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Pelham/74

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 146-161).


CHAPITRE LXXIV


HISTOIRE DE SIR RÉGINALD GLANVILLE


« Vous vous rappelez mon caractère en pension, la difficulté que vous aviez à me tirer de l’isolement visionnaire et distrait qui, même à cette époque, était plus conforme à mes goûts que tous les plaisirs et toutes les sociétés recherchés par les autres enfants. Vous vous rappelez la joie profonde, et pour vous inexplicable, avec laquelle je retournais à mes rêveries et à ma solitude. Ce caractère est demeuré le même dans la vie ; les circonstances, loin de l’altérer, lui ont donné de la force. Il en a été de même pour vous ; votre caractère, vos habitudes, vos goûts, qui contrastaient si fort avec les miens dans l’enfance, n’ont rien perdu de ce qui fait ce contraste. Votre ardeur pour les diverses ambitions de la vie est encore l’antipode de mon indifférence : votre résolution hardie, infatigable, réfléchie dans la poursuite de votre but fait honte encore à mon indolence et à mon esprit rêveur. Vous êtes encore le disciple du monde, en attendant que vous deveniez son maître ; moi je suis son fugitif et je mourrai sa victime.

« Après notre séparation au sortir du collège, j’allai passer quelque temps chez mon tuteur dans le comté de***. Je fus bientôt las de cet endroit ; et la mort de mon père me rendant en grande partie mon maître, je ne perdis pas de temps pour le quitter. J’étais pris de cette manie de voyages assez commune à toutes les personnes de mon âge et de mon humeur. Ma mère me laissait la disposition presque illimitée de la fortune qui devait m’appartenir un jour ; et, cédant à mes désirs plutôt qu’à ses craintes, elle me permit à l’âge de dix-huit ans de partir seul pour le continent. Peut-être la tranquillité et la réserve de mon caractère lui faisaient-elles moins craindre pour moi les dangers de la jeunesse que si j’eusse été d’un naturel plus actif et plus versatile. C’est une erreur qui n’est pas rare ; une humeur sérieuse et contemplative est souvent la pire de toutes pour acquérir promptement la connaissance du monde : c’est du moins la plus propre à souffrir profondément de l’expérience.

« Je choisis pour quelque temps ma résidence à Spa. C’est, vous le savez peut-être, un endroit par lui-même assez ennuyeux pour qu’il n’y ait d’autre amusement possible que le jeu. Tout le monde jouait et je n’échappai pas à la contagion. Je n’en avais même nulle envie ; car j’étais comme le ministre Godolphin, mon goût prononcé pour le silence me faisait aimer le jeu pour l’amour du jeu, parce qu’il dispensait de la conversation. Voilà ce qui me fit faire la connaissance de M. Tyrrell qui alors demeurait à Spa. Il n’avait pas à cette époque tout à fait dissipé sa fortune, mais il faisait chaque jour un pas vers cette fin désirable. La connaissance d’un joueur n’est pas difficile à faire, ni à garder pourvu que l’on joue aussi.

« Nous devînmes aussi intimes que la réserve de mes habitudes m’a permis jamais de le devenir avec tout autre que vous. Il avait quelques années de plus que moi, il connaissait bien le monde, il avait fréquenté les meilleures sociétés, et dans ce temps-là, quelle que fût la vulgarité de son esprit, il n’avait pas encore cette grossièreté de manières qui le distingua bientôt après : car les mauvaises fréquentations ne sont pas longues à produire leur effet. Notre connaissance était donc assez naturelle, surtout si l’on considère que ma bourse était entièrement à sa disposition : l’emprunt est une double bénédiction pour celui qui reçoit et pour celui qui donne ; le premier devient complaisant et soumis, et le prêteur pense favorablement de celui qu’il a obligé.

« Nous nous séparâmes à Spa, avec la promesse mutuelle de nous écrire. Je ne me souviens pas si cette promesse fut tenue, probablement non ; cependant nous n’en fûmes pas moins bons amis pour avoir été mauvais correspondants. Je continuai mes voyages environ une année encore. Alors je retournai en Angleterre, toujours le même, aussi mélancolique, aussi rêveur, aussi enthousiaste qu’auparavant. Il est vrai que ce sont les circonstances qui font l’homme ; mais l’homme aussi peut faire souvent les circonstances. Je veux dire qu’elles reçoivent leurs influences de la disposition préalable de nos esprits : ce qui élève l’un abaisserait l’autre, et ce qui gâte mon voisin est peut-être ce qui serait bon pour me corriger. Ainsi l’expérience du monde rend quelques personnes plus éprises du monde, d’autres plus détachées ; et la satisfaction des sens devient une lutte pour certains esprits, une seconde nature pour d’autres. Quant à moi, j’avais goûté de tous les plaisirs que peuvent procurer la jeunesse et l’opulence et ils m’étaient plus antipathiques que jamais. Je m’étais mêlé à beaucoup de variétés de l’espèce humaine, et j’étais rivé plus que jamais à la monotonie du moi.

« Et si je me rappelle ces particularités, ce n’est pas dans l’espoir de m’attribuer un caractère extraordinaire : je crois que notre époque en a produit beaucoup de semblables. Dans quelque temps d’ici, ce sera une recherche curieuse d’approfondir les causes de cette maladie aiguë de l’esprit qui a été, qui est encore une espèce d’épidémie. Vous me connaissez assez pour croire que je ne suis pas tourmenté de l’affectation ridicule de m’approprier un caractère artificiel, ou de créer en ma faveur un intérêt factice. Je suis loin de vouloir vous faire prendre un vice d’organisation pour une distinction de l’esprit. Pardonnez-moi donc un peu de prolixité. J’avoue qu’il m’est très-pénible d’arriver franchement à mes confessions, et je tâche de m’y préparer en faisant traîner le prélude. »

Ici Glanville s’arrêta quelques moments. En dépit de la sentencieuse froideur avec laquelle il faisait semblant de parler, je voyais qu’il était puissamment et péniblement affecté.

« Si bien donc, continua-t-il pour reprendre le fil de son récit, qu’après avoir demeuré quelques semaines avec ma mère et ma sœur, je profitai de leur départ pour le continent et je résolus de faire un voyage dans toute l’Angleterre. Les gens riches, et j’ai toujours été très-riche, sont bientôt extrêmement fatigués de l’embarras des richesses. Je m’arrêtais avec délices à l’idée de voyager sans équipage et sans domestiques ; je pris simplement un cheval favori, et le chien noir, le pauvre Terreur, que vous voyez en ce moment à mes pieds.

« Le jour où je commençai à mettre ce plan à exécution fut pour moi le début d’une nouvelle et terrible existence. Cependant il faut que vous me pardonniez de ne pas entrer ici dans de bien grands détails. Qu’il vous suffise de savoir que je fis la connaissance d’une personne… pour la première et la seule fois de ma vie, j’aimai ! Cette miniature est un essai tenté pour rendre ses traits ; les initiales qui sont derrière, entrelacées avec celles de mon nom, sont les siennes.

— Oui, dis-je sans y penser, ce sont les initiales de Gertrude Douglas.

— Quoi ! s’écria Glanville d’un ton élevé qu’il réprima à l’instant et qui finit par un murmure faible et inarticulé, combien il y a de temps que je n’ai entendu ce nom ! et maintenant… maintenant… » Il s’interrompit brusquement, puis reprit d’une voix plus calme : « Je ne sais comment vous avez pu apprendre son nom : peut-être me l’expliquerez-vous ?

— Je l’ai appris de Thornton, dis-je.

— Et vous en a-t-il dit davantage ? s’écria Glanville, comme suffoqué. — La terrible histoire…

— Pas un mot, me hâtai-je de dire ; il était avec moi quand je trouvai le portrait, et il m’a expliqué les initiales.

— C’est bien ! répondit Glanville se remettant, vous allez voir tout à l’heure si j’ai des raisons pour voir avec plaisir ces infâmes lèvres profaner l’histoire que je suis en train de vous raconter. Gertrude était fille unique ; quoique de sang noble, elle n’était un parti convenable pour moi ni par le rang ni par la fortune. Ne vous disais-je pas à l’instant que le monde ne m’avait pas changé ? Voyez ma folie ; un an avant de la voir, je n’aurais pas pensé que ce fût elle, mais moi qui serais honoré par ce mariage — et douze misérables mois avaient suffi pour… — Dieu me pardonne ! J’abusai de son amour — de sa jeunesse — de son innocence — elle s’enfuit avec moi — et ce n’était pas pour aller à l’autel ! »

Glanville fit encore une pause, puis, par un violent effort, il vainquit son émotion et continua :

« Le vice ne devrait jamais s’arrêter à moitié chemin — l’homme ne devrait jamais répandre ses plus pures affections sur la femme qu’il perd — jamais il ne devrait à la fois nourrir dans son cœur un sentiment de tendresse et satisfaire l’égoïsme de sa passion. Un débauché qui aime réellement sa victime est un des êtres les plus misérables. En dépit de mon amour heureux et triomphant ; en dépit de la première ivresse de la possession ; de la plus douce, de la plus profonde joie que cause la réciprocité de pensée, de sentiment, de sympathie ; pour la première fois, au milieu du luxe que pouvaient me procurer mes richesses, au milieu des couleurs voluptueuses et printanières dont la jeunesse, la santé et le premier amour entourent la terre que foule la femme aimée et l’air qu’elle respire : en dépit de ces choses, en dépit de tout, je découvris que je n’étais pas du tout heureux. Si les joues de Gertrude paraissaient une idée plus pâles, ou ses yeux moins brillants, je me rappelais le sacrifice qu’elle m’avait fait et je croyais qu’elle le sentait aussi. Vainement, avec le tendre et généreux dévouement qui ne se rencontre que dans la femme, elle m’assurait que mon amour la dédommageait de tout ; plus sa tendresse était touchante, plus le remords était poignant. Je n’aimai jamais qu’elle. L’amour n’est donc pas pour moi un lieu commun, et je ne puis, même aujourd’hui, juger son sexe comme en général le fait le nôtre. Je pensais, je pense encore, que l’ingratitude envers une femme est souvent un crime plus odieux, et je suis convaincu qu’il entraîne un châtiment plus douloureux, que l’ingratitude envers un homme. Mais assez sur ce sujet ; si vous me connaissez, vous pouvez pénétrer la nature de mes sentiments ; sinon, c’est en vain que j’espérerais votre sympathie.

« Jamais je n’ai aimé à demeurer longtemps dans le même endroit. Nous traversâmes la plus grande partie de l’Angleterre et de la France. Quels doivent être les charmes de l’amour quand il est accompagné de l’innocence et de la joie, puisque, même dans le péché, dans le remords, dans le chagrin, il donne un ravissement auprès duquel tout le reste est sans saveur ! Oh ! c’étaient là des instants trempés dans le véritable élixir de vie ; des moments où l’âme débordait des flots pressés de la tendresse et de la sympathie, où le cœur était trop plein pour parler et trop agité pour se taire ! C’est alors que je posais mon front brûlant sur son sein, et je sentais, pendant que ma main pressait les siennes, que mes visions s’étaient réalisées, et que mon humeur vagabonde s’était enfin près d’elle fixée dans le repos.

« Je me rappelle, comme si j’y étais, qu’une nuit, nous traversions une des plus belles parties de l’Angleterre ; c’était dans toute la plénitude et tout l’éclat de l’été, et la lune remplissait de sa présence le vaste ciel de juin et répandait une plus triste et plus pâle beauté sur le visage de Gertrude. Elle était toujours d’une humeur mélancolique et abattue ; c’est un rapport de plus qu’elle avait avec moi ; cette nuit-là, quand je jetai les yeux sur elle, je ne fus pas surpris de voir ses yeux pleins de larmes. « Vous allez vous moquer de moi, dit-elle, pendant que je les essuyais avec mes baisers et que je lui en demandais la cause ; mais j’ai un pressentiment que je ne puis chasser ; il me dit qu’avant quelques mois, vous traverserez de nouveau cette route, mais que moi je ne serai pas avec vous, ni peut-être même sur cette terre. » Elle avait raison dans ses pressentiments, elle ne se trompait que sur la date de sa mort qui n’arriva que plus tard.

« Nous choisîmes notre résidence pour quelque temps dans une position magnifique à peu de distance d’un petit établissement de bains. Ce fut là qu’à ma grande surprise, je rencontrai Tyrrell. Il était venu, en partie pour voir un parent sur lequel il fondait quelques espérances, et en partie pour refaire sa santé fort endommagée par ses déréglements et ses excès. Je ne pouvais refuser de renouer connaissance avec lui ; et, véritablement, je le pensais trop homme du monde et de société pour sentir avec lui, au sujet de Gertrude, cette singulière délicatesse qui me faisait éviter en général tout commerce avec mes anciens amis. Il était dans un grand embarras pécuniaire, beaucoup plus profond que je ne l’imaginais alors ; car je croyais que cet embarras n’était que momentané. Cependant ma bourse, comme auparavant, fut à sa disposition, et il ne se fit pas faute d’y puiser largement. Il venait fréquemment à la maison ; la pauvre Gertrude, qui pensait que j’avais, pour l’amour d’elle, fait un sacrifice réel en renonçant à mes connaissances, s’efforçait de vaincre sa défiance habituelle, et un sentiment, plus pénible que la défiance, bien naturel dans sa position ; elle affectait même de trouver dans la société de mon ami un plaisir qu’elle était bien loin d’éprouver.

« Je fus retenu à *** pendant plusieurs semaines par l’accouchement de Gertrude. L’enfant, heureuse créature ! mourut huit jours après sa naissance. Gertrude était encore au lit qu’elle ne pouvait quitter, quand je reçus un lettre d’Hélène, qui me disait que ma mère était arrêtée alors à Toulouse, et dangereusement malade. Si je désirais la voir encore une fois, Hélène pensait que je n’avais pas de temps à perdre pour me mettre en route et traverser le détroit. Vous pouvez vous imaginer ma situation, ou plutôt vous ne le pouvez pas, car vous ne sauriez concevoir la plus petite partie de cet immense amour que je portais à Gertrude. Pour vous, pour tout autre homme, ce n’eût pas été un sacrifice bien pénible peut-être de la quitter, même pour un laps de temps incertain ; pour moi c’était comme si l’on m’arrachait la vie.

« Je lui procurai une sorte de demi-compagne et de demi-garde : je pourvus pour elle à tout ce que l’amour le plus inquiet et le plus rempli de sollicitude peut suggérer ; et, l’esprit tourmenté de sombres présages, je me rendis à la hâte vers le premier port de mer où je mis à la voile pour la France.

« Quand j’arrivai à Toulouse, ma mère était beaucoup mieux, mais encore dans un état de santé très-incertain et très-inquiétant. Je demeurai avec elle pendant plus d’un mois, durant lequel chaque courrier m’apporta quelques mots de Gertrude et lui reporta un message de « mon cœur au sien » en retour. Ce n’était pas une petite consolation, d’autant plus que chaque lettre annonçait un progrès dans les forces et dans la santé. À la fin du mois, je me préparais au retour, ma mère se remettait tout doucement et je n’avais plus de craintes pour elle ; mais il y a dans notre destinée de ces chaînons mystérieux qui sont fatalement enlacés les uns aux autres et qui ne se démêlent que dans les angoisses de notre dernier arrêt. La veille du jour fixé pour mon départ, j’étais allé dans une maison où sévissait une maladie épidémique ; la nuit je me plaignis d’une oppression cruelle ; avant le matin j’étais en proie à une fièvre violente.

« Tant que j’eus la connaissance de mon état, j’écrivis constamment à Gertrude, en lui cachant avec soin ma maladie ; mais pendant plusieurs jours je fus dans le délire. Quand je recouvrai le sentiment je demandai avec empressement mes lettres ; il n’y en avait pas : — pas une ! Je ne pouvais pas croire que je fusse éveillé ; cependant les jours continuaient à s’écouler, et pas une ligne d’Angleterre — de Gertrude. Dès que je le pus, j’insistai pour que l’on mît les chevaux à ma voiture ; je ne pouvais endurer plus longtemps les tortures de mon incertitude. Je pressai mon voyage autant que le permettait ma faiblesse : enfin j’arrivai en Angleterre. Je descendis à *** par la même route que j’avais suivie avec elle. Les moindres paroles de son pressentiment prophétique, à cette époque, tombaient sur mon cœur comme de la glace : « Avant quelques mois vous traverserez de nouveau cette route, mais moi, je ne serai pas avec vous, ni peut-être même sur cette terre ! » À cette pensée j’aurais, je crois, demandé comme un bienfait à la tombe de s’ouvrir pour moi. Son silence inexplicable et prolongé en dépit de toutes les pressantes instances, de toutes les sollicitations de mes lettres, me remplissait des plus affreux pressentiments. Ah ! Dieu ! ah ! Dieu ! ce n’était rien en comparaison de la vérité !

« Enfin j’arrivai à ***. Ma voiture s’arrêta devant la maison même ; j’avais un frisson glacial ; je tremblais de tous mes membres ; la glace de mille hivers semblait se figer au milieu de mon sang. La sonnette résonne une fois, deux fois, pas de réponse ; j’aurais voulu sauter hors de la voiture ; j’aurais voulu forcer l’entrée, mais j’étais incapable de me mouvoir. Un homme enchaîné dans son cauchemar, sous l’oppression magique de l’incube qui l’étouffe, est moins anéanti que moi. Enfin, une vieille femme, que je n’avais jamais vue auparavant, parut.

« Où est-elle ? Comment ! » Je ne pus en articuler davantage ; mes yeux s’étaient fixés sur la figure curieuse et épouvantée que je voyais en face de moi. Mes regards, pensai-je, ont dit peut-être tout ce que mes lèvres n’ont pu prononcer ; je m’étais trompé ; la vieille femme ne me comprenait pas plus que je ne la comprenais moi-même. Une autre personne parut, je reconnus sa figure ; c’était celle d’une fille qui avait été à notre service. Croirez-vous qu’à cette vue, à la vue d’une personne dont les traits ne m’étaient pas inconnus et pouvaient s’attacher au souvenir de Gertrude respirant, vivant et présente, un frisson de joie courut en moi ; mes craintes semblèrent s’évanouir, le charme se rompre.

« Je m’élançai de la voiture ; je saisis la fille par sa robe. « Votre maîtresse, dis-je, votre maîtresse ; elle se porte bien ; elle est vivante ? parlez, parlez ! » La fille poussa un cri ; ma véhémence, et peut-être ma maigreur et l’altération de mes traits lui faisaient peur. Cependant elle avait les nerfs robustes de la jeunesse et fut bientôt rassurée. Elle me pria d’entrer, elle allait me raconter tout. Ma femme (Gertrude avait toujours porté ce nom) était vivante, et elle la croyait en bonne santé, mais il y avait quelques semaines qu’elle était partie. Tremblant et plein de crainte encore, mais transporté dans les cieux, par comparaison avec ma première douleur, je suivis la fille et la vieille femme dans la maison.

« La première me présenta de l’eau. Maintenant, dis-je, quand j’en eus bu un grand coup avec délices, je suis prêt à entendre tout ; ma femme a quitté cette maison, dites-vous ; pour quel endroit ? » La fille hésita et regarda à terre ; la vieille femme qui était un peu sourde, et ne comprenait pas parfaitement mes questions, ni la nature de l’intérêt personnel que j’attachais à la réponse, se mit à dire : « Que demande le gentleman ? la pauvre jeune dame qui était ici dernièrement ? Dieu lui vienne en aide !

— Qu’est-elle devenue ? m’écriai-je avec un nouvel effroi. Qu’est-elle devenue ? Où est-elle allée ? Qui l’a enlevée ?

— Qui l’a enlevée ! grommela la vieille femme contrariée de mon ton d’impatience ; qui l’a enlevée ! mais le médecin des fous, bien sûr !

« Je n’en entendis pas davantage, ma constitution ne pouvait supporter plus longtemps les angoisses que mon esprit avait souffertes ; je tombai sans vie par terre.

« Quand je revins à moi, c’était au milieu de la nuit. J’étais couché, la vieille femme et la fille étaient à mes côtés. Je me levai lentement et avec calme. Vous savez, tous les hommes qui ont souffert beaucoup connaissent cette étrange anomalie du désespoir : le calme dans l’angoisse la plus violente. J’appris peu à peu de mes gardiennes, abusées par mon air d’indifférence, que Gertrude, quelques semaines auparavant, avait manifesté certains symptômes de folie ; que ces symptômes en quelques heures avaient pris le caractère le plus alarmant. Pour quelque motif que les deux femmes ne pouvaient m’expliquer, elle avait peu de temps auparavant congédié la compagne que j’avais laissée avec elle ; elle se trouvait donc seule avec des domestiques. Ils envoyèrent chercher les mauvais praticiens de l’endroit, qui essayèrent leurs remèdes sans succès ; sa folie augmenta ; les domestiques, avec l’horreur superstitieuse qu’inspire cet état aux basses classes, devinrent de plus en plus alarmés ; l’hôtesse insista pour qu’on l’enlevât de chez elle ; et, et, je vous l’ai dit, Pelham, je vous l’ai dit, ils la chassèrent ; ils la reléguèrent dans une maison de fous ! j’écoutai tout cela… tout ! oui, d’un bout à l’autre, avec patience. Je pris l’adresse de sa présente demeure ; c’était environ à vingt milles de ***. Je demandai des chevaux frais, et je partis immédiatement.

« J’arrivai là à la pointe du jour. C’était une vieille et vaste maison, qui semblait ne pas avoir de porte. Sombre et triste, le bâtiment massif paraissait digne de la destination à laquelle il était consacré. Il se passa beaucoup de temps avant que nous pussions éveiller quelqu’un qui répondît à notre appel ; enfin je fus introduit dans un petit parloir ; je revois encore en souvenir tous les menus objets qui garnissaient cette chambre ! variétés étranges qui se rencontrent dans les passions extrêmes ! quelquefois le même sentiment émoussera tous nos sens ; quelquefois il les rendra cent fois plus subtils !

« Enfin parut un homme au teint de rose, aux lèvres souriantes. Il me montra une chaise, se frotta les mains, et me pria de lui expliquer mon affaire ; peu de mots suffirent. Je demandai humblement à voir sa malade. Je demandai qui l’avait autorisé à se charger de lui donner ses soins. La figure de l’homme changea visiblement. Il n’était pas très-charmé de la nature de ma visite. « La dame, dit-il, froidement, avait été confiée à ses soins, avec une rémunération honnête, par M. Tyrrel ; et, sans la permission de ce gentleman, il ne pourrait même pas se permettre de me la laisser voir. » Je réprimai mon agitation ; j’avais quelque expérience, sinon de la nature des maisons de fous, au moins de l’espèce humaine. Je réclamai la malade comme ma femme ; je lui exprimai la reconnaissance de ses soins et le suppliai d’accepter une nouvelle récompense que je lui présentai et qu’il accepta en effet avec ardeur. La glace était rompue ; il n’y a pas d’enfer dont un rameau d’or ne vous puisse ouvrir les portes.

« L’homme ne me retint pas plus longtemps ; il se hâta de me conduire. Nous traversâmes de longs corridors ; quelquefois le faible gémissement de la souffrance et de la faiblesse arrivait à mon oreille ; quelquefois c’était le murmure confus d’un soliloque que radotait quelque idiot. D’un corridor qui coupait celui par lequel nous avancions, partit un cri farouche et perçant, qui s’éteignit tout à coup dans le silence ; peut-être comprimé sous le fouet !

« Nous étions alors dans un autre département de l’établissement. Tout était calme, silencieux, sourd, sans vie ; cela me semblait plus effrayant encore que le terrible cri que je venais d’entendre. Mon guide avançait lentement, parfois rompant le calme de cette obscure galerie par le tintement de ses clefs, parfois par un panégyrique à voix basse de sa digne personne et de son humanité. Je le suivais sans l’écouter, sans lui répondre.

« Nous lisons dans les annales de l’inquisition, que chaque membre, chaque muscle, chaque nerf de la victime étaient tendus jusqu’à leur dernière limite avec tant d’intelligence, de précision et d’exactitude que le corps n’aurait pu endurer une goutte de douleur de plus. Eh bien ! j’étais comme cela. Nous arrivâmes à une petite porte, à main droite : c’était l’avant-dernière dans le corridor. Nous nous arrêtâmes devant. « Un moment, dis-je, un seul moment, » car j’étais si faible et j’avais le cœur si malade, que je m’appuyai contre la muraille pour me remettre avant de lui laisser ouvrir la porte. Quand il l’eut ouverte, ce fut un soulagement pour moi, plus grand que je ne puis l’exprimer, de voir que tout était plongé dans l’obscurité. Attendez, monsieur, me dit mon guide, en entrant ; et un bruit sourd m’apprit qu’il ôtait les barres du lourd volet. La lumière grise et froide du matin pénétra lentement ; une sombre figure était étendue sur un lit misérable à l’extrémité la plus reculée de la chambre. Elle se souleva au bruit. Elle tourna son visage de mon côté ; je ne tombai pas, je ne m’évanouis pas, je ne criai pas ; je me tenais debout sans mouvement, comme scellé dans la pierre ; et cependant c’était Gertrude que je contemplais. Oh, ciel ! quel autre que moi eût pu la reconnaître ? Ses joues étaient celles des morts, la peau décolorée était collée aux os. L’œil était morne et vitreux par moments ; puis, l’instant d’après, il brillait d’un éclat terrible et extraordinaire, mais il y manquait le rayon de l’intelligence, de la connaissance, de la mémoire. Elle me regarda longtemps et fixement ; une voix creuse et cassée, mais qui m’allait toujours au cœur, sortit de ses lèvres pâles qui se mouvaient à peine dans cet effort suprême. « J’ai grand froid, disait-elle, mais si je me plains vous me battrez. » Elle retomba sur le lit, et se cacha le visage.

« Mon guide, qui était appuyé avec insouciance près de la croisée, se tourna vers moi avec une sorte de ricanement, « Voilà comme elle est, monsieur, dit-il, sa folie est d’une espèce singulière : nous n’avons pas encore pu jusqu’à présent découvrir jusqu’où elle va ; quelquefois elle semble avoir la conscience du passé, quelquefois elle paraît avoir entièrement oublié toutes choses. Pendant des jours entiers elle est parfaitement silencieuse, ou, du moins, elle ne dit rien de plus que ce que vous venez d’entendre ; mais, d’autres fois, elle délire avec tant de violence, que, que… mais jamais je n’emploie la force que lorsqu’on ne peut pas faire autrement. »

« Je regardai cet homme, mais comment lui répondre autrement qu’en le mettant en pièces à l’instant ? Je sortis de la chambre à la hâte ; mais je ne quittai pas la maison sans Gertrude, je la plaçai dans la voiture, à côté de moi, malgré toutes les protestations et toutes les craintes du gardien, qui furent aisément réduites au silence par la somme que je lui donnai. La vérité est que je recueillis de sa conversation, que Tyrrel avait parlé de Gertrude comme d’une malheureuse qu’il avait séduite, et dont il était bien aise de se débarrasser. Merci, Pelham, de ce froncement de sourcils, mais gardez votre indignation pour quelque chose de mieux.

« J’emmenai ma victime, comme je l’appelais alors, dans un lieu retiré et solitaire : j’eus pour elle toutes les consultations que pouvait fournir l’Angleterre ; tout fut inutile. Nuit et jour j’étais à ses côtés, mais jamais, un seul moment, elle ne sembla me reconnaître. Cependant il y avait des instants de délire farouche et violent où mon nom était prononcé dans les transports de l’enthousiasme le plus passionné, où mes traits, comme s’il eussent été loin, comme si je n’eusse pas été présent à ses yeux étaient rappelés et dépeints avec toute la délicatesse des détails les plus fidèles. Je m’agenouillais devant elle dans les moments où aucun être humain n’était près de nous, je pressais sa main amaigrie, j’essuyais la rosée de son front, et je contemplais son visage convulsif et changeant. Je l’appelais d’une voix qui autrefois eût pu calmer ses plus violentes émotions ; et j’avais la douleur de voir son œil s’arrêter sur moi avec l’indifférence la plus complète, ou la plus véhémente et la plus terrible aversion. Cependant à tout moment, elle proférait des paroles qui me glaçaient jusqu’à la moelle des os ; des mots que je n’aurais pas osé croire quand ils auraient eu quelque sens et quelque vraisemblance dans leur extravagance, mais qui pénétraient dans mon cerveau et s’y déchaînaient comme la flamme dévorante d’un incendie. Il y avait de la vérité dans ce délire, de la raison dans cette incohérence, et mon calice n’était pas encore plein.

« Enfin, un médecin, qui me parut avoir plus de connaissance que les autres des mystérieux effets de son affreuse maladie, me conseilla de la conduire dans les lieux qui avaient servi de théâtre à sa première enfance. « Ce sont là les scènes, disait-il avec raison, qui de toutes celles de la vie laissent le plus tendre souvenir ; et j’ai remarqué dans beaucoup de cas de folie qu’on se rappelle plus aisément les lieux que les personnes ; peut-être si nous pouvions seulement rattacher un des anneaux de la chaîne, rétablirait-il la communication avec les autres. »

« Je suivis ce conseil, et je partis pour Norfolk. Sa première habitation n’était éloignée que de quelques milles du cimetière où vous m’avez rencontré une fois et dans lequel sa mère avait été enterrée. Elle était morte avant la fuite de Gertrude ; la mort du père l’avait suivie de près ; peut-être mes souffrances n’étaient-elles qu’une juste punition qui m’était infligée en retour. La maison avait passé en d’autres mains et je n’eus pas de difficulté à m’en accommoder. Grâce au ciel, le chagrin de rencontrer quelqu’un des parents de Gertrude me fut épargné.

« Il était nuit quand nous nous rendîmes à la maison. J’avais placé dans la chambre où elle avait l’habitude de coucher tout l’ameublement et les livres qui d’après mes informations, s’y trouvaient autrefois. Nous la déposâmes dans son ancien lit de jeune fille. Je me cachai dans un coin de la chambre, et comptai les minutes tristes et monotones jusqu’à ce que la lumière du jour commençât à poindre. Je passe les détails, cette expérience réussit en partie. Hélas ! elle ne réussit que trop. Plût à Dieu qu’elle fût descendue dans la tombe sans révéler son épouvantable secret ! Plût à Dieu, mais… »

Ici la voix de Glanville défaillit, et il y eut un court instant de silence avant qu’il recommençât à parler.

« Gertrude, dès ce moment, eut beaucoup d’intervalles lucides ; mais ma présence suffisait toujours pour les changer en délires extravagants, plus incohérents même que jamais n’avait été sa folie. Elle cherchait à se sauver de moi avec des cris d’épouvante ; elle ensevelissait sa figure dans ses mains et ressemblait à une personne oppressée, obsédée par une apparition surnaturelle, tout le temps que je restais dans la chambre. Du moment que je la quittais, elle commençait, petit à petit, à se remettre un peu.

« Mais la plus amère de toutes les afflictions pour moi, c’est que l’on m’empêchait de la garder, de veiller sur elle, d’en prendre soin, c’était comme si l’on m’eût ravi ma dernière espérance. L’insouciant ou l’homme du monde ne peuvent pas comprendre la profondeur d’un véritable amour ; j’avais l’habitude d’attendre tout le jour à sa porte, et je ne puis dire quel bonheur c’était pour moi de saisir ses accents, ou de l’entendre se mouvoir, soupirer, pleurer même. Toute la nuit, comme elle ne pouvait se douter de ma présence, je couchais à terre près de son lit ; et quand il m’arrivait de tomber dans un sommeil court et convulsif au milieu de mes rêves rapides et vaporeux, je la voyais encore avec tout l’amour dévoué, toute l’éclatante beauté qui faisaient autrefois mon unique bonheur, mon univers.

« Un jour on m’appela de mon poste auprès de sa porte, mais on vint me chercher à la hâte, elle était tombée dans de violentes convulsions. Je volai au haut de l’escalier, et je la soutins dans mes bras jusqu’à ce que l’accès eût cessé ; alors nous la remîmes au lit ; jamais elle ne s’en releva plus. Mais sur ce lit de mort, les paroles, aussi bien que la cause de son ancienne folie, furent expliquées, le mystère fut dévoilé.

« C’était par une nuit calme et sans un souffle de vent. La lune, qui était dans son déclin, entrait par les volets à moitié fermés, et, sous sa grave et éternelle clarté, Gertrude se rendit à mes prières et me révéla tout. Cet homme, mon ami, Tyrrell avait souillé ses oreilles de ses déclarations, et s’étant vu interdire l’entrée de la maison, il avait corrompu la femme que j’avais laissée avec elle et l’avait chargée de remettre ses lettres ; cette femme fut chassée, mais Tyrrell n’était pas un scélérat ordinaire ; il entra dans la maison un soir, quand personne ne s’y trouvait que Gertrude. Approchez-vous de moi Pelham, plus près, tendez votre oreille : il usa de force, et de violence ! Cette nuit même la raison de Gertrude l’abandonna, vous connaissez le reste.

« Du moment que j’eus reconnu d’après les phrases entrecoupées de Gertrude, toute l’horreur du crime, à ce moment même le démon de la vengeance entra dans mon âme. Tout sentiment humain sembla s’enfuir de mon cœur ; il se concentra dans un brûlant, avide et farouche besoin, le besoin de la vengeance ! J’aurais voulu m’élancer loin du lit, mais la main de Gertrude était attachée à la mienne, et me retenait. La pression humide, glacée, devint plus froide, plus froide encore, elle cessa. La main tomba, je me retournai, un léger mais effroyable frisson passa sur ce visage rendu plus pâle encore par la clarté de la lune, une convulsion agita les membres, un murmure s’échappa des lèvres défaillantes et décolorées. Je ne puis vous dire le reste, vous savez, vous devinez.

« Huit jours après, nous l’ensevelîmes dans le cimetière solitaire où elle avait, dans ses moments lucides, témoigné le désir de reposer à côté de sa mère. »