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Pelham/81

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 220-226).


CHAPITRE LXXXI


Malgré tout mon amour pour les entreprises et les aventures, je ne puis dire que j’eusse précisément choisi le projet que j’avais en perspective pour mon amusement de la soirée, si j’avais été laissé à ma propre volonté ; mais la situation de Glanville ne me permettait pas de m’occuper de moi ; et, bien loin de reculer devant le danger auquel j’étais sur le point de m’exposer, j’appelais de mes vœux les plus ardents l’heure de rejoindre Jonson.

J’avais encore beaucoup de temps devant moi jusqu’à cinq heures ; et la pensée d’Hélène ne me laissa aucun doute sur l’emploi que j’allais en faire. Je me rendis à Berkeley Square ; lady Glanville se leva vivement quand j’entrai dans le salon.

« Avez-vous vu Réginald ? dit-elle, ou savez-vous du moins pour quel pays il est parti ? »

Je répondis, négligemment, qu’il avait quitté la ville pour peu de jours, et, simplement à ce que je croyais, pour une petite excursion, afin de prendre l’air de la campagne.

« Vous nous rassurez, dit lady Glanville ; nous avons été tout à fait alarmées par les manières de Seymour. Il paraissait si troublé quand il nous a dit que Réginald avait quitté la ville, que j’ai cru en vérité qu’il lui était arrivé quelque accident. »

Je m’assis auprès d’Hélène qui paraissait entièrement occupée de finir une bourse. Pendant que je murmurais à son oreille des mots qui multipliaient les roses par milliers sur ses joues, lady Glanville m’interrompit tout-à-coup par cette exclamation : « Avez-vous lu les journaux d’aujourd’hui, M. Pelham ? » et sur ma réponse négative, elle m’indiqua du doigt un article du Morning Herald, qui, dit-elle, avait piqué toute la matinée leur curiosité, il était ainsi conçu :

« Avant-hier dans la soirée, une personne de qualité et de distinction a été amenée secrètement devant le magistrat de X. Depuis lors, elle a subi un interrogatoire, dont la nature, aussi bien que le nom de l’individu, est encore un mystère. »

Je crois que j’ai un empire assez absolu sur mon visage, pour ne permettre à mes muscles ni à ma physionomie d’éprouver la moindre altération, si je venais à apprendre la plus grande calamité qui me pût arriver. Je ne trahis donc aucune des émotions que la lecture de ce paragraphe excita dans mon âme, je parus au contraire aussi intrigué que lady Glanville, je me mis avec elle en frais de suppositions et de conjectures jusqu’à ce qu’elle se rappela ma situation présente dans la famille, et me laissa seul avec Hélène.

Pourquoi le tête-à-tête des amants est-il si peu intéressant aux yeux du monde, lorsqu’il n’y a peut-être pas un de nous qui n’ait aimé ? l’expression des autres sentiments nous intéresse tous, l’expression de l’amour nous ennuie et nous fatigue. Mais l’entrevue de cette matinée était loin de ressembler à ces délicieuses réunions que l’histoire de l’amour, à cette période primitive de son existence, retrace si souvent. Je ne pouvais m’abandonner à un bonheur qu’un instant pouvait détruire. J’avais beau cacher mon anxiété et ma froideur à Hélène, je regardais comme un crime de me permettre même l’apparence d’un transport joyeux, quand je savais que Glanville gisait seul en prison ; avec une accusation de meurtre si spécieuse et des chances si grandes de condamnation.

L’horloge avait sonné quatre heures avant que j’eusse quitté Hélène, et sans retourner à mon hôtel, je me jetai dans un fiacre qui me conduisit vers Charlotte Street. Le digne Job me reçut avec sa dignité et son aisance accoutumées ; ses appartements consistaient en un premier étage, meublé selon toutes les notions d’élégance de Bloomsbury, c’est-à-dire, de tapis de Bruxelles tout neufs et d’un éclat éblouissant ; de miroirs convexes enrichis de massives bordures dorées avec des aigles au sommet ; de fauteuils en bois de rose, avec des coussins on étoffe de Perse ; de brillantes grilles de cheminée, avec un pot de fleur en papier jaune découpé. En résumé, il y avait là toute cette recherche particulière de décorations de tapissier, que Vincent qualifiait assez bien du nom de bibelophilie. Jonson ne paraissait pas peu fier de ses appartements, aussi ne manquai-je pas de le complimenter sur leur élégance.

« Entre nous, me dit-il, l’hôtesse qui est veuve, croit que je suis un officier à demi-solde, et me suppose des intentions matrimoniales à son endroit ; pauvre femme ! mes boucles noires et mon habit vert pomme possèdent un charme qui me surprend moi-même. Qui voudrait être un sale filou, quand il y a tant à gagner à se faire baron de haute volée…

— C’est juste, M. Jonson, lui dis-je ; mais je vous avoue que je suis surpris qu’un gentleman de votre talent s’abaisse à l’a b c de la profession. Je m’étais toujours imaginé que vous abandonniez exclusivement le soin de visiter les poches aux voleurs vulgaires ; maintenant je sais à mes dépens, que vous ne dédaignez pas cette habileté manuelle.

— Votre Honneur parle comme un juge, répondit Job ; le fait est, que je mépriserais ce que vous appelez avec raison l’a b c de la profession, si je ne me flattais pas de donner à ces exercices vulgaires un charme particulier et de les ennoblir d’une dignité qu’ils ne connaissaient pas auparavant. Pour vous donner une idée de la dextérité supérieure avec laquelle je gouverne mes tours de main, sachez que je suis allé quatre fois dans cette boutique où vous m’avez vu emprunter cette bague de diamant, que vous voyez briller maintenant à mon petit doigt. Quatre fois j’ai emporté quelque témoignage de mes visites ; bien mieux, le boutiquier est si loin de me soupçonner, que deux fois il m’a gratifié du piteux récit des pertes que je lui ai causées. Je m’attends dans quelques jours, à lui entendre raconter l’histoire du diamant envolé, rapprochée de la présence plus que suspecte de Votre Honneur ! Avouez-moi que ce serait grand dommage de permettre à mon sot amour-propre de contrarier les talents dont m’a gratifié la Providence. Mépriser les petites délicatesses de l’art, que j’exécute si parfaitement, serait à mon avis, aussi absurde que pour un poète épique de dédaigner la composition d’une épigramme parfaite, ou pour un musicien consommé la mélodie d’une romance irréprochable.

— Bravo ! M. Job, dis-je, un véritable grand homme comme vous peut ennoblir des riens. »

J’allais continuer, mais je fus arrêté tout court par l’entrée de l’hôtesse, qui était belle, blonde, bien mise ; une femme avenante enfin, d’environ trente-neuf ans et onze mois, ou, pour parler avec moins de précision entre trente et quarante. Elle venait annoncer que le dîner était servi en bas. Nous descendîmes, et nous trouvâmes un somptueux repas de bœuf rôti et de poisson ; ce premier service fut remplacé par cette grande friandise des gens du commun, un canard aux petits pois.

« Sur ma parole, M. Jonson, vous vivez comme un prince ; votre dépense de chaque semaine doit être assez considérable pour un célibataire.

— Je ne sais pas, reprit Jonson, avec un air de noble indifférence, je n’ai jamais payé ma bonne hôtesse en autre monnaie qu’en compliments, et je ne le ferai jamais autrement selon toute probabilité. »

Fut-il jamais application plus frappante de l’admonition de Moore :


« Ô dames, donnez-vous de garde
D’un jeune et joyeux chevalier » etc.


Après dîner nous remontâmes dans le garni que Job appelait emphatiquement son appartement ; et alors il procéda à mon initiation en m’apprenant les phrases du noble langage « d’argot » qui pouvaient m’être utiles tout à l’heure. Ce que j’avais appris de ce jargon élégant à Cambridge m’avait déjà initié à quelques connaissances élémentaires qui me rendirent les enseignements de Jonson moins étranges et moins difficiles à comprendre. Dans cette leçon « douce et sainte, » les heures s’écoulèrent jusqu’à ce que le moment fût arrivé de faire ma toilette. M. Jonson me conduisit alors dans le sanctuaire de sa chambre à coucher. Je me heurtai contre une énorme malle. En entendant l’anathème involontaire que cet accident évoqua sur mes lèvres, Jonson me dit : « Ah, monsieur ! obligez-moi d’essayer de remuer cette malle. »

Je lui obéis, mais sans pouvoir la faire bouger d’un pouce ;

« Votre Honneur n’avait pas encore vu une boîte à bijoux aussi lourde, je pense, dit Jonson, avec un sourire.

— Une boîte à bijoux !

— Oui, répliqua Jonson, une boîte à bijoux, car elle est pleine de pierres précieuses ! Quand je m’en irai, porté sur les livres de ma bonne hôtesse pour une somme assez ronde, je lui recommanderai, en termes sérieux, de prendre le plus grand soin de ma boîte. Corbleu ! quel trésor ce serait pour Mac Adam ; il pourrait avec les cailloux qu’elle contient macadamiser toute une rue.

À ces mots, M. Jonson ouvrit une garde robe qui donnait dans la chambre, et en tira un habillement complet d’un noir de rouille.

— Là ! dit-il avec un air de satisfaction, là ! voici votre premier pas vers la chaire. »

Je retirai mes propres vêtements, et avec quelques soupirs bien naturels, sur la laideur de ma prochaine métamorphose, je me revêtis lentement des habillements ecclésiastiques qu’il me fallait endosser ; ils étaient beaucoup trop larges et un peu trop courts pour moi ; mais Jonson me tourna et retourna, comme si j’eusse été son fils aîné, mis en culotte pour la première fois, et déclara avec un serment emphatique, que tout cela m’allait à ravir.

Mon hôte ensuite ouvrit un grand nécessaire de toilette en fer-blanc, d’où il tira diverses poudres, des lotions et des couleurs. Il fallait toute l’amitié que je portais à Glanville pour me soutenir dans l’opération que j’eus alors à supporter. Mon pauvre teint, pensais-je, avec des pleurs dans les yeux, va rester gâté pour toujours ! Pour couronner l’œuvre, Jonson me dépouilla en quatre coups de ciseaux des boucles luxuriantes qui, grâce à l’indulgence dont elles avaient profité si longtemps, pouvaient se croire autorisées à se révolter contre la nouvelle dynastie que Jonson appelait maintenant la couronne. Cette dynastie consistait en une perruque mal peignée, quoique admirablement faite, de couleur rousse. Quand je fus ainsi complètement ajusté de la tête aux pieds, Job me fit mirer dans une glace de grandeur naturelle, une psyché, ma foi !

Je serais bien resté là toute ma vie à me considérer sans pouvoir reconnaître ni mes formes, ni mon visage. Je crus un moment que mon âme avait subi par la métempsycose, une véritable transmigration et ne conservait plus dans son nouveau corps un atome de celui qu’elle habitait dans l’origine. Ce qui me paraissait le plus singulier, c’est que je ne me trouvais pas le moins du monde une figure ridicule ni outrée, grâce à l’habileté de M. Jonson. Je le comblai d’éloges qu’il prit au pied de la lettre. Jamais, en vérité, il n’y eut d’homme aussi fier d’être un coquin.

« Mais, pourquoi ce déguisement ? lui dis-je. Vos amis, probablement, sont assez versés dans les mystères de la métamorphose, pour percer à jour vos artifices, et comme ils ne m’ont jamais vu jusqu’ici, quel inconvénient y aurait-il que j’allasse les trouver en personne naturelle ?

— C’est vrai, répondit Job, mais vous ne réfléchissez pas que sans ce déguisement vous pourriez être reconnu plus tard ; nos amis se promènent dans Bond Street aussi bien que Votre Honneur, et dans ce cas, vous risqueriez votre peau bel et bien.

— Vous m’avez convaincu, lui dis-je, et maintenant, avant de partir, permettez-moi d’ajouter un mot relativement à notre objet. Je vous déclare sincèrement que selon moi, la déposition écrite de Dawson n’est qu’un point secondaire : et que, par cette raison, si on ne peut la corroborer plus tard par un témoignage verbal, elle sera tout à fait insuffisante pour la décharge de Glanville, condamné par les apparences, et pour la conviction des véritables meurtriers. Si donc, il est possible d’enlever Dawson, après nous être assurés de sa confession, il ne faut pas y manquer. Je crois devoir insister d’autant plus particulièrement Sur ce point, que ce matin vous m’avez paru ne pas le considérer comme moi.

— Je suis tout à fait de l’avis de Votre Honneur, répartit Job, et vous pouvez être sûr que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour remplir votre attente. Et cela, non seulement par cet amour de la vertu qui est enraciné dans mon cœur, quand je n’ai pas de motif plus puissant qui m’en détourne ; mais à cause aussi de ce souvenir plus terrestre, de la pension dont nous sommes convenus. Or, elle n’aura d’effet qu’en cas de succès, sans tenir compte d’une honnête intention qui n’aurait pas réussi. Dire que je n’ai aucune objection à faire à l’élargissement de Dawson, ce serait tromper Votre Honneur ; j’avoue que j’en ai une : et cette objection est, premièrement la crainte qu’il ne fasse des révélations sur d’autres affaires que celle du meurtre de sir John Tyrrell ; secondement, les scrupules que j’éprouve à paraître intervenir dans son évasion. L’une et l’autre de ces chances m’exposent à un grand danger ; cependant on ne gagne pas trois cents livres de pension annuelle à Se croiser les bras, et tout compensé, je suis décidé.

— Vous êtes un homme de bon sens, monsieur Job, lui dis-je, et je suis sûr que vous allez gagner haut la main votre pension et que vous en jouirez longtemps. »

Comme je disais ces mots, le watchman qui passait sous notre fenêtre, cria : « onze heures sonnées ! » et Jonson, se levant brusquement, changea à la hâte ses habits de mirliflore pour un costume plus simple, et jetant sur le tout un plaid écossais, il m’en donna un semblable dans lequel je m’enveloppai soigneusement. Nous descendîmes les escaliers sans bruit ; Jonson nous fit sortir par le « sésame ouvre-toi » d’un passe-partout qu’il gardait sur lui.