À valider

Pelham/55

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche


Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 268-274).


CHAPITRE LV


J’employai les deux ou trois jours qui suivirent, à visiter tous mes amis de la chambre des Communes et à les inviter à un dîner préparatoire au grand acte du vote sur la motion***. Je les conduisis moi-même jusqu’à la chambre, et là, ne me croyant pas assez directement intéressé dans la question pour assister en étranger là où j’aurais dû siéger comme acteur, j’allai attendre le résultat du vote à Brooks. Lord Gravelton, gros et fort gentilhomme, haut de six pieds, criait dans le café, et interpellait les garçons d’une voix de stentor. M***, l’auteur de***, lisait un courrier dans un coin, et lord Armadilleros, le premier et le plus haut personnage parmi les pairs d’Angleterre, se tenait les jambes en l’air, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, à la cheminée du salon qu’il accaparait ainsi à son profit. Je m’assis en silence et me mis à regarder l’article Variétés de la Revue d’Édimbourg. Peu à peu la chambre se trouva pleine de monde ; on parlait de la motion qui se faisait à la chambre et l’on calculait à l’avance l’influence des discours et le nombre des votes.

À la fin, un membre important du parlement arriva ; on fit cercle autour de lui : « Je viens d’entendre, dit-il, le discours le plus extraordinaire, sous le rapport de l’imagination et du savoir, que j’aie jamais entendu.

— De Gaskell ? n’est-ce pas ? s’écria-t-on en masse.

— Non, dit M***. Gaskell n’a pas encore parlé, c’est d’un jeune homme qui vient d’être élu il y a peu de temps. Il a été très-vivement applaudi et on lui a fait une véritable ovation.

— Quel est son nom ? dis-je, me doutant bien déjà de la réponse.

— On vient de me le dire à l’instant, comme je sortais de la chambre, me répondit M*** ; c’est sir Réginald Glanville. »

Alors je vis tous ceux que j’avais entendus auparavant blâmer la roideur de Glanville ou rire de son excentricité, ouvrir la bouche toute grande pour se congratuler eux-mêmes de leur pénétration qui leur avait fait depuis longtemps admirer le talent de Glanville et prédire ses succès. Je quittai la « turba Remi sequens fortunam, » j’étais dans un état d’agitation fébrile. Ceux qui savent ce que c’est que d’apprendre inopinément la nouvelle d’un grand succès remporté par un homme pour lequel on a une vive affection, mais dont le succès même se trouve en lutte avec un autre intérêt qui vous tient au cœur, comprendront dans quel trouble d’esprit je me trouvais. L’air était froid et piquant ; je boutonnais mon habit, lorsque j’entendis une voix qui disait : « vous perdez votre gant, monsieur Pelham. »

L’homme qui me parlait ainsi était M. Thornton. Je le remerciai froidement de sa civilité, et je continuai ma route, mais il ne me laissa pas partir et me dit : « Si vous allez par Pall Mall je puis vous tenir compagnie pendant quelques minutes. »

Je le saluai avec une certaine hauteur ; mais comme je ne perds jamais une occasion de connaître plus à fond le caractère des gens, je lui dis que je serais heureux de l’avoir pour compagnon de route, autant que cela ne le dérangerait pas de son chemin.

« Il fait grand froid ce soir, M. Pelham, me dit-il au bout de quelques instants. J’ai dîné chez Hatchett, avec une vieille connaissance de Paris. Je suis bien fâché de ne pas vous avoir vu plus souvent en France, mais j’étais si occupé avec mon ami M. Warburton. »

En prononçant ce nom, Thornton me regarda en face, puis il ajouta : « À propos, je vous ai vu avec sir Réginald Glanville l’autre jour ; vous le connaissez, beaucoup, je suppose.

— Assez, lui dis-je, d’un air indifférent.

— Quel singulier caractère ! reprit Thornton. Moi aussi je le connais depuis plusieurs années. » Et en disant cela Thornton me lança de nouveau un regard scrutateur. Le pauvre sot ! Il fallait un peu plus de pénétration qu’il n’en avait pour lire dans le cor inscrutabile d’un homme né et nourri comme moi dans la dissimulation la plus consommée du bon ton.

« Il est très-riche, n’est-ce pas ? dit Thornton, après quelques moments de silence.

— Je le crois, lui dis-je.

— Hum ! reprit Thornton. Les choses ont aussi bien tourné pour lui qu’elles ont tourné mal pour moi, car j’ai eu juste autant de chance que la vache qui s’est empêtrée par les cornes. Je suppose qu’il n’a pas trop envie de me reconnaître, « pauvreté chasse camaraderie ; » bah ! au diable l’orgueil ! Parlez-moi d’un cœur honnête, toujours ouvert à l’amitié, hiver comme été, dans la disette comme dans l’abondance. Mon Dieu, je ne trouverai donc pas un ami qui veuille me prêter vingt livres ? »

Je ne répondis rien, Thornton soupira. « Monsieur Pelham, reprit-il, il est vrai que je vous ai connu pendant peu de temps, excusez la liberté que je prends ; mais si vous pouviez me prêter cette bagatelle, cela m’obligerait vraiment beaucoup.

M. Thornton, lui dis-je, si je vous connaissais davantage et que je pusse vous venir en aide, vous seriez en droit d’attendre de moi un secours plus efficace que la bagatelle dont je puis maintenant disposer en votre faveur. Si réellement c’est vous rendre service que de vous prêter vingt livres, je vous les prêterai, à une condition, c’est que vous ne me demanderez plus jamais un liard. »

Le visage de Thornton s’éclaircit : « Mille, mille… murmura-t-il.

— Non, non, lui dis-je, pas de remerciements, promettez-moi seulement ce que je vous demande.

— Sur mon honneur ! dit Thornton, je ne vous demanderai plus jamais un liard ! »

Il paraît, me dis-je en moi-même, qu’il y a de l’honneur même chez les voleurs, et prenant dans ma bourse la somme demandée je la lui donnai. À dire vrai, quoique cet homme me déplût, ses vêtements râpés et son air misérable excitaient ma compassion. Pendant qu’il empochait l’argent, ce qu’il fit avec un plaisir non équivoque, un homme mince et élancé passa rapidement auprès de nous. Nous nous retournâmes tous les deux et reconnûmes Glanville. Il n’avait pas fait dix pas que nous le vîmes chanceler, s’arrêter et tomber sur le trottoir ; nous courûmes vers lui ; il était évanoui. Son visage était livide et portait les traces d’un épuisement profond. J’envoyai Thornton chercher de l’eau au café le plus voisin ; mais avant son retour, Glanville était revenu à lui.

« Tout… tout… est inutile, dit-il, d’une voix sombre et se parlant à lui-même, il n’y a d’oubli que dans la mort ! »

Il tressaillit en me voyant. Je le soutins par le bras, et nous marchâmes à pas lents.

« J’ai déjà entendu parler de votre discours, » lui dis-je. Glanville sourit avec cet air affaibli et souffrant, qui donnait même à son sourire si doux un aspect douloureux.

« Vous en voyez aussi les effets, l’excitation a été trop forte pour moi.

— Cela a dû être un beau moment, quand vous êtes revenu à votre banc.

— C’est un des moments les plus pénibles que j’aie passés ; il ne me parlait que de la mort. Que sont les honneurs pour moi à présent ? ô Dieu ! ô Dieu ! ayez pitié de moi ! »

Et Glanville s’arrêtant subitement se prit la tête à deux mains.

Pendant ce temps Thornton nous avait rejoints. Lorsque les yeux de Glanville s’arrêtèrent sur lui, une agitation fiévreuse se peignit sur ses joues. Les lèvres de Thornton se crispèrent avec une expression malicieuse. Glanville s’en aperçut et fronça le sourcil.

« Allez-vous-en ! dit-il d’une voix sourde (son œil brillait), allez-vous-en, à l’instant ; la vue de quelque chose d’aussi bas que vous me fait mal au cœur. »

Les yeux vifs et inquiets de Thornton brillèrent comme des charbons ardents, et il se mordit la lèvre jusqu’au sang ; cependant il se contenta de répondre :

« Vous paraissez agité ce soir, sir Réginald. Je souhaite que vous reveniez bientôt à une meilleure santé. Monsieur Pelham, votre serviteur. »

Nous continuâmes notre route, Glanville et moi, sans parler ; arrivé à sa porte, je le quittai, et n’ayant rien de mieux à faire, j’allai à la maison de jeu de N***. Il y avait là seulement dix ou douze personnes qui toutes se tenaient autour de la table ; je regardai en silence les filous faire leurs affaires aux dépens des sots, et les cadets corriger par leur habileté les torts de la fortune envers eux.

L’honorable M. Blagrave vint à moi.

« Est-ce que vous ne jouez jamais ? me dit-il.

— Quelquefois, lui répondis-je.

— Prenez-moi cent livres, me dit cet aimable homme.

— J’allais justement vous faire la même demande », répondis-je.

Blagrave se mit à rire de bon cœur. « Eh bien, me dit-il, répondez pour moi auprès d’un juif, et je répondrai à mon tour pour vous. C’est un drôle qui me prête de l’argent à quatre pour cent seulement. Mon respectable père est un diable de vieil avare, et pourtant je suis bien le fils le plus rangé qu’il y eût sous la calotte des cieux. Je ne vais ni à la chasse ni aux courses, et je ne fais aucune dépense si ce n’est au jeu ; il ne veut pas me passer cette petite distraction… vous m’avouerez que c’est là une conduite honteuse !

— Ô quelle incroyable barbarie ! lui dis-je ; en ce cas, vous faites bien de manger votre bien avec les juifs avant de le posséder ; il n’y a pas pour vous de meilleur moyen de vous venger de votre respectable père.

— Soyez tranquille, dit Blagrave, rapportez-vous-en à moi pour cela ! Allons il me reste cinq livres, je retourne au jeu. »

À peine m’eut-il quitté que je fus accosté par M. ***, un aventurier de bonne mine qui vivait, le diable sait comment, car maître Belzébuth paraissait prendre à lui un bien vif intérêt.

« Ce pauvre Blagrave ! me dit-il en suivant de l’œil ce charmant jeune homme, c’est un drôle de garçon. Il m’a demandé l’autre jour si j’avais jamais lu l’histoire d’Angleterre, et il m’a dit qu’il y était beaucoup question d’un de ses ancêtres, un général romain du temps de Guillaume le Conquérant, qui s’appelait Caractacus. Il m’a raconté aussi aux dernières courses de Newmarket qu’il avait fait un pari excellent, et il se trouva qu’il s’était arrangé de façon à gagner mille livres et à en perdre deux mille. Allons, allons, poursuivit-il avec un air de béatitude, j’aime encore mieux voir ici de ces niais-là, que ces satanés filous qui vous mettent à sec, sans avoir l’air d’y toucher. M. Pelham, ne vous fiez jamais à personne dans une maison de jeu. Les meilleurs visages sont ceux qui cachent les plus grands escrocs. Tentez-vous la fortune ce soir ?

— Non, lui dis-je, je me contenterai de regarder. »

Il se dirigea vers la table et s’assit à côté d’un jeune homme riche qui avait bien le meilleur caractère et le plus grand guignon qu’on pût voir. Après quelques coups il lui dit : « Lord ***, mettez votre argent un peu plus loin, vous en avez tant sur table que vous pourriez le confondre avec le mien, et c’est réellement très-désagréable. Songez, si vous alliez en mettre dans votre poche ? »

Lord *** prit une poignée de billets de banque et les fourra négligemment dans la poche de son habit. Cinq minutes après je vis M.*** glisser sa main vide dans la poche de son voisin et l’en retirer pleine. Une demi-heure après, il tendait un billet de cinquante livres au marqueur en lui disant : « Tenez, monsieur, voilà ce que je vous dois.

— Mon Dieu, lord ***, comme vous avez gagné ! ne laissez pas ainsi tout votre argent sur la table, mettez-le dans votre poche avec le reste. »

Lord ***, qui s’était aperçu du tour (mais qui était trop indolent pour faire de la résistance), se mit à rire.

« Non, non, dit-il, il est bien juste que vous me laissiez quelque chose. »

M. *** rougit et s’en alla.

« Diable de chance ! dit-il en passant près de moi, je ne sais pas pourquoi je m’obstine à jouer, il y a tant de filous ici ! Évitez les maisons de jeu, M. Pelham, si vous voulez vivre ;

— Et laisser vivre, » me dis-je.

J’allais sortir lorsque j’entendis un rire bruyant dans l’escalier, aussitôt je vis entrer Thornton qui plaisantait avec un marqueur. Il ne me vit pas. Il s’approcha de la table et tirant de sa poche le même billet de banque de vingt livres que je venais de lui donner, il en demanda la monnaie avec un air de millionnaire. Je n’attendis pas pour voir si sa chance serait bonne ou mauvaise, je m’en souciais peu. Je descendis l’escalier et au moment où l’on m’ouvrait la porte je me trouvai face à face avec sir John Tyrrell qui entrait.

« Eh quoi ! me dis-je, l’habitude est-elle encore si forte ? »

Nous nous arrêtâmes, et après avoir échangé quelques compliments, nous remontâmes ensemble au salon.

Thornton jouait aussi gaillardement avec son petit enjeu que lord C*** avec ses cent et ses mille. Il fit de la tête un petit salut familier à Tyrrell qui lui rendit son salut avec un air d’arrogance et de hauteur. Au bout de quelques minutes, le baronnet était au jeu pour son compte et en suivait les péripéties avec anxiété. J’avais satisfait ma curiosité en m’assurant qu’il n’y avait plus aucune intimité entre lui et Thornton, en conséquence je me retirai.