Pelham/85

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 265-271).


CHAPITRE LXXXV


Le principal intérêt de mes aventures, si véritablement je puis me flatter qu’elles en aient jamais eu un peu, est maintenant terminé, le mystère est expliqué, l’innocent acquitté, et le coupable condamné. En outre, tous les obstacles qui s’opposaient au mariage du très-indigne héros avec l’héroïne incomparable étant écartés, ce ne serait plus qu’une oiseuse prolixité de se traîner sur les détails préliminaires d’une cour orthodoxe et conforme à l’usage. Ce n’est pas à moi non plus de m’étendre sur les expressions exagérées de reconnaissance, auxquelles le cœur affectueux de Glanville se livra à propos des efforts heureux que j’avais faits en sa faveur : mais il ne voulait pas me faire grâce du plus mince éloge que j’avais pu mériter à cet égard. Il raconta à lady Glanville et à Hélène mes aventures au milieu des camarades du digne Job ; la bouche de la mère, et les yeux de la chère sœur, achevèrent de me faire bénir la bonne fortune qui m’avait rendu l’instrument du salut de Glanville et de son acquittement. Je ne fus pas condamné à voir se prolonger sans pitié ce temps, que l’on a peut-être raison d’appeler le plus heureux de la vie, mais que nous (je parle des vrais amants), par cet esprit de contradiction commun à la nature humaine, nous voudrions abréger de plus de moitié.

Mes noces furent fixées à un mois à partir du jour qui rendit Glanville à la liberté. Réginald était même plus ardent que moi à avancer l’époque désirée ; dans la persuasion où il était que sa fin approchait rapidement. Son unique vœu était d’être témoin de notre union. Ce désir et l’intérêt qu’il prenait à notre bonheur lui donnaient une nouvelle énergie et une nouvelle animation qui nous faisait espérer vivement qu’il se rétablirait complètement. La nature même du mal auquel il était en proie entretenait cette douce croyance de nos cœurs : il avait les joues colorées et les yeux vifs, sous cette animation factice se cachait le ravage des progrès incessants de sa maladie.

Depuis le jour mémorable où j’avais rencontré lady Roseville dans *** Street, nous ne nous étions pas revus. Elle s’était renfermée dans son splendide hôtel et les journaux étaient pleins de regrets sur la maladie présumée et sur la retraite certaine d’une dame dont les fêtes et les réjouissances leur avaient fourni leurs pages les plus brillantes. La seule personne admise auprès d’elle était Hélène. Depuis quelque temps elle ne lui faisait plus mystère de son inclination, et recevait par elle des nouvelles quotidiennes et sûres de la santé de sir Réginald. Plusieurs fois, quand à une heure avancée, je quittais les appartements de Glanville, je passai devant une figure de femme complètement déguisée, et qui paraissait veiller sous ses fenêtres, toujours ouvertes à cause de la chaleur de la saison, pour plonger peut-être un coup d’œil dans la chambre du malade et entrevoir en passant sa figure amaigrie et languissante. Si la femme qui veillait ainsi, triste et solitaire, était celle que je soupçonnais, il fallait qu’en effet elle fût dominée par un amour bien puissant et bien profond, pour lui sacrifier ainsi l’orgueil et la fierté de la noble comtesse de Roseville !

Je passe à un personnage très-différent dans cette véridique histoire. Mon père et ma mère étaient absents de la ville et chez lady H. quand mon mariage fut arrêté ; je leur écrivis à tous deux pour leur demander d’approuver mon choix. Je reçus de lady Frances cette réponse :

« Mon très-cher fils,

« Votre père désire que je réunisse ses félicitations aux miennes, sur le choix que vous avez fait. Je me hâterai de retourner à Londres, pour être présente à la cérémonie. Cependant il ne faut pas m’en vouloir, si je vous dis, qu’avec votre figure, vos perfections, votre naissance, et (par-dessus tout) votre ton distingué, vous eussiez pu choisir parmi les plus élevées et les plus riches familles du pays. Cependant je n’éprouve aucun déplaisir, aucun désappointement, en songeant à votre future épouse. Sans parler de l’ancienneté de son nom (les Glanville ont formé des mariages avec les Pelham sous le règne de Henry II), c’est un grand pas vers les distinctions futures qui vous attendent dans votre carrière que d’épouser une beauté, je dis une beauté aussi célèbre que miss Glanville. Peut-être est-ce un des moyens les plus sûrs pour arriver au ministère. Les quarante mille livres que miss Glanville doit, dites-vous, recevoir, ne font, assurément, qu’un mince revenu ; quoique avec votre propre fortune, cette somme en argent comptant, eût augmenté de beaucoup la propriété de Glenmoris, si votre oncle (je ne puis pas lui pardonner), ne se fût pas remarié.

« Cependant ne perdez pas de temps pour vous faire admettre à la Chambre. À tout événement le capital assurera votre élection dans un bourg, et vous maintiendra en bonne position jusqu’à ce que vous soyez dans l’administration. Là, naturellement, votre fortune n’importe guère. Les petits boutiquiers seront trop heureux d’inscrire votre nom sur leurs livres. Assurez-vous donc que l’argent est libre et que vous en pouvez disposer. Il faut que miss Glanville comprenne que son intérêt, aussi bien que le vôtre, est que vous ayez la libre disposition d’une fortune que vous trouveriez autrement insuffisante pour vivre. Comment, je vous prie, se porte sir Réginald Glanville ? Sa toux est-elle aussi opiniâtre que d’habitude ? À propos, comment est faite la substitution de son bien ?

« Voulez-vous donner à Stonor l’ordre de nous tenir la maison prête pour vendredi ? nous reviendrons à l’heure du dîner. Permettez-moi de vous féliciter encore très-sincèrement de votre choix. J’avais toujours pensé que vous aviez plus de bon sens, je ne dis pas seulement plus de génie, que tous les jeunes gens de ma connaissance. Vous l’avez prouvé dans cette occasion importante. Le bonheur domestique, mon très-cher Henry, doit être la pensée dominante de tout Anglais, quelque élevée que soit sa position. Quand je réfléchis sur les qualités de miss Glanville et sur sa réputation de beauté, je ne fais nul doute que vous ne possédiez le bonheur que vous méritez. Mais assurez-vous que le maniement de la fortune vous appartiendra ; le pauvre sir Réginald n’est pas du tout, je crois, avare ni mondain ; il n’insistera donc pas sur ce point. — Dieu vous bénisse, et vous accorde toutes sortes de félicités !

« Pour toujours, mon cher Henry, votre très-affectionnée mère,

« F. Pelham.

« P. S. Je pense qu’il vaudrait mieux laisser croire que miss Glanville a quatre-vingt mille livres. Ayez donc soin de ne pas me contredire là-dessus. »

Les jours, les semaines s’écoulèrent. Ah, les heureux jours ! cependant je ne vous regrette pas, jours fortunés, quand je vous rappelle à mon souvenir. Celui qui aime vivement a toujours des craintes au milieu même de ses espérances les mieux fondées. Quel bonheur d’échanger l’inquiétude de l’attente, contre la joie de sentir que le trésor est à vous pour toujours !

Le jour arriva. J’étais à ma toilette, et Bédos, dans le plus grand trouble, (pauvre garçon, il était aussi heureux que moi-même !) quand une lettre me fut apportée marqué d’un timbre étranger. Elle était de mon exemplaire ami Job Jonson, et quoique je ne l’aie pas ouverte, bien entendu, ce jour-là, cependant je veux qu’elle soit plus favorisée du lecteur ; c’est-à-dire, s’il veut bien ne pas sauter, sans les lire, les tendres épanchements que voici :

« Rue des Moulins, no —. Paris.
« Honoré Monsieur,

« Je suis arrivé sain et sauf à Paris, et en lisant ici dans les journaux anglais le plein succès de notre entreprise, aussi bien que dans le Morning Post du…, votre prochain mariage avec miss Glanville, je n’ai pu m’empêcher de prendre la liberté de vous complimenter de ces deux événements. J’en profite pour vous rappeler en même temps le jour exact où le premier quartier de ma pension me sera dû : c’est le… de… ; car je présume que Votre Honneur a eu la bonté de me faire présent de la traite de cent livres pour acquitter mes frais de voyage.

« Je sais que les camarades sont furieux contre moi ; mais comme Dawson était trop lié par son serment pour les trahir le moins du monde, j’ai la confiance que je finirai par apaiser le club et retourner en Angleterre. Un vrai patriote, monsieur, ne se console jamais d’avoir abandonné son pays natal. Quand je serais forcé de visiter la terre de Van Diemen, les nœuds qui m’attachent aux lieux qui m’ont vu naître seraient assez forts pour me faire saisir avec empressement la première occasion d’y revenir ! Je ne suis pas, Votre Honneur, très-épris des Français. — Ils sont oisifs, frivoles, nécessiteux ; en somme, c’est une pauvre nation. Si je vous disais, monsieur, que l’autre jour, dans un café, je vis un gentleman de très-noble encolure, cacher quelque chose que je ne pus discerner clairement. Comme il l’enveloppait avec soin avant de le mettre dans sa poche, je jugeai que c’était au moins un pot au lait en argent. En conséquence, je le suivis dehors, et par pure curiosité, — j’assure Votre Honneur que ce n’était par aucun autre motif, — je fis passer ce trésor égaré dans ma propre poche. Vous comprenez, monsieur, avec quel intérêt je me hâtai de me rendre à un endroit solitaire des Tuileries, où je tirai soigneusement le petit paquet de ma poche, je dépliai les papiers les uns après les autres, pour arriver à quoi ? monsieur, pour arriver à cinq morceaux de sucre ! Oh ! les Français sont un bien triste peuple… un triste peuple… en vérité. J’espère pouvoir bientôt retourner en Angleterre. Cependant je me rends en Hollande pour voir comment ces riches bourgeois dépensent leur temps et leur argent. Je suppose que le pauvre Dawson, aussi bien que ce coquin de Thornton, seront pendus avant que vous receviez cette lettre, — ils ne l’ont pas volé. Voilà comme il y a toujours des coquins qui déshonorent les professions les plus honnêtes. Il faut qu’un praticien sache bien mal son métier pour en être réduit à couper la gorge à un homme, quand il devrait se contenter de couper sa bourse. Là-dessus, Votre Honneur, vous souhaitant toute sorte de félicités ainsi qu’à madame,

« Je prends la liberté de me dire comme toujours votre très-obéissant et très-humble serviteur,

« Ferdinand de Courcy, etc., etc. »

Frappé de la mine joyeuse de mon honnête valet, au moment où je prenais de ses mains mes gants et mon chapeau, je ne pus m’empêcher de vouloir aussi lui procurer une félicité semblable à celle que j’allais posséder.

« Bédos, lui dis-je, Bédos, mon brave camarade, vous avez quitté votre femme pour me suivre ; je ne veux pas que vous soyez plus longtemps victime de votre fidélité. Envoyez-la chercher, nous trouverons une chambre pour elle dans notre futur établissement. »

Le visage souriant du Français subit un changement rapide.

« Ma foi, dit-il dans sa propre langue, monsieur est trop bon. Un excès de félicité endurcit le cœur ; et, dans la crainte d’oublier toute la reconnaissance que je dois à Dieu, je supporterai, avec la permission de monsieur, le chagrin de voir ma femme adorée rester où elle est. »

Après une aussi pieuse réplique, j’aurais été plus qu’impie si j’avais insisté davantage sur ce point.

Je trouvai tout préparé à Berkeley Square. Lady Glanville est une de ces femmes prévoyantes qui veulent qu’on fasse bien les choses et ne négligent rien. Nous allâmes à l’église avec Réginald. Quoiqu’il fût alors affaibli au point de pouvoir à peine supporter la moindre fatigue ; c’est lui qui insista pour servir de père à Hélène. Il était ce matin-là, et même depuis deux ou trois jours, infiniment mieux ; et notre bonheur semblait doublé par l’espoir de le voir se rétablir complètement.

Quand nous revînmes de l’église, notre intention était de partir immédiatement pour *** Hall ; c’était une résidence que j’avais arrêtée pour nous recevoir. En rentrant à la maison, Glanville me tira à part, je suivis ses pas faibles et chancelants dans un appartement particulier.

« Pelham, me dit-il, nous ne nous verrons plus ! N’importe, vous êtes heureux maintenant, et moi, je le serai dans peu. Mais il est encore un service que j’ai à réclamer de votre amitié ; quand je serai mort, faites-moi enterrer à côté d’elle, et que la même tombe nous recouvre tous deux. »

Je pressai sa main, et avec des larmes dans les yeux, je lui fis la promesse qu’il me demandait.

« C’est bien, dit-il, je n’ai plus rien à faire avec cette vie. Dieu vous bénisse, mon ami, mon frère ; ne pensez plus à moi ; ce serait un nuage qui vous gâterait votre bonheur. »

Il se leva et nous nous disposions à quitter la pièce ; Glanville s’appuyait sur mon bras ; quand il eut fait quelques pas vers la porte, il s’arrêta tout à coup. M’imaginant que c’était l’effet de la souffrance ou de la faiblesse, je jetai les yeux sur son visage, ses traits s’altérèrent subitement, ses yeux se fixaient avec égarement dans le vide.

« Dieu bienfaisant, est-ce vrai ? est-ce possible ? » dit-il à voix basse.

Avant que je pusse parler, je sentis sa main lâcher mon bras, il tomba sur le plancher, je le soulevai, un sourire ineffable de sérénité et de paix reposait sur ses lèvres ; sa figure était celle d’un ange, mais l’âme s’était envolée.