À valider

Pelham/56

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche


Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 275-279).


CHAPITRE LVI


C’était un singulier spectacle que de voir un homme comme Glanville, avec ses goûts dispendieux, ses habitudes de luxe, de grandes facultés particulièrement propres à le mettre en relief, courtisé par les personnages les plus élevés dans l’État, admiré de plus de la moitié des femmes de Londres, vivre d’une vie ascétique, loin du contact de ses semblables, et se complaire dans le plus sombre et le plus maladif désespoir. Pas une femme ne pouvait se vanter d’avoir eu la bonne fortune de fixer un instant ses regards. Il vivait au milieu des livres, et semblait ne vouloir d’autre compagnie que le passé. À toute heure de la nuit il veillait et travaillait et il faisait à peine jour que déjà on lui amenait son cheval. Il faisait une promenade de plusieurs heures, et à son retour, il employait tout le temps qui précédait son départ pour le parlement, à s’occuper des affaires et de la politique du jour. Dès son début, il n’avait cessé de prendre une part active à tous les débats importants, et ses discours avaient toujours eu cette supériorité et cette élévation de vues, qu’on avait remarquées chez lui le premier jour où il avait pris la parole. Chose singulière ! dans ses discours parlementaires, comme dans sa conversation ordinaire, on ne retrouvait ni ces opinions violentes et spéculatives, ni cet enthousiasme romanesque, où semblait l’incliner la tendance naturelle de son esprit. Ses arguments étaient toujours remarquables à cause de la solidité des principes sur lesquels ils s’appuyaient, et de la clarté et de la logique avec laquelle il en faisait l’exposé. L’ardeur fiévreuse de son tempérament se montrait, il est vrai, de temps à autre, dans l’énergie de sa diction, ou se trahissait par quelque explosion soudaine et imprévue de la puissance oratoire la plus impétueuse. Mais cela était si spontané, si naturel, que jamais même les plus froids et les plus sceptiques calculateurs de la chambre des Communes n’en témoignaient de déplaisir. C’est une contradiction assez commune dans la nature humaine (et elle semblait particulièrement remarquable chez Glanville) de voir un homme d’imagination et d’esprit, doué du plus vigoureux bon sens, lorsqu’il s’agit de conseiller et de servir les autres, négliger d’en faire usage pour lui-même. Il fut bientôt désigné à l’opinion parmi les jeunes membres de la chambre comme le plus important et comme celui qui promettait le plus. Sa froideur même qui, dans la vie ordinaire, tenait à distance des gens du parti qu’il avait adopté, ne servit qu’à accroître leur respect sinon leur affection.

L’attachement que lady Roseville avait pour lui, n’était nullement un secret, et la célébrité de son nom dans le monde élégant, faisait que ses moindres gestes étaient un sujet constant de remarques et de conversations. Il arrivait trop souvent que cette charmante mais imprudente personne, au milieu même des regards les plus attentifs dirigés sur elle, oubliait tout pour poursuivre le roman de son attachement. Glanville non-seulement semblait n’en être point touché, mais il avait même l’air de ne pas s’en douter, et gardait toujours en face du monde la même réserve froide et raide, qui avait fini par faire de lui l’objet de toutes les conversations et de toutes les antipathies.

Trois semaines après le premier discours de Glanville à la chambre, j’allai le trouver avec une proposition de lord Lawton. Après l’avoir discutée, nous nous mîmes à parler de sujets plus intimes et, à la fin, il en vint à prononcer le nom de Thornton. Je ferai observer que jamais nous n’avions parlé de cet homme et que jamais Glanville n’avait fait aucune allusion à notre rencontre à Paris ni au déguisement et au faux nom qu’il avait pris à cette époque. Quel que fût ce mystère, il était évidemment d’une espèce assez triste, et ce n’était pas à moi à chercher à en soulever le voile. Ce jour-là, il se mit donc à parler de Thornton avec un air indifférent.

« J’ai, me dit-il, connu cet homme-là pendant quelque temps ; il m’a été utile là-bas, et je l’ai bien payé de ses services. Il a depuis fait plusieurs fois appel à ma bourse, mais je ne lui ai pas plus tôt donné de l’argent qu’il va le dépenser à la roulette. Je crois bien qu’il fait partie d’une bande de filous de la plus basse espèce, et je suis décidé à ne plus subvenir aux besoins crapuleux de ses camarades et de lui : c’est une méprisable et vile canaille qui ne reculerait devant aucune énormité, si on le payait bien. »

Glanville s’arrêta un instant, puis il ajouta en rougissant et d’une voix hésitante et embarrassée :

« Vous souvenez-vous de M. Tyrrell, à Paris ?

— Oui, lui dis-je, il est à présent à Londres et… » Glanville bondit comme si je l’avais frappé.

« Non, non, s’écria-t-il d’un air effaré ; il est mort à Paris, de misère, de faim.

— Vous vous trompez, lui dis-je, il est aujourd’hui sir John Tyrrell, à la tête d’une belle fortune. Je l’ai vu moi-même, il y a trois semaines. »

Glanville me prit le bras, fixa sur moi son regard brûlant et pénétrant, et je vis ses joues pâlir et devenir livides. À la fin il se retourna et murmura quelque chose entre ses dents. À ce moment la porte s’ouvrit et l’on annonça Thornton. Glanville s’élança vers lui, et le saisissant à la gorge. « Chien ! lui cria-t-il, tu m’as trompé, Tyrrell vit !

— À bas les mains, cria le joueur, en faisant une terrible grimace, à bas les mains, ou par le seigneur mon maître, vous allez recevoir coup pour coup.

— Misérable ! lui dit Glanville, et son pauvre corps usé et grêle, mais encore fort, tremblait par l’excès de la passion. Oses-tu bien menacer ? » Et en disant ces mots il lança Thornton contre la muraille avec tant de force que celui-ci rendit le sang par la bouche et par les narines. Le joueur se releva lentement et, tout en essuyant le sang qui lui couvrait la face, il fixa ses yeux méchants et hardis sur son agresseur avec une expression de haine et de vengeance qui me glaça d’effroi.

« Mon jour n’est pas encore venu maintenant, dit-il, d’une voix calme et tranquille. » Puis changeant soudain de ton et de manières, il s’approcha de moi, me fit une sorte de salut, et se mit à parler de la pluie et du beau temps.

Cependant, Glanville était tombé sur le sofa, épuisé, moins encore par l’effort qu’il venait de faire, que par la violence de sa passion. Il se leva bientôt et dit à Thornton : « Pardonnez-moi ma violence, et acceptez cela comme compensation, et il lui mit dans la main une grande bourse qui paraissait bien garnie. Thornton en véritable philosophe la reçut comme un dogue reçoit un os à moelle après avoir été battu. Tâtant la bourse avec ses gros doigts courts, comme pour bien s’assurer de la valeur de son contenu, il la fit disparaître prestement dans la poche de son pantalon ; après quoi il boutonna cette poche avec soin, abaissa dessus son gilet comme pour protéger plus efficacement son trésor et, se tournant vers Glanville, lui dit, dans son langage vulgaire et pittoresque :

« Parlons peu, sir Réginald, mais parlons bien. L’argent est le meilleur onguent pour guérir les meurtrissures. Maintenant, dites, que voulez-vous ? demandez et je vous répondrai, à moins que vous ne trouviez que M. Pelham soit de trop ici. »

J’étais déjà près de la porte, avec l’intention de quitter la chambre, lorsque Glanville me cria : « Restez, Pelham, je n’ai qu’une seule question à adresser à M. Thornton. Tyrrell est-il encore vivant ?

— Oui, répondit Thornton avec un rire sardonique.

— Et à l’abri du besoin ? reprit Glanville.

— Oui.

M. Thornton, dit Glanville d’une voix calme, je n’ai plus affaire à vous, vous pouvez vous retirer. »

Thornton s’inclina avec un air de respect ironique, et sortit.

Je me retournai pour regarder Glanville. Sa physionomie dont l’expression ordinaire était plutôt la dureté que la douleur, me sembla en ce moment véritablement effrayante. Les moindres plis de son visage étaient creusés comme de profonds sillons, ses sourcils étaient abaissés sur ses grands yeux où se peignaient la colère et la résolution, ses dents étaient serrées et sa lèvre supérieure mince, retroussée en signe de dédain, était pâle comme celle d’un mort. Sa main droite était crispée sur le dossier d’un fauteuil et supportait le poids de son corps amaigri. Le bois ne put résister à la violente pression de ses doigts de fer, et se brisa comme du verre. Cet accident, si léger qu’il fût, suffit pour le rappeler à lui-même. Il s’excusa de cette scène bizarre, de l’air d’un homme qui se possède complètement, et après lui avoir adressé quelques mots affectueux et sympathiques, je le laissai à cette solitude après laquelle je savais qu’il soupirait.