Pelham/38

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 183-185).


CHAPITRE XXXVIII


« Mon cher enfant, me dit un jour affectueusement ma mère, vous devez bien vous ennuyer ici. À dire vrai, moi je m’y ennuie. Votre oncle est un excellent homme, mais il ne sait pas rendre sa maison amusante ; et je m’aperçois avec effroi qu’il veut faire de vous un amateur de bouquins. Après tout, mon cher Henry, vous avez assez de mérite pour vous fier à votre propre habileté. Les grands hommes ne lisent jamais !

— C’est vrai, ma chère mère, lui dis-je en réprimant mal un bâillement et en déposant sur la table le livre de M. Bentham sur les erreurs populaires. C’est vrai, je partage tout à fait votre manière de voir. Avez-vous vu dans le Post de ce matin s’il y avait beaucoup de monde à Cheltenham ?

— Oui, Henry ; et puisque vous m’en parlez, je pense que vous ne pourriez mieux faire que d’y aller passer un mois ou deux. Quant à moi, il faut que j’aille retrouver votre père que j’ai laissé chez lord H… C’est un séjour, entre nous, fort peu divertissant, mais on y joue l’écarté et j’y verrai cette chère lady Roseville, votre ancienne connaissance.

— Bien, lui répondis-je d’un air distrait, je suppose alors que nous partirons au commencement de la semaine prochaine, nous suivons la même route jusqu’à Londres et la nécessité de vous accompagner sera une excuse suffisante auprès de mon oncle. Il ne pourra trouver mauvais que je laisse là pour vous ces livres ennuyeux.

C’est une affaire faite, répliqua ma mère, et je vais parler moi-même à votre oncle. »

En conséquence, déclaration fut faite de nos intentions de départ. Lord Glenmorris reçut cette ouverture avec une parfaite indifférence en ce qui concernait ma mère ; mais il exprima le chagrin qu’il éprouvait de se séparer de moi sitôt. Néanmoins quand il vit que j’étais plutôt honoré que satisfait de son insistance pour me retenir, il se désista avec une délicatesse dont je fus enchanté.

Le jour de notre départ arriva. La voiture était à la porte, les bagages dans le vestibule, le déjeuner sur la table, j’avais mon manteau, mon oncle était dans son fauteuil : « Mon cher enfant, me dit-il, j’espère que nous nous reverrons bientôt ; vous avez des qualités qui vous permettront de faire beaucoup de bien à vos semblables ; mais vous aimez le monde et, quoique vous n’ayez pas d’aversion pour le travail, vous êtes porté au plaisir, et vous risquez de gâter les dons naturels que vous possédez. Après tout vous êtes instruit, aujourd’hui, des choses de la vie publique aussi bien que de celles de la vie privée, vous saisissez la différence qu’il y a entre le bien et le mal. Mais sachez que si, dans la science de la politique, les règles que vous avez apprises sont absolues et immuables, dans l’application elles doivent varier suivant le temps et les circonstances. Il faut savoir plier, ajourner et même abandonner fréquemment ces doctrines invariables et d’une vérité absolue, mais incompatibles avec l’inconstance des temps. Il faut quelquefois même renoncer à l’espoir incertain d’obtenir un grand bien, pour la certitude d’en réaliser un moindre. Mais dans la science de la morale privée, nous n’avons pas le droit de dévier d’un iota de notre règle de conduite. Ni le temps ni les circonstances ne sauraient nous excuser d’en changer. L’honnêteté stricte n’admet pas de variation, la probité ne souffre pas l’ombre d’un détour. Nous devons marcher droit devant nous sans faiblesse et sans hésitation, persuadés que le chemin de l’honneur est comme ce pont qui conduit de la terre au ciel dans la religion de Mahomet. Si nous nous en écartons de l’épaisseur d’un cheveu, nous sommes perdus irrévocablement. »

À ce moment, ma more vint nous rejoindre en disant : « Allons, mon cher Henry, tout est prêt, nous n’avons pas de temps à perdre. »

Mon oncle se leva, me prit la main et y glissa un portefeuille qui était bien garni, ainsi que je m’en assurai plus tard. Nous nous fîmes des adieux affectueux et édifiants, et après avoir traversé une double haie de serviteurs alignés militairement dans la grande salle d’attente, nous montâmes en voiture et nous partîmes au grand galop.