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Pelham/84

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 258-264).


CHAPITRE LXXXIV


Le jour avait déjà commencé à poindre, mais tout était encore tranquille et silencieux ; mes pas faisaient retentir le pavé solitaire d’un bruit étrange à cette heure encore muette. Néanmoins, quoique toute poursuite eût cessé depuis longtemps, je continuai toujours à courir machinalement, jusqu’au moment où, faible et hors d’haleine, je fus forcé de m’arrêter. Je regardai autour de moi, mais je ne reconnaissais rien qui me fût familier dans ces rues étroites et sales. Leurs noms même m’étaient comme une langue inconnue. Après un court repos je recommençai ma course vagabonde, et j’arrivai enfin à une ruelle appelée River Lane[1] ; le nom ne me trompait pas et après un court trajet je vis en face de moi la Tamise ; là, à mon inexprimable joie, je découvris un batelier solitaire qui me transporta immédiatement à Whitehall Stairs.

Jamais, je pense, un amoureux, au déclin de la saison, n’arriva à cet escalier dans l’agréable but d’accompagner sa propre dame, ou la femme d’un autre, au parc verdoyant de Richmond, ou aux jardins d’Hampton dorés par le soleil, avec une joie plus ardente et plus animée que celle que je ressentis lorsque repoussant le bras du rude batelier je m’élançai sur les marches bien connues. Je me dirigeai à la hâte vers cette place de jarvys[2], qui souvent a été l’espoir et l’abri des membres attardés de Saint-Stephen, ou des fugitifs trempés de l’Opéra, je secouai un cocher endormi, et me fis descendre à l’hôtel Mivart.

Le portier, entre deux sommes, m’examina et me dit de m’en aller ; j’avais oublié, jusque-là, mon étrange accoutrement. « Peuh, mon ami, lui dis-je, M. Pelham ne peut-il aller à une mascarade aussi bien que ses supérieurs ? » Ma voix et mes paroles dégrisèrent mon cerbère qui me permit d’entrer ; je me hâtai de me rendre à mon lit, et je n’eus pas plus tôt posé la tête sur l’oreiller que je tombai dans un profond sommeil. Il faut avouer que je l’avais bien mérité. Je n’avais pas été plus de deux heures dans le pays des rêves, que je fus éveillé par quelqu’un qui me saisissait le bras, Les événements de la nuit passée étaient encore si présents à ma mémoire, que je sautai comme si je me sentais un couteau sur la gorge, mes regards tombèrent sur la figure de M. Job Jonson.

« Grâce au ciel, monsieur, vous êtes sauvé ! Je n’avais guère l’espoir de vous trouver ici en venant.

— Mais, lui dis-je, en me frottant les yeux, il est pourtant bien vrai que je suis sain et sauf, honnête Job ; cependant je crois que je n’ai pas grands rcmercîments à vous faire pour une circonstance qui m’a été particulièrement assez désagréable. Vous m’auriez épargné beaucoup d’embarras à moi-même et quelque chose de pis à votre digne ami M. Trotte-Menu, si vous eussiez laissé la porte ouverte, au lieu de m’enfermer dans votre club, comme vous vous plaisez à l’appeler !

— C’est bien vrai, monsieur, dit Job, et je suis extrêmement chagrin de cet accident ; c’est Dawson qui a fermé la porte, dans son trouble extrême, quoique je lui eusse spécialement recommandé de ne pas le faire, le pauvre diable ne savait pas où il en était.

— Vous l’avez mis en sûreté, dis-je vivement.

— Oui, fiez-vous-en à moi pour cela, Votre Honneur. Je l’ai enfermé à la maison pour venir vous trouver ici.

— Nous ne perdrons pas de temps pour le mettre en lieu plus sûr encore, dis-je en sautant en bas du lit : vite, allons rue ***.

— Doucement, doucement, monsieur, répondit Jonson. Vous ferez tout ce qu’il vous plaira, mon rôle à moi est terminé. Maintenant, je vais coucher à Douvres cette nuit, et déjeuner à Calais demain. Si cela ne gênait pas Votre Honneur, je vous prierais de me compter d’avance le premier quartier de ma pension et de me faire toucher le reste exactement sur la maison Lafitte à Paris, à l’ordre du capitaine de Courcy. Je ne puis encore trop dire où je compte demeurer désormais ; mais soyez assuré qu’il y aura peu d’endroits, la vieille et la nouvelle Angleterre exceptées, où je ne puisse mener joyeuse vie, grâce à la libéralité de Votre Honneur.

— Fi ! mon brave garçon, repris-je, n’abandonnez jamais un pays auquel vos talents font tant d’honneur ; restez ici, et réformez-vous à l’aide de votre pension. Si jamais je puis voir mes propres souhaits accomplis, je tâcherai que les vôtres n’y perdent rien non plus ; car je penserai toujours à vos services avec reconnaissance… quoique vous m’ayez fermé la porte au nez.

— Non, monsieur, reprit Job, la vie est un trésor dont je désire ardemment jouir encore quelques années. Or, pour le moment, mon séjour en Angleterre l’exposerait d’une manière fort triste aux hasards de « la loi du club. » En outre je commence à penser qu’une bonne réputation est une agréable chose quand elle n’est pas trop gênante, et comme je désespère de la trouver en Angleterre, je ferai aussi bien d’en essayer à l’étranger. Si Votre Honneur veut aller chez le magistrat, lui demander un mandat d’amener et un agent de police, pour me débarrasser de mon dépôt, aussitôt que je me verrai déchargé de ma responsabilité j’aurai l’honneur de vous faire mes adieux.

— À la bonne heure, comme il vous plaira. Maudits soient vos chiens de cosmétiques ? Comment diable pourrai-je jamais reprendre mon teint naturel ? Voyez-vous, maraud ! vous m’avez peint sur le côté gauche de la bouche une longue ride qui est assez épaisse pour engloutir tout ce que j’eus jamais de beauté. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? l’eau semble n’y rien faire ?

— Certainement non, monsieur, dit Job avec calme, je serais un piètre barbouilleur si mes couleurs s’en allaient avec une éponge mouillée.

— Bonté divine ! m’écriai-je avec une véritable terreur panique : comment, au nom du ciel, peut-on les enlever ? est-ce que je vais ressembler par hasard, avant d’avoir atteint ma vingt-troisième année, à un prêtre méthodiste qui a dépassé la quarantaine, coquin que vous êtes !

— Votre Honneur peut répondre mieux que personne à la dernière question, répliqua Job. Quant à la première, j’ai là un onguent : si vous permettez que je vous l’applique, il vous enlèvera toutes les couleurs autres que celles dont la nature vous a gratifié. »

À ces mots, Job tira une petite boîte ; et, après m’être soumis quelques instants à son adresse, j’eus l’ineffable joie de me voir rendu à mon état naturel. Néanmoins mon ravissement ne fut pas sans mélange en songeant à la perte de mes boucles de cheveux : je remerciai le ciel, cependant, que ce malheur me fût arrivé seulement après qu’Hélène avait accepté l’offre de mes vœux. Un amoureux dévoué désormais à une seule dame ne doit pas d’ailleurs être trop dangereux, pour ne pas faire trop de ravages dans le reste du monde féminin : il faut bien un peu de pitié pour ce pauvre beau sexe.

Quand ma toilette fut achevée, nous nous rendîmes, Jonson et moi, chez le magistrat. Il attendit au coin de la rue, pendant que j’entrai dans la maison.

Il serait inutile de raconter encore les détails qui firent frissonner le saint homme, dont les yeux étaient fixés avec effroi sur le divan.

Ayant appelé à mon aide le redouté M. *** l’homme à la trogne couleur de mûre, nous montâmes dans un fiacre et nous nous dirigeâmes vers la demeure de Jonson, Job montant la garde sur le siège.

« Je pense, monsieur, dit M. *** regardant en haut l’homme aux deux vertus, que j’ai déjà eu le plaisir de voir ce monsieur quelque part.

— Très-probablement, répondis-je, c’est un jeune homme qui a déjà fait parler de lui. »

Quand nous eûmes coffré en sûreté dans la voiture Dawson (qui paraissait plus tranquille d’esprit et même plus courageux que je m’y étais attendu), Job me fit signe de le suivre dans un petit parloir. Je lui signai une traite de cent livres sur mes banquiers, quoiqu’en ce moment ce fût comme si l’on eût tiré de mes veines la dernière goutte de mon sang, et je promis de bonne foi que si le témoignage de Dawson était couronné de succès, et à dire vrai, je n’en doutais plus, la pension lui serait régulièrement payée, comme il le désirait. Nous prîmes ensuite affectueusement congé l’un de l’autre.

« Adieu, monsieur, dit Job, je pars pour un monde nouveau, celui des honnêtes gens !

— S’il en est ainsi, répondis-je, voilà un adieu véritable ! car sur cette terre nous ne nous rencontrerons plus jamais. »

Nous retournâmes à *** Street. Comme je descendais de la voiture, une femme, enveloppée de la tête aux pieds dans un manteau, vint rapidement au-devant de moi et me saisit par le bras. « Pour l’amour de Dieu, dit-elle, d’une voix basse et précipitée, venez me parler un seul moment à l’écart. » Remettant Dawson aux soins de l’agent de police, je fis ce que l’on désirait de moi. Quand nous eûmes descendu la rue quelques pas, la femme s’arrêta. Quoiqu’elle tînt son voile abaissé sur son visage, il n’y avait à se tromper ni sur sa voix ni sur son air, je la reconnus aussitôt. « Glanville, dit-elle, dans une grande agitation, sir Réginald Glanville ; dites-moi, est-il réellement en danger ? » Elle s’arrêta court, elle ne put en dire davantage.

« J’espère que non ! répondis-je, ayant l’air de ne pas reconnaître celle qui me parlait.

— J’espère que non ! répéta-t-elle, est-ce là tout ? » Et alors les sentiments passionnés de son sexe surmontant toute autre considération, elle me saisit par la main et me dit : « Oh, M. Pelham, par pitié, dites-moi, est-il vrai qu’il soit à la discrétion de ce scélérat de Thornton ? Vous n’avez pas besoin de me rien déguiser ; je connais toute la fatale histoire.

— Calmez-vous, chère lady Roseville, lui dis-je d’une voix caressante ; car il est inutile d’affecter plus longtemps de ne pas vous reconnaître, Glanville est sauvé ; j’ai amené avec moi un témoin dont la déposition doit le faire mettre en liberté.

— Dieu vous bénisse, Dieu vous bénisse ! « dit lady Roseville, et elle fondit en larmes. Mais bientôt recouvrant une partie de cette dignité qui n’abandonne jamais pour longtemps une femme vertueuse et d’un esprit cultivé, elle reprit fièrement, quoique avec amertume : « Ce n’est pas un motif ordinaire, ce n’est pas le motif que vous avez pu raisonnablement m’attribuer, qui m’a amenée ici. Sir Réginald Glanville ne peut jamais être qu’un ami pour moi, mais, de tous les amis, le plus cher et le plus précieux. J’ai appris sa disparition par son domestique, et comme je connaissais son histoire secrète, jugez quelle inquiétude mortelle j’ai dû en concevoir. En résumé, je… je… mais les explications sont inutiles maintenant ; vous ne direz jamais que vous m’avez vue ici, M. Pelham ; vous tâcherez même de l’oublier… adieu. »

Lady Roseville, refermant alors avec soin son manteau sur elle, me quitta d’un pas vif et léger, et, tournant le coin de la rue, disparut à mes yeux. Je retournai à mon homme ; je demandai une entrevue immédiate avec le magistrat. « Je suis venu, lui dis-je, pour remplir l’engagement que j’ai pris, et faire acquitter l’innocent. » Alors je lui racontai brièvement mes aventures, évitant seulement (selon ma promesse) tout ce qui aurait pu faire reconnaître Job, mon associé. Je préparai ainsi le digne magistrat aux aveux et à la déposition de Dawson. Ce malheureux venait de terminer son récit, quand un agent entra et dit tout bas au magistrat que Thornton était là qui attendait.

« Faites entrer, » dit M*** à voix haute. Thornton entra en effet comme d’habitude avec ses airs d’effronterie fanfaronne, mais il n’eut pas plus tôt arrêté les yeux sur Dawson que sa physionomie subit une altération mortelle. Dawson ne put contenir la lâche pétulance de son ressentiment. « Ils savent tout, Thornton ! » s’écria-t-il, avec un regard de triomphe. Le scélérat déconcerté tourna lentement ses yeux, de son ancien complice vers nous, en murmurant quelque chose que nous ne pûmes entendre. Il lut sur ma figure, sur celle du magistrat, que sa sentence était prononcée. Le désespoir lui donna de la présence d’esprit, et il se précipita tout à coup vers la porte. Les agents qui étaient là de planton le saisirent.

Pourquoi détailler le reste de la scène ? Ce jour-là même il fut envoyé devant les tribunaux, et sir Réginald Glanville fut honorablement rendu à la liberté, et acquitté sans hésitation.



  1. Ruelle de la rivière.
  2. Vieux fiacres.