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Pelham/86

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 272-276).


CHAPITRE LXXXVI


Maintenant quelques mois se sont écoulés depuis mon mariage. Je vis tranquillement à la campagne, au milieu de mes livres, et jetant les yeux avec calme, plutôt qu’avec impatience, vers le temps qui me ramènera de nouveau dans le monde. Le mariage pour moi n’est pas le tombeau de toutes les espérances humaines et de toute énergie, comme souvent il l’est pour les autres. Je ne suis pas plus attaché à mon fauteuil, et je n’ai pas plus de répugnance à me raser, que par le passé. Je ne borne pas mes espérances à l’heure du dîner, ni mes projets « aux migrations de la chambre bleue à la chambre brune[1]. » Le mariage m’a pris ambitieux, il ne m’a pas guéri de cette passion ; il a seulement mis en un faisceau mes projets épars et donné un corps à mes rêves. Si je suis moins avide qu’auparavant de la réputation qui s’acquiert dans la société, je suis plus ardent pour l’honneur qu’on peut obtenir dans le monde ; et au lieu d’amuser mes ennemis, et les salons, j’ai la confiance d’être utile encore à mes amis et au genre humain.

Cette espérance est-elle tout-à-fait vaine et insensée ; dans la bonne opinion que j’ai de moi-même comme tous les hommes (et vous ajouterez plus que les autres), peut-être me suis-je abusé à la fois sur la puissance et sur l’intégrité de mon esprit, car l’une est inutile sans l’autre, c’est ce que ni le monde ni moi nous ne pouvons décider encore. « Le temps, dit un des Pères, est la seule pierre de touche qui distingue le prophète du charlatan. »

Cependant, ami lecteur, durant les deux années que je me propose de consacrer à la retraite et à l’étude, je ne serai pas tellement occupé de mes champs et de mes in-folios que cela me rende incivil envers toi. Si jamais tu m’as connu à la ville, je t’invite de bon cœur à me venir faire visite à la campagne. Je te promets que les vins et les mets de ma table ne feront pas honte au compagnon de Guloseton ; et que ma conversation ne sera pas plus ennuyeuse que mon livre. Je te ferai compliment de tes chevaux, tu me féliciteras de ma femme. Un verre de vin vieux à la main, nous causerons des événements du jour, et, si les derniers nous attristent, eh bien ! nous aurons toujours la ressource de nous consoler avec les souvenirs du passé. Bref, à moins que tu ne sois trop insensible ou trop difficile, ce sera ta faute si nous ne sommes pas excellents amis.

Je sens qu’il ne serait pas poli de ma part après avoir tenu compagnie à lord Vincent, dans le voyage de ces pages qui n’est pas toujours amusant, de le congédier brutalement sans un mot d’adieu. Puisse-t-il dans la route politique qu’il a choisie, trouver toute l’admiration que ses talents méritent ; et si jamais nous nous rencontrons comme adversaires, puissions-nous ne pas nous décocher de traits plus acérés qu’une citation ou une plaisanterie !

Lord Guloseton correspond régulièrement avec moi, et la dernière lettre contenait la promesse de me faire visite dans le courant du mois, pour aiguiser par l’air de la campagne son appétit qui s’est beaucoup émoussé, dans ces derniers temps.

Mon oncle m’a écrit, il y a trois semaines, pour m’annoncer la mort de l’enfant que lady Glenmorris lui avait donné. Sincèrement je souhaite que cette perte puisse être réparée. J’ai déjà bien assez de fortune pour mes besoins, et bien assez d’espérances pour mes désirs.

Thornton est mort comme il avait vécu, le réprouvé ! le scélérat ! « Peuh, dit-il, dans son langage brutal, au digne prêtre qui l’assistait à ses derniers moments avec plus de zèle que de succès ; peuh ! quelle différence y a-t-il entre votre argot et le mien ? N’est-ce pas de même un vain son ? Seulement vous êtes la cloche et moi je vais être le battant. Pendant que vous jaserez encore, moi je me balancerai suspendu. »

Dawson est mort en prison, tranquille et repentant. La lâcheté qui gâte l’honnête homme, est souvent ce qui sauve le coquin.

J’ai reçu de lord Dawton une lettre dans laquelle il me prie d’accepter un bourg (à sa nomination) qui vient de devenir vacant. Quel dommage que la générosité, si prodigue pour ceux qui n’en ont que faire, soit souvent si avare pour ceux qui en auraient besoin ! Il n’est pas nécessaire de vous dire ma réponse. J’espère cependant apprendre à lord Dawton qu’on peut pardonner au ministre sans oublier l’affront. En attendant je me contente de m’ensevelir dans ma retraite avec mes professeurs muets de logique et de législature, pour justifier dans la suite la bonne opinion que Sa Seigneurie a de mes capacités. Adieu, Brutus, nous nous rencontrerons à Philippes !

Il y a quelques mois que lady Roseville a quitté l’Angleterre ; les dernières nouvelles que nous avons reçues d’elle nous informaient qu’elle vivait à Sienne dans la retraite la plus absolue et dans un triste état de santé.

« Le jour marche, même quand l’orage dérobe le soleil. — Ainsi le cœur se brise ; mais, tout brisé qu’il est, il n’en continue pas moins à vivre. »

Et la pauvre lady Glanville ! la mère d’un fils si beau, si heureusement doué, et perdu si malheureusement ! que pourrais-je vous en dire que vous, vous, et vous, vous tous qui êtes père ou mère, n’ayez ressenti mille fois plus vivement dans ces replis du cœur trop profonds pour y laisser pénétrer les paroles de consolation ou les larmes. Il y a encore bien des heures où je trouve la sœur de celui qui nous a quittés, dans un chagrin dont ne peut la consoler même son époux ; et moi, moi, ô mon ami, mon frère, ne crois pas que je t’aie oublié dans la mort ? Je laisse tomber la plume, je me détourne de mon travail, ton chien est à mes pieds, il me regarde, comme s’il comprenait ma pensée, avec un œil rempli de larmes.

Mais ce n’est pas ainsi que je veux me séparer de mon lecteur ; notre premier bonjour ne s’est pas dit dans le chagrin, nos adieux ne se feront pas dans la tristesse. Toi, donc qui m’as suivi à travers les phases variées de mes confessions, je voudrais bien pouvoir me rendre cette justice que j’ai eu quelquefois en vue ton instruction, lorsque je paraissais seulement me vouer à ton amusement. Mais je ne veux pas insister là-dessus ; c’est souvent le moyen de faire perdre à la leçon morale la plus grande partie de son effet. Trop heureux si j’ai seulement ouvert à tes yeux une page fidèle et moins rebattue que tant d’autres du grand livre, du livre varié de la vie humaine. Dans ce monde d’activité je n’ai pas été un contemplateur sans but, ni un comparse oisif. Tandis que tout autour de moi veillait, se tenait debout, je ne me suis pas jeté sur mon lit pour dormir, pas même pour me donner le luxe d’un rêve de poète. Semblable à l’écolier, je n’ai vu dans l’étude que l’étude, mais dans l’action une volupté.

Néanmoins, tout ce que j’ai vu, ou entendu, ou senti, je l’ai recueilli dans ma mémoire, pour le couver avec mes propres pensées, j’en dépose le résultat devant vous,

« Sicut meus est mos,
Nescio quid meditans nugarum ;


mais non pas, peut-être,

Totus in illis. »

Quelque société que j’aie représentée, mes esquisses sont prises sur nature : j’ai été un témoin et non un copiste. Je n’ai jamais évité un cercle ou un individu qui pouvaient me présenter la vie sous un point de vue nouveau, ou l’homme sous de nouveaux rapports. Il est juste cependant d’ajouter que, n’ayant pas voulu faire de satires individuelles, mais des observations générales, j’ai, à l’occasion, dans les caractères secondaires (tels que ceux de Russelton et de Gordon) emprunté seulement les contours à la nature et que je me suis réservé de les peindre à ma guise.

Quant à ce qui me touche personnellement j’ai été plus candide. Je n’ai pas seulement montré, non parca manu, mes fautes, mais (sacrifice beaucoup plus rare !) mes faiblesses ; décidé, avant tout, à ne rien épargner pour votre amusement, je ne vous ai pas ménagé le rire, même à mes propres dépens. Pardonnez-moi donc si je ne suis pas un de ces héros à la mode dans nos romans de la fashion ; pardonnez-moi si je n’ai pas pleuré sur un « génie méconnu, » si je ne me suis pas vanté de posséder un « cœur Breton » et convenez qu’un homme qui, lorsque les Werther sont si à la mode, n’a pas essayé de jouer ce rôle, est au moins une nouveauté dans la littérature, quoique (j’en ai peur) il soit assez commun dans la vie.

Et maintenant, bienveillant lecteur, que fidèle au proverbe, en voulant dire un mot pour toi j’en ai dit deux pour moi-même, je ne te retiendrai pas plus longtemps. Quoique tu puisses penser de moi, et de mes mille défauts, comme auteur et comme homme, crois-moi, c’est avec un désir sincère et affectueux de me séparer de toi en bons termes que je te dis adieu !



  1. Vicaire de Wakefield.