’étais assis dans la bibliothèque du château de Glenmorris ; le tumulte de la lutte s’était apaisé, et le calme avait succédé au bruit éclatant de la victoire ; je me délectais tranquillement avec la rôtie au beurre, dont j’avais coutume alors comme aujourd’hui de faire mon déjeûner, lorsque mon oncle vint me débiter le speech Suivant :

« Henry, vos succès viennent de vous ouvrir une carrière nouvelle ; je suppose que votre intention est d’y persévérer.

— Certainement, répondis-je.

— Mais vous savez, mon cher Henry, que malgré le talent que j’ai été agréablement surpris de découvrir en vous pendant le cours des élections, vous manquez cependant de cette culture sérieuse qui vous est nécessaire si vous voulez briller à la chambre des Communes. Entre nous, Henry, un peu de lecture ne vous ferait pas de mal.

— Très-bien, lui dis-je. Par exemple si je commençais par les romans de Walter Scott ; on les dit fort intéressants.

— C’est vrai, me répondit mon oncle, mais vous n’y trouverez pas des notions d’histoire bien précises, ni des principes de philosophie ou de politique bien profonds. Que comptez-vous faire aujourd’hui, Henry ?

— Rien, répondis-je dans l’innocence de mon âme.

— Je croirais volontiers, Henry, que c’est là votre réponse habituelle à une pareille question.

— Je le crois aussi, répondis-je ingénument.

— Eh bien, alors, on va enlever le déjeûner et nous allons faire quelque chose ce matin.

— Volontiers, » dis-je, en agitant la sonnette.

La table fut desservie et mon oncle commença son examen. Le pauvre cher homme ne se doutait guère, d’après ma tenue habituelle et la nature de mon éducation, qu’il n’y avait guère, en littérature, de sujets que je ne connusse aussi à fond que lui-même. Je jouis de sa surprise, lorsque, peu à peu, je vis qu’il découvrait toute l’étendue de mes connaissances : mais je fus quelque peu mortifié de voir qu’il en était plus surpris que ravi.

« Vous avez, me dit-il, un grand fonds d’instruction, beaucoup plus considérable, je l’avoue, que je n’aurais pu me l’imaginer : mais ce sont des connaissances positives et non des notions générales, que je désire vous voir acquérir. Je voudrais que vous fussiez dépourvu des unes afin de vous doter plus facilement des autres. L’objet de l’éducation est de nous inculquer des principes qui doivent ensuite nous guider et nous instruire : la connaissance des faits n’est utile qu’autant qu’ils viennent confirmer ces principes ; la connaissance des principes doit, par conséquent, précéder celle des faits. Que penser, dès lors, d’un système d’éducation qui renverse cet ordre naturel, consiste à bourrer la mémoire de faits plus ou moins authentiques, et à laisser, au contraire, complètement dans l’ombre, les principes qui seuls peuvent nous aider à retirer quelque avantage et quelque profit de cette masse de notions hétérogènes ? L’instruction sans le savoir, n’est qu’un amas de préjugés, un tas de matière inerte qui encombre la porte de l’intelligence et ne laisse point de place au sens commun. Arrêtons-nous un instant et passons en revue ceux de nos contemporains que l’on regarde généralement comme les plus instruits ; dites-moi un peu si cette grande instruction les a rendus vraiment plus sages. Dites-moi si, chez ces gens-là, un nom propre ne suffit pas pour sanctionner une opinion, une citation pour constituer un axiome ? Ce qu’ils savent n’est bon qu’à leur servir d’excuse pour ce qu’ils ignorent. Je parie qu’il ne vous faut pas un mois pour acquérir des aperçus plus justes et plus profonds qu’ils n’en ont acquis pendant tout le cours de leur vie. La grande erreur de l’éducation c’est de former l’esprit par les auteurs de l’antiquité d’abord, et de contrôler les principes du présent avec les maximes et l’autorité du passé. Nous suivrons, dans notre plan, un ordre inverse de la méthode ordinaire. Nous apprendrons les doctrines du jour, comme les premiers éléments et les plus nécessaires de tous, et nous jetterons ensuite un regard sur celles du passé, à titre de recherches plus curieuses qu’utiles.

« Vous voyez cette petite brochure ; c’est un écrit de M. Mill sur le gouvernement.

« Nous allons le consulter à fond, et après cela, nous pourrons dire que nous en savons plus sur les principes les plus élevés de la politique, que les deux tiers des jeunes gens dont vous avez été accoutumé à entendre porter aux nues la culture intellectuelle. »

En même temps, mon oncle ouvrit la brochure. Il me fit voir que les raisonnements en étaient serrés et mathématiques, qu’on n’y trouvait point de prise ni de matière à controverse ; puis chemin faisant, il combla, grâce à la profondeur, à la clarté et à l’étendue de son esprit, les lacunes que le logicien politique avait laissées à la réflexion du lecteur le soin de remplir. Mon oncle avait cette grande qualité, dans l’exposition du sujet, de ne pas vouloir tout expliquer ; il ne faisait jamais parade de ses lectures, et il n’embrouillait point par des commentaires inutiles ce qui était simple et facile à comprendre.

Lorsque nous eûmes terminé cette première séance, je fus tout étonné du jour qui se faisait dans mon esprit. J’étais comme Sindbad le marin lorsque, errant dans la caverne où il avait été enterré vivant, il aperçut la première lueur du jour, filtrant à travers une crevasse.

Naturellement plein d’ardeur pour tout ce que j’entreprenais, charmé d’appliquer mes connaissances et habitué à bien examiner la valeur des différents objets qui avaient jusqu’ici attiré mon attention, je fis de grands progrès dans mes nouvelles études. Lorsque mon oncle m’eut mis en possession de principes certains et définis, nous commençâmes à les confirmer par des faits. Par exemple, lorsque nous eûmes fini l’essai sur le gouvernement, nous examinâmes les différentes constitutions de l’Angleterre, de l’Amérique Anglaise, et de la France, les trois pays qui ont la prétention d’avoir le meilleur gouvernement, et nous fûmes en état de bien voir et de bien apprécier les défauts et le mérite respectifs de chacun de ces systèmes. Pourquoi ? Parce que nous avions avant cet examen commencé par établir certaines règles d’investigations et de contrôle. Mon scepticisme à l’endroit des faits fut ce qui contribua le mieux à me donner une instruction positive. En effet, je n’avais pas de préjugés à combattre ; pas de notions vagues glanées çà et là dans mon passé, pas de ces maximes populaires auxquelles on tient quelquefois comme à des vérités.

Chaque chose défilait pour ainsi dire devant moi comme devant un juge impartial, le prestige, l’illusion de sectes ou de partis n’existaient point pour moi. Chaque argument, chaque opinion étaient soumis à l’épreuve rigoureuse de la logique. Enfin, en peu de temps, je pus reconnaître la justesse des prévisions de mon oncle, en voyant combien mon instruction était devenue plus solide. Nous parcourûmes tous les admirables articles de Mill dans l’Encyclopédie, les livres les plus populaires de Bentham, puis nous nous enfonçâmes dans les profondeurs de l’économie politique. Je ne sais pas pourquoi l’on a dit que cette science manquait d’intérêt. Je ne m’y fus pas plus tôt appliqué que je ne pus plus m’en arracher. À partir de ce moment, je n’ai jamais cessé d’en faire l’objet de ma constante application, moins à titre d’étude que par amusement. Mais à cette époque, le but de mon oncle n’était pas de faire de moi un profond économiste. « Si je désire, me disait-il, vous faire connaître les principes de cette science, ce n’est pas pour vous mettre en état d’en faire parade, c’est pour vous sauver du reproche de l’ignorer complètement ; ce n’est pas pour vous faire découvrir la vérité, c’est pour vous faire reconnaître l’erreur. De toutes les sciences, l’économie politique est celle qui occupe le moins de place dans les livres, et c’est la plus difficile à bien connaître, parce que l’étude des points les plus élevés de cette science demande une ardeur de réflexion qui compense des lectures naturellement incomplètes. L’ouvrage de Ricardo, en y joignant quelques commentaires de vive voix sur certains points, doit nous suffire pour le présent. J’espère donc vous montrer combien la grande science de la politique publique est inséparablement liée à celle de la moralité privée. Et c’est là, Henry, le but le plus élevé de tous. » Mais revenons à l’objet présent de nos études.

Je finis par acquérir, plutôt par les conversations de mon oncle que par les livres, une connaissance des éléments de la vraie science, suffisante pour me satisfaire moi-même et faire plaisir à mon professeur. Je dois dire, à l’honneur de mes études et de mon maître, que j’en retirai un profit intellectuel dont je me ressens encore à cette heure. J’arrivai à une connaissance claire des principes de la morale. Jusque-là le peu d’habileté que je pouvais posséder n’avait été employée qu’à des actes que vous n’avez, lecteur bienveillant, que trop condamnés, j’en ai peur. Mes bons sentiments, car je n’étais pas né mauvais, ne me servaient plus le moins du monde, dès le moment qu’une violente tentation se présentait sur ma route. Je n’avais pas d’autre guide que la passion, pas d’autre règle que l’impulsion du moment. Quel autre résultat pouvait-on attendre de mon éducation ? Si j’étais immoral, c’était que l’on ne m’avait jamais appris à être moral. Il n’y a rien peut-être qui soit moins inné que la vertu. J’avoue, du reste, que les leçons de mon oncle n’opérèrent point un miracle ; que, vivant dans le monde, j’ai ou ma part de ses erreurs et de ses folies. Le tourbillon était trop fort, l’atmosphère trop contagieuse ; j’ai su éviter du moins les fautes auxquelles mon tempérament me portait avec le plus d’entraînement. Je cessai de considérer le monde comme un jeu où il fallait tenir les cartes honnêtement, autant que possible, mais où il n’était pas absolument défendu de tricher un peu. Je ne continuai pas à séparer complètement mes intérêts de ceux des autres hommes ; si je tentais de les aveugler, ce ne fut ni par des moyens illégitimes ni par des motifs de pur égoïsme. Si… mais allons, Henry Pelham, c’est assez faire votre éloge pour le moment, et après tout, la suite de vos aventures montrera bien si vous vous êtes réellement amendé.