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Pelham/72

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 129-135).


CHAPITRE LXXII


Le lendemain matin, je reçus un billet de Guloseton, qui m’invitait à venir dîner avec lui à huit heures, pour me rencontrer avec son chevreuil. Je lui renvoyai une réponse affirmative, et alors je me mis à réfléchir mûrement sur ce que j’avais de mieux à faire avec lord Dawton. Il serait assez plaisant, disait la colère, d’aller lui demander hardiment le bourg qu’il vous promit si souvent, et en cas de refus, de le braver, de le tancer, et de rompre avec lui.

— C’est vrai, répliquait ce raisonneur plus simple et moins théâtral que nous pouvons appeler connaissance du monde ; mais cela n’aurait ni utilité ni dignité. Le sens commun ne querelle jamais personne. Allez voir lord Dawton, si vous voulez, demandez-lui de remplir sa promesse, avec votre sourire de seconde qualité, et recevez ses défaites avec votre sourire premier numéro. Puis vous ferez après ce qu’il vous plaira. Brisez avec lui ou ne brisez pas, vous pouvez faire l’un et l’autre avec grâce et tout tranquillement ; ne faites jamais de scènes, or les reproches et la colère ne manquent jamais d’en faire quelqu’une.

— Vous avez raison, dis-je en réponse à cette dernière suggestion ; et ayant arrêté ma résolution, je me rendis à trois heures moins le quart à la maison de lord Dawton.

« Ah ! Pelham, dit le petit ministre, enchanté de vous voir si bon visage ; c’est affaire à la campagne, mais vous allez rester à la ville maintenant, je l’espère, jusqu’à la fin de la saison ?

— Certainement, lord Dawton, ou, à tout événement, jusqu’à la prorogation du Parlement. Comment, en vérité, pourrais-je faire autrement avec la bonne promesse de Votre Seigneurie, que j’ai devant les yeux ! M. ***, le membre pour votre bourg de *** a, je crois, accepté les districts de Chiltern ? Je vous suis vraiment bien obligé de la promptitude que vous avez mise à remplir votre promesse envers moi.

— Hem ! mon cher Pelham, hem ! » murmura lord Dawton. Je me penchai vers lui comme pour l’écouter avec déférence, mais en réalité pour mieux voir son embarras, et jouir de plus près de sa confusion. Il leva les yeux et saisit mon regard, et comme il ne fut pas trop satisfait de l’expression involontaire de mes yeux, il devint de plus en plus embarrassé ; enfin il rappela son courage.

« Eh mais ! cher monsieur, dit-il, oui vraiment, je vous ai promis ce bourg ; mais souvent les amitiés personnelles doivent être sacrifiées au bien public. Tout notre parti insistait pour que l’on envoyât M. V*** à la place du dernier membre : que pouvais-je faire ? J’ai fait valoir vos droits ; mais tous, jusqu’au dernier, se sont récriés sur ceux de votre rival. Il est certain qu’il est plus âgé que vous et que sa famille est très-puissante dans la Chambre-Basse ; bref, vous apercevez, mon cher Pelham vous comprenez… vous devez sentir combien ma position était délicate ; on ne pouvait pas commencer par se montrer trop ardent pour ses propres amis, et je fus forcé de céder. »

Lord Dawton s’était tant bien que mal acquitté de son speech ; il ne me restait donc plus qu’à le féliciter sur ce chef-d’œuvre.

« Mon cher lord, commençai-je, vous ne pouviez pas me faire plus de plaisir : M. V*** est un très-estimable homme, et je ne voudrais pour rien au monde vous avoir exposé au soupçon de faire passer une vétille telle que votre honneur, c’est-à-dire, la promesse que vous m’avez faite, avant les exigences, c’est-à-dire les intérêts de votre parti ; mais n’en parlons plus. Votre Seigneurie était-elle chez le Duc de *** la nuit dernière ? »

Dawton saisit avec joie l’occasion de changer de conversation, et nous nous mîmes à causer et à plaisanter sur des sujets indifférents jusqu’au moment où je pensai qu’il était temps de me retirer. Je le fis avec la plus cordiale apparence d’égards et d’estime ; et ce ne fut qu’après avoir franchi le seuil de sa porte que je laissai un libre cours à la bile amère que j’avais sur le cœur. Je tournai mes pas vers Green Park, et je me promenais lentement le long de l’avenue principale, les mains derrière le dos et les yeux fixés à terre, quand j’entendis prononcer mon nom. En regardant derrière moi j’aperçus lord Vincent à cheval ; il s’arrêta à causer avec moi. Dans l’humeur où j’étais contre lord Dawton, je l’accueillis avec plus de chaleur que je n’avais fait naguère ; et lui de son côté se trouvant dans des dispositions sociables, sembla si satisfait de notre rencontre, et de mon humeur qu’il mit pied à terre pour se promener avec moi.

« Ce parc est bien différent maintenant, dit Vincent, de ce qu’il était du temps du Joyeux Monarque ; cependant c’est encore un lieu beaucoup plus à mon goût que son frère ambitieux, le romantique Hyde Park. Il y a une certaine mélancolie qui n’est pas sans douceur à se promener dans les lieux consacrés par l’histoire ; car tous tant que nous sommes nous vivons plus dans le passé que dans le présent.

— Voyez, dis-je, comme les hommes sont toujours les mêmes dans tous les âges. À la place même où nous voici, combien d’hommes ont été animés des mêmes sentiments qui nous font agir maintenant ! combien ont fait peut-être la même remarque que vous venez de faire ! C’est cette identité universelle qui nous rattache avec le plus de puissance au passé. C’est plaisir de voir comme nous ressemblons aux Agamemnons des temps jadis, et nous ne laissons perdre aucun des personnages disparus, à voir le soin que nous mettons à ressembler aussi aux Thersites du temps.

— C’est vrai, reprit Vincent ; si les sages et les grands hommes savaient seulement quelle légère différence il y a entre eux et les fous ou les gens du commun, ils ne prendraient pas tant de peines pour être grands et sages ; comme dit le proverbe chinois, ils sacrifient un tableau pour en avoir les cendres. Il est presque à regretter que ce désir d’avancement soit si nécessaire à notre existence. L’ambition est souvent un beau sentiment, mais qui jamais ne donne le bonheur. Cyprien, dans un beau passage sur l’envie, l’appelle « la vermine de l’âme » ; cependant, peut-être, cette passion même est-elle moins dévorante, moins semblable au tabes pectoris, que l’ambition. Vous êtes surpris de ma véhémence ? Le fait est que je suis furieux en pensant où peut nous entraîner la folie de regarder seulement en haut, et de fouler aux pieds, sans y faire attention, dans l’aveuglement de nos désirs, les affections que nous trouverions partout sous nos pas. Tenez ! vous et moi, depuis longtemps nous nous sommes perdus de vue. Pourquoi ? est-ce l’effet de quelque dispute, de quelque désagrément particulier, de quelque découverte blessante pour l’honneur, la fidélité, la loyauté de l’un de nous ? Non ! mais simplement parce que je dîne avec lord Lincoln, et vous avec lord Dawton, voilà tout. Ah ! que les Jésuites ont raison de dire que ceux qui vivent pour le public doivent renoncer à tout attachement privé. Le jour où nous devenons citoyens, nous devons cesser d’être hommes. Notre vie privée est comme Léon X ; du moment qu’elle expire, toute paix, tout confort, toute joie, toute société, meurent nécessairement avec elle ; et un âge de fer, barbara vis et dira malorum omnium incommoda, doit lui succéder.

— C’est dommage que nous n’ayons pas suivi la même route, lui dis-je ; aucun plaisir n’aurait été plus grand pour moi que de confondre nos intérêts politiques ; mais…

— Peut-être n’y a-t-il pas de mais, interrompit Vincent ; peut-être comme les deux chevaliers du vieux conte, nous donnons seulement des noms différents au même bouclier, parce que nous ne le voyons pas du même côté ; imitons-les de même dans leur réconciliation, aussi bien que dans leur querelle, et puisque nous avons déjà rompu des lances l’un contre l’autre, reconnaissons notre erreur et renonçons à nos différends. »

Je restai silencieux ; la vérité est que je ne voulais pas en dire trop long. Vincent continua.

« Je sais, dit-il, et c’est en vain que vous le cachez, que Dawton a mal agi avec vous. M. V*** est mon cousin germain ; il vint à moi le lendemain du jour où le bourg lui avait été donné, et me rapporta tout ce que Clandonald et Dawton lui avaient dit à ce propos. Croyez-moi, ils ne vous ont pas épargné ; vous avez grièvement offensé le premier ; vous savez qu’il s’est brouillé sans retour avec son fils Dartmore, et qu’il persiste à dire que vous êtes l’ami et l’instigateur de ce candide jeune homme dans toutes ses débauches et ses extravagances. Tu illum corrumpi sinis. Je vous dis cela sans hésitation, car je sais que vous avez moins de vanité que d’ambition, et je ne crains pas de froisser la première pour rendre service à la seconde. Quant à moi, je vous avoue nettement et franchement qu’il n’y a rien que je ne fisse pour vous assurer à notre parti. Joignez-vous à nous, et, comme je vous l’ai souvent répété, vous serez sur les bancs parlementaires sans le moindre délai de notre part. Je ne puis vous promettre plus, car je ne puis me promettre davantage à moi-même, mais à partir de cet instant votre fortune, si je juge bien votre habileté, est entre vos mains. Vous secouez la tête. Assurément vous devez voir que nos divergences ne sont pas très-violentes, elles portent moins sur les mesures que sur les hommes. Il n’y a pour ainsi dire qu’un malentendu entre nous ; et nous devons reconnaître la sagesse du conseil donné par Aulu-Gelle : « qu’il faut être fou pour aller sacrifier des intérêts importants à des distinctions de mots qui n’ont pas entre elles l’épaisseur d’un cheveu ». Vous riez de la bizarrerie de ma citation ; les proverbes les plus bizarres sont souvent les plus vrais. »

Si mon lecteur était tenté de n’avoir pas trop bonne opinion de moi quand j’avouerai que je me sentis flottant et irrésolu à la fin de ce discours, qu’il se place pour un moment dans ma position, qu’il se sente indigné de la trahison, de l’injustice, de l’ingratitude d’un homme ; et, qu’au plus fort de son ressentiment, il se voie flatté, courtisé, cajolé par l’offre de l’amitié et du crédit d’un autre. Qu’il méprise personnellement le premier, comme il estime le second ; et qu’il soit, par-dessus tout, convaincu aussi bien que persuadé de la vérité des assertions de Vincent, c’est-à-dire, qu’on ne lui demandait aucun sacrifice de principes, ou d’idées, non, rien qu’une alliance contre les hommes, opinions réservées. Et quels étaient ces hommes ? m’étaient-ils attachés par un seul lien ? méritaient-ils un seul égard de ma reconnaissance ? Non ! C’étaient des hommes qui, plus que tous les autres, m’avaient abreuvé des plus grands affronts, et méritaient de moi la plus mince estime.

Cependant, si des sentiments humains pouvaient me faire balancer, je sentais que ce n’était pas par ceux-là seuls que je devais me décider. Je ne suis pas un homme dont les vertus et les vices soient réglés par l’impulsion et la passion du moment ; si je suis prompt à agir, je suis lent d’habitude à délibérer. Je me tournai vers Vincent et lui serrai la main : « Je n’ose pas me décider à vous répondre maintenant, lui dis-je, accordez-moi jusqu’à demain, j’aurai alors eu le temps de réfléchir et de prendre une détermination. »

Je n’attendis pas sa réponse ; je m’éloignai rapidement, je tournai le passage qui conduit à Pall Mall, et me hâtai de rentrer au logis pour me consulter avec mon cœur. Hélas ! ce n’était pas pour trouver plus de calme.

Dans ces confessions je ne me suis point fait scrupule d’avouer mes erreurs et mes faiblesses ; tout ce qui pouvait donner plaisir ou profit au lecteur lui appartenait. Je n’ai laissé de voile que sur les émotions les plus sombres et les plus orageuses de mon âme ; toutes les choses qui ne pouvaient ni amuser ni instruire les autres, je les ai gardées pour moi.

Les heures s’écoulèrent, le moment de m’apprêter arriva, je sonnai Bedos, je m’habillai comme d’habitude, les grandes émotions dérangent peu les opérations mécaniques de la vie, et je courus chez Guloseton.

Il n’avait jamais été plus amusant ; le dîner, de son côté, n’avait jamais été meilleur ; mais, me croyant assez intime avec mon hôte pour ne pas être obligé de dissimuler mes sentiments, je restai distrait, préoccupé, maussade.

« Qu’avez-vous, mon ami, me dit l’excellent épicurien ; vous n’avez ni applaudi mes bons mots, ni goûté mes escalopes ; et votre humeur morose n’a pas eu plus d’égards pour mon chevreuil que pour mes sentiments ? » Le proverbe a bien raison de dire que « le chagrin est expansif. » Je confesse que j’étais pressé de m’ouvrir à quelqu’un en qui je pusse me confier. Guloseton m’écouta avec beaucoup d’attention et d’intérêt. Il me dit avec bonté : « Quelque peu que je me soucie moi-même de ces matières, je sais cependant sympathiser avec ceux qui s’y intéressent. Je désirerais pouvoir vous servir plus utilement que par des avis. Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas, j’imagine, hésiter à accepter l’offre de Vincent. Peu importe que vous soyez assis sur un banc ou sur l’autre, pourvu que ce ne soit pas dans un courant d’air ; ou que vous dîniez chez lord Lincoln ou chez lord Dawton, si leurs cuisiniers se valent ? Quant à Dawton, j’ai toujours pensé que c’était un fourbe, un pauvre hère, qui achète ses vins bon marché et vend cher ses services. Allons, mon cher ami, buvons à sa confusion. »

En même temps, Guloseton remplit mon verre jusqu’aux bords. Il m’avait montré de la sympathie, je pensai donc qu’il était de mon devoir de le payer de retour ; et nous ne nous séparâmes que quand les yeux du bon vivant virent plus de choses dans le ciel et sur la terre que n’en rêva jamais le philosophe à jeun.